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L'art humaniste et vagabond de Titouan Lamazou


Le peintre Titouan Lamazou expose son travail à Aigues-Mortes dans le Gard. Parallèlement paraît chez Gallimard le livre Oeuvres vagabondes qui revient sur 40 ans de carrière avec un entretien avec son ami Jean de Loisy

Titouan Lamazou le reconnaît d'emblée, il a un parcours « d’artiste atypique » et finalement mal connu. L’espace qui lui est consacré en permanence à Aigues-Mortes renouvelle son accrochage, mélangeant les époques, les livres, les peintures et les éditions limitées.

Ces dernières années, les estampes issues de son projet Femmes du monde ont été beaucoup vues. Elles n’ont rien perdu de leur puissance. Chaque dessin, chaque peinture est une ode à la dignité et à l'humanité.

Sont également présentées des œuvres plus anciennes, des bateaux, des cartes, des récits vagabonds où se mélangent photo, dessin, peinture avec un sens de la composition très percutant...

Sur quelques œuvres originales, Titouan Lamazou montre toute sa virtuosité, mais aussi la force d'un regard qui cherche vraiment à savoir, à comprendre, à connaître. Il s’intéresse à la culture du karité au Burkina, photographie la Californie ou peint des scènes de bars cubains aux perspectives complexes. Dans les gouaches, on voit comment s’entremêlent le dessin et la peinture pour donner du souffle aux compositions. À chaque fois, c’est une histoire qu’il raconte, un moment qu’il partage. Et surtout un regard, car presque tous les modèles regardent le peintre dans les yeux, avec fierté, dignité et liberté.

Parallèlement à l'exposition, paraît chez Gallimard le livre Œuvres vagabondes 1965-2015 qui revient sur sa carrière, depuis les premières œuvres de jeunesse jusqu'au rêve de bateau atelier. L’ouvrage s’articule autour d’un entretien avec son ami Jean de Loisy, commissaire d'exposition, actuel président du Palais de Tokyo et producteur de l'émission de radio Les Regardeurs sur France culture. Des Beaux-arts à la voile, des voyages autour du monde au travail à l’atelier, la conversation montre le travail complexe d’un artiste qui construit son œuvre humaniste, patiemment et avec constance.

Rencontre avec Titouan Lamazou, puis avec Jean de Loisy autour d'une oeuvre humaniste et vagabonde...

Exposition jusqu'au 8 janvier. Mercredi au dimanche, 15 h à 19 h. Espace Titouan Lamazou, 11 quai des Croisades, Aigues-Mortes. Entrée libre. 06 08 67 32 05.

Oeuvres vagabondes, 1965-2015. Editions Gallimard. 256 pages. 25,90 euros.

 

Un cap zigzaguant

Titouon Lamazou, ce livre revient sur votre parcours depuis 1965. Que vous inspire ce regard rétrospectif ?

Titouan Lamazou : Le livre est organisé autour d'un entretien avec Jean de Loisy, pour préciser mon parcours d'artiste atypique qui peut parfois prêter à confusion. Les gens pensent souvent que la peinture est une reconversion après une carrière de sportif. On peut avoir l'impression d'un éparpillement, d'un cap zigzaguant. Quand on regarde en arrière, on voit qu'il est relativement rectiligne. Être artiste est ma première vocation, une vocation qui a été légèrement modifiée par ma propension au mouvement.

Le livre présente tout mon travail, mes premières oeuvres depuis l'enfance. On voit que le projet semble couler de source, je l'espère.

Ce regard de Jean de Loisy était important pour vous ?

En ce moment, Jean de Loisy est une personne très influente dans le monde de l'art comme commissaire d'exposition, pour son travail à la fondation Cartier, à Beaubourg. Mais c'est aussi un amateur de navigation. Il a été attiré par moi comme artiste, mais nous avons aussi navigué ensemble en Patagonie. Et il suit mon parcours...

Au palais de Tokyo, il présente des artistes qui sont dans le creuset du monde de l'art contemporain. Ma pratique a démarré de la même façon que ces jeunes artistes. Quand j'étais aux Beaux-arts, j'avais des professeurs du mouvement Supports-Surfaces. Et puis mon parcours a pris une direction plus personnelle. J'ai choisi un mode d'expression où je m'efforce de montrer un autre regard sur le monde, sur les gens, sur l'autre. Ce qui n'est pas forcément inutile dans ce monde où s'érigent les murs et la défiance.

Au fil de l'entretien, on voit aussi que vous avez été très marqué par la littérature...

Absolument, cela a été certainement l'un des mes moteurs premiers. Ma première publication est un roman, chez Denoël quand j'avais 25 ans. Je n'avais pas encore fait parler de moi, ni pour le bateau, ni pour la peinture. C'est un livre auquel on peut parfaitement avoir échappé sans problème !

Les romans, même si je lis aussi des essais, ont eu une influence déterminante. A 11 ans, je dessinais tout le temps. J'ai été attiré surtout par la vocation d'artiste, attiré par la place de l'artiste dans la société des hommes. A mes yeux, ils faisaient ce qu'ils voulaient, ils étaient libres.

Dans le voyage, pas seulement maritime, il y a la même attirance pour la liberté. J'ai été marqué par les oeuvres voyageuses, Conrad, Stevenson, Jack London et surtout Daniel Defoe. Il a écrit un livre sur la vie des pirates à l'aube du XVIIIe siècle, qui a marqué la mémoire collective, de Stevenson à Hollywood. Les pirates étaient mus par un désir d'échapper à leur sort d'esclave, ils construisaient des sociétés utopiques et libertaires.

On a souvent réduit votre travail à des carnets de voyage. Or vous expliquez que vous ne faites pas des carnets de voyage...

C'est une propension simplificatrice dans laquelle je trempe moi-même. J'ai été hypermédiatisé en tant que navigateur, mais je ne me suis pas reconverti comme certains sportifs. Par commodité, j'ai employé moi-même le terme de carnet de voyage. Mais je n'en ai fait vraiment qu'un au Maroc au tout début. C'était logique... Comme j'étais navigateur, je suis devenu carnettiste. Ensuite je me suis lancé dans le travail sur les Femmes du monde, donc je suis devenu un peintre qui peint des femmes alors que j'ai arrêté depuis 2008. Mais je ne renie rien, je suis toujours très fier d'avoir gagné le Vendée Globe, d'avoir fait des carnets de voyage et je feuillette encore les Femmes du monde.

Je comprends cette perception simplificatrice. Aujourd'hui, je fais des grandes photos et des peintures à l'huile, mais pour le moment très peu de gens les ont vues.

Avec Jean de Loisy, vous évoquez l'artiste congolais Cheri Samba qui se définit comme un artiste populaire. Et vous, êtes-vous un artiste populaire ?

Mon mode d'expression est populaire, dans le sens honorable du terme. D'ailleurs mon meilleur public, ce sont les enfants. Je me rends beaucoup dans les écoles, j'accueille des élèves à l'atelier. Je construis en ce moment un projet éducatif de regard sur le monde avec des outils artistiques et littéraires.

Un artiste populaire est un artiste qui fait la chronique de son temps. D'autres le font avec des outils moins accessibles et plus inscrits dans le monde de l'art contemporain. Mais un artiste comme Maurizio Cattellan travaille aussi sur notre temps.

Dans votre travail, il y a un aller retour incessant entre le terrain et l'atelier. Comment s'articulent ces deux moments ?

C'est pour cela que je veux construire mon bateau atelier. C'est ce temps entre les deux que je veux réduire. Après les Beaux arts, je partais avec mon sac et mes tubes de gouaches. Aujourd'hui, j'ai de plus en plus d'outils. J'ai toujours été attiré par les nouvelles technologies, comme la photo numérique, la vidéo. J'utilise la photo pour peindre.

Quand je passe trois ans au Mali, je suis obligé de rentrer dans mon atelier à Paris car je n'ai pas les moyens d'avoir accès à ces technologies. D'où cette idée d'atelier qui me suit... Mais peut-être que c'est moi qui suis l'atelier ! Je veux me sédentariser dans un atelier en mouvement.

Dans votre livre, vous vous définissez également comme un "sédentaire nomade"...

C'est paradoxal, mais qui ne l'est pas ? Quand je voyage, j'aime bien le mouvement, j'aime l'ailleurs. Mon atelier est dans le XIXe arrondissement, un quartier très bigarré. Mais cela m'inspire d'aller ailleurs, c'est aussi pour me retrouver tout seul.

Je ne suis pas très doué pour les langues. Quand je suis en Afrique, comme je ne parle pas dinka par exemple, je peux passer des jours sans adresser la parole à personne. Et puis, au bout d'un moment, il y a un dinka plus doué que moi qui parle français ou anglais.

Quand je suis à Pékin, je ne vais pas voir la grande muraille ou la place Tian An Men. Je peux rester des mois sans bouger pour voir les gens autour de moi. C'est ainsi que je me suis convaincu qu'un bateau atelier serait l'endroit qui me conviendrait.

Vous dites aussi que vous être un "solitaire en quête des autres"...

Cela revient au même. C'est comme quand on me parle de solitude à propos du Vendée Globe. C'était un moment où je n'étais pas seul, il n'y a jamais eu autant de monde pour s'occuper de moi. J'étais solitaire en équipage. Dès la préparation, l'entraînement, un travail qui dure trois ans. Jusqu'à l'accueil par des milliers de personnes sur le quai à l'arrivée.

Avec ce livre qui montre l'évolution de votre travail, on voit que l'aspect politique, la volonté de témoignage deviennent de plus en plus importants au fil du temps...

C'était le projet des Femmes du monde au début du siècle. C'est moins évident dans mon travail maintenant. Il faut évoluer pour éviter l'ennui. Là, je me lance dans un travail plus formel. Quand j'ai travaillé auprès des femmes afghanes, je voulais évoquer une situation. J'ai passé des années au Mali, pour montrer des réfugiés, des migrants tels qu'ils sont, des individus dignes. Aujourd'hui, je me tourne vers d'autres formes, plus oniriques, moins chroniquées.

Cette période engagée a duré quinze ans. J'ai voyagé en Afghanistan, au Soudan, au Darfour, en Colombie, je suis allé rencontrer les femmes violées en RDC. Je voulais aller voir par moi-même et j'ai eu raison, car les relations dans les médias sont très limitées. On ne parle du Mali que quand il y a un attentat, alors que c'est le pays le plus doux qui soit. Je voulais montrer autre chose.

 

Un grand témoin du monde

Jean de Loisy, comment avez-vous rencontré Titouan Lamazou ?

Jean de Loisy : Je l'ai rencontré à la fin des années 90, par son travail d'abord. Ses oeuvres autour du désert m'avaient intéressé. Il a ensuite été présenté à la fondation Cartier.

Il y a un grand rapport entre la vie et l'oeuvre. L'une des particularités de l'art contemporain, c'est l'association de l'expérience de soi et de l'expérience esthétique. Titouan a avancé sur ce chemin sans arrêter. Il y a une relation entre sa vie d'artiste et sa vie d'aventurier.

Vous dirigez actuellement le Palais de Tokyo qui présente un art contemporain d'avant-garde. C'est étonnant de vous voir aux côtés de Titouan Lamazou...

Il y a de nombreuses tendances dans l'art contemporain, qui pour être intéressantes doivent être profondes. C'est d'abord un peintre très habile. Il y a beaucoup de relations dans son travail avec la peinture des années 80, la fin de Supports-Surfaces, Vincent Bioulès par exemple.

Il est extrêmement littéraire. On a l'impression qu'il compose son oeuvre à travers son imaginaire littéraire. C'est un artiste lecteur, qui a une écriture très personnelle.

L'art contemporain a fonctionné avec beaucoup de clôtures. Mais il y a des artistes à la marge qui ne sont pas absents comme Vincent Bioulès ou Yvon Le Corre.

L'art contemporain a beaucoup travaillé sur l'évolution de son écriture depuis les années 60. Il travaille autour de l'involution de l'être depuis les années 2000. On le voit avec l'exposition d'Ugo Rondinone récemment à Carré d'art à Nîmes, qui travaille autour de l'intériorité avec poésie.

Les premières choses que j'ai vues, c'étaient des photos du désert, du Cap Horn... C'est un excellent photographe, surtout quand il recompose ses images par des passages de peinture.

Dans l'entretien, Titouan Lamazou explique qu'il ne fait pas des carnets de voyage. Qu'en pensez-vous ?

Il a commencé par des carnets de manoeuvre sur le bateau de Tabarly, dont les dessins sont extrêmement beaux. Même s'il s'en défend, son écriture est moins biographique qu'elle ne l'était à une époque.

La qualité de ce qu'il essaie de faire est dans la remémoration, le travail à faire après le voyage, mais toujours à partir du voyage.

Dans ses grandes peintures récentes de désert, il essaie par exemple de retrouver la figure de la grande ourse. Cela donne une impression très esthétique, mais en fait c'est un travail de situation. Derrière il y a les mitraillettes, puis derrière il y a les rebelles et derrière les camps... Même dans ses images silencieuses, il garde l'éloquence du commentaire.

Ensemble vous discutez de l'artiste africain Cheri Samba. Est-ce que Titouan Lamazou est comme lui un artiste populaire ?

Il a connu Cheri Samba, c'est un univers qu'il a fréquenté. C'est aussi ce que j'adore avec Titouan, il a été partout. C'est très important d'avoir éprouvé intérieurement une oeuvre avant sa production.

Son écriture est partageable. Samba ou Moké sont des chroniqueurs de la vie quotidienne, ils évoquent un état du monde, un problème politique ou écologique. Le propos de Titouan n'est pas populaire, il est exigeant et savant. La verve de Moké ou Samba est séduisante. Ce n'est pas mieux, c'est différent. Mais Titouan Lamazou va plus loin, il se livre à une exploration raisonnée et parfois scientifique de la raison des situations.

On voit que la dimension engagée est de plus en plus importante dans son travail...

Son oeuvre s'inscrit dans une lecture et une conscience politiques du monde. Il n'est pas seulement dans l'affirmation mais il fait des voyages d'étude. Il part avec un attirance pour l'autre, pour le danger, par curiosité pour les situations absurdes du monde ou pour retrouver des amis, mais c'est un grand témoin du monde.

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