Brigitte Benkemoun : "On n'imagine pas Picasso avec une femme comme Marie-Thérèse Walter"
Après un livre consacré à Dora Maar, Brigitte Benkemoun publie "Sa vie pour Picasso : Marie-Thérèse Walter", explorant une page méconnue de l'histoire du peintre.
L'écrivaine Brigitte Benkemoun, photo Astrid di Crollalanza.
Ce livre consacré à Marie-Thérèse Walter naît du précédent qui était consacré à Dora Maar…
Effectivement, le précédent est lié à ce hasard assez incroyable qui m’amène le carnet de Dora Maar chez moi. Et celui-ci vient d’une rencontre à l’issue d’une signature, avec quelqu’un qui m’a suggéré de m’intéresser à Marie-Thérèse Walter et qui m’a, un peu plus rapidement que je le raconte dans le livre, amené pas mal de documents qui n’avaient jamais été communiqués.
J’ai un peu résisté. Par principe, je n’aime pas qu’on me dise ce qu’il faut que j’écrive. Il faut que j’en ai vraiment envie et puis, je me suis laissé embarquer dans l’histoire de Marie-Thérèse.
Ce qui rend l’histoire intéressante, c’est qu’elle est entourée de beaucoup de secrets…
La personne qui m’a communiqué les documents était terrifiée à l’idée qu’on puisse savoir que c’était elle. Elle voulait bien me donner tout ce qu’elle avait mais il ne fallait pas qu’on la reconnaisse. Pour la première fois de ma vie, j’ai un peu fictionné un personnage.
Dans votre démarche d’écrivain, vous aimez l’enquête presque policière ?
Oui et le précédent Albert le Magnifique, qui était consacré à un arrière-grand-oncle qui était né en Algérie et qui est mort à Auschwitz, encore plus. Je suis vraiment partie à la recherche de ce qui avait pu lui arriver, qui l’avait dénoncé. Je n’ai jamais formulé cela, mais en fait, cela me ressemble tellement que cela vient naturellement.
Dès mon premier livre, j’avais essayé d’embarquer le lecteur avec moi. Et là, par exemple, je suis en train d’écrire un nouveau livre, je me suis dit que j’allais faire différemment, mais je ne peux pas m’en empêcher. J’aime écrire comme ça, raconter les moments où je me trompe, où j’hésite, où j’en ai assez. Sans excès d’impudeur. Je n’aime pas non plus raconter des choses qui n’ont rien à voir. Mais mon histoire avec mon personnage est un tout.
Ce personnage de Marie-Thérèse Walter est toujours dans l’ombre. Elle ne correspond pas vraiment à l’idée de la muse du grand artiste…
C’est exactement ce que je me suis dit au début. On n’imagine pas Picasso avec une femme comme Marie-Thérèse. Il y a plusieurs femmes qui collent complètement avec l’idée qu’on se fait de lui, en tout cas pas dans une première lecture. Mais c’est intéressant parce que cela éclaire Picasso, de savoir qu’il a vécu une histoire folle avec cette femme qui n’est pas cultivée, pas curieuse de peinture, beaucoup plus jeune, insouciante, légère, gaie mais pas intello.
Comme un ami qui emmènerait sa nouvelle compagne, je me suis dit : mais que fait-il avec elle ? Puis, j’ai compris. Et c’est ce qui m’a le plus intéressée. J’ai compris qu’à presque 50 ans, il a une vie extrêmement bourgeoise, avec une femme qui est très à cheval sur les principes, il étouffe, il rencontre cette fille et il redevient un gamin avec elle. Il ferme la porte de leur chambre et elle ne parle pas de peinture. Il est hors sol avec elle et elle régénère sa peinture de façon incroyable. J’ai compris pourquoi elle lui a été indispensable pendant plusieurs années.
L’entourage de Picasso la prend franchement pour une bécasse…
Il fallait la voir sur la durée pour avoir une vision un peu plus subtile de Marie-Thérèse. Oui, elle n’est pas cultivée, elle ne comprend rien à la peinture. Elle est capable de demander à une amie de Picasso si elle pense vraiment que c’est un grand peintre.
Mais il faut se mettre à la place de Picasso, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Cette fille l’oxygène, le change de ce monde où il évolue avec énormément de pression. C’est le moment où il devient l’un des plus grands peintres du siècle, où il est connu, sollicité. Avec Marie-Thérèse, il retrouve la paix. Sans compter ce qui est le plus important, c’est l’inspiration folle qu’elle fait naître chez lui.
C’est une période lumineuse dans l’oeuvre de Picasso…
C’est une période gaie, sensuelle, sexuelle. On voit le peintre, l’homme qui revit. Après, son point de vue à elle, c’est autre chose.
C’est aussi une période très érotique…
Elle suscite toutes sortes d’émotions, de désir. Picasso l’a dit, sa peinture est comme un journal intime, il faut simplement avoir les clés pour comprendre. Cet homme est excité, bouleversé par cette jeune femme, cela se traduit immédiatement dans sa peinture.
C’est aussi la période où naît une fille, Maya, ce qui est au départ une grande joie…
La naissance de ses enfants a toujours été une immense joie. Pour Picasso, donner la vie à un enfant,, c’est la création suprême. Ce qui m’a frappée, quand j’ai essayé de voir ça sur plusieurs décennies, c’est que chaque fois, c’est une joie mais s’il en a un autre, cela écrase le précédent. C’est ce qui va se passer quand il aura les deux enfants avec Françoise Gilot, qui vont un peu écarter Maya. Sans compter qu’il est plus fasciné par le tout jeune enfant que par l’adolescent, qui a un pied entre l’enfance et l’âge adulte.
Au coeur de cette histoire, il y a la différence d’âge. Elle a 16 ou 17 ans, lui 45 au moment où il se rencontre. Vous êtes très prudente pour éviter tout relecture anachronique…
Je suis prudente parce que la situation et l’époque imposent la prudence. Je crois que c’est le chapitre que j’ai le plus réécrit, parce que je n’étais pas satisfaite de la justesse de mes mots.
En effet, on est sur l’histoire d’un homme de 45 ans qui rencontre une jeune fille. On ne sait pas si elle en a 16 ou 17. L’un et l’autre se sont acharnés à semer le trouble sur cette date. Cela n’a pas une grande importance. A l’époque, la majorité sexuelle est de 13 ans et la majorité civile de 21.
Je pense que les 50 ans de la mort de Picasso vont être marqués par cette question : la relation qu’il avait avec les femmes. Certaines vont jusqu’à le traiter de monstre, de pédocriminel. Il faut évidemment remettre les choses à leur place pour analyser la situation le plus justement possible. Marie-Thérèse dit : il viole la femme, on travaille ensuite. Elle emploie le mot viol au sens de ne pas demander son avis. Mais de sa part, c’est un viol qui devient consentant.
Il a 45 ans, du pouvoir, une position sociale qui fait qu’il est dominant sur cette jeune fille, qui va se faire embarquer dans une histoire qu’elle n’a pas désirée et qui va y trouver un certain plaisir, un certain intérêt, mais sans décider. Il a jeté son dévolu sur elle, a pris le pouvoir sur elle. On est dans une histoire de domination.
Il n’est pas aussi cruel avec Marie-Thérèse qu’il a pu l’être avec Dora Maar, où là, c’est clairement une relation sadomasochiste. Tout cela est très compliqué. Picasso est un macho d’un égoïsme forcené, qui dévore les femmes et quand la femme a fini de l’inspirer, il l’écarte et en prend une autre. Il instrumentalise, chosifie les femmes.
Et il faut trouver les mots pour dire cela sans anachronisme, sans oublier qu’il s’agit d’un homme né à la fin du XIXe siècle, au fond de l’Andalousie et qu’on ne peut pas le juger comme on le ferait avec un producteur de cinéma d’aujourd’hui. Mais c’est vrai qu’il y a un climat qui pousse à faire le procès de Picasso comme on a pu faire celui de Weinstein. Il faut trouver le bon ajustement, comme si on avait un objectif à régler sur ce qu’il était, sans le laisser flou.
Vous dites qu’il dévore les femmes. Françoise Gilot l’a comparé à Barbe-Bleue. Sans utiliser des mots du registre judiciaire, c’est un ogre ?
Oui, c’est un ogre qui dévore, avec passion. Quand il rencontre une femme qui l’inspire, qui correspond à ce qu’il a envie de donner dans sa peinture, elle devient indispensable. Les premières années, il est encore mariée avec Olga, mais il ne peut pas se passer d’elle. Il part en vacances sur la Côte d’Azur avec sa femme et s’arrange pour faire venir en secret Marie-Thérèse. L’année d’après, ils vont à Dinard, il refait la même chose et la voit en secret tous les jours.
La femme n’est pas un alter ego pour lui, elle est nécessaire, elle est une obsession, puis elle cesse de l’être. Françoise Gilot a raison de le comparer avec Barbe-Bleue. Même quand il a cessé de considérer une femme comme indispensable, il ne supporte pas l’idée qu’elle le quitte ou qu’elle ait une autre vie qu’avec lui.
Avec Marie-Thérèse, il s’arrange pour la garder dans son orbite. Elle le dit dans une interview, il aurait voulu avoir toutes ses femmes et ses enfants dans une grande maison.
Cela donne lieu à des scènes incroyables, y compris au moment de la drôle de guerre à Royan. Il arrive à faire cohabiter l’une à côté de l’autre plusieurs compagnes, sans qu’elles le sachent…
Avec un culot dingue ! A sa place, je serais morte de trouille. Lui est très organisé, secondé par Sabartes, son secrétaire. Mais il a aussi de l’aplomb. Il y un trait de caractère chez Picasso : il ne se met pas à la place de l’autre. Lui n’a finalement pas d’empathie. Que Marie-Thérèse ou Dora Maar souffrent, ça ne l’empêche pas de dormir. Il fait ce qui l’arrange, avec un tel naturel, que ça passe…
Ce qu’on a oublié aujourd’hui, c’est que pendant très longtemps, on ne savait pas qu’il y avait eu cette femme dans la vie de Picasso…
Elle est restée backstage, pour de bonnes raisons au début, Picasso étant marié avec Olga, il ne s’agit pas que cet adultère soit connu, cela poserait de sérieux problèmes si elle demandait à divorcer. Ensuite, il continue à la cacher parce qu’au fond, elle n’a pas le profil. Chaque fois qu’il l’a présentée à des amis, ça ne colle pas, il a un peu honte d’elle en société.
Elle ne recherche pas non plus cette reconnaissance. L’entourage de Picasso lui fait peur. Elle se satisfait des moments où il est tout à elle. Puis, elle entre dans son monde parallèle où elle imagine que tout ce qu’il lui dit est vrai. Il lui dit qu’elle est la femme la plus importante pour lui, elle le voit deux jours par semaine et elle le croit sur parole. Peut-être que ça l’arrange de le croire…
Elle vit dans un monde parallèle. Alors qu’après elle, Picasso a connu Dora Maar, a eu deux enfants avec Françoise Gilot, s’est marié avec Jacqueline Roque, elle continue à penser qu’elle est la plus aimée de toutes.
J’ai consulté des lettres, on comprend qu’elle se raconte cette histoire pour tenir. Il y a des moments où elle n’est pas idiote et sait bien qu’elle ne l’a pas vu depuis six mois, qu’il ne répond qu’à une lettre sur vingt. Mais en même temps, elle tient avec ça. Si elle affronte la vérité, toute sa vie s’écroule. Cela veut dire qu’elle a gâché sa vie avec un homme qui ne la considère pas.
Elle s’accroche à ce récit qu’elle entretient, c’est elle qui conserve les rognures d’ongles, les cheveux. Mais c’est une pure fiction, dont ses sœurs vont essayer de lui parler. Mais elle ne veut rien entendre et elle en veut terriblement à ceux qui lui parlent avec franchise.
Elle finit par se suicider. Quel regard portez-vous sur les dernières années de sa vie ?
C’est assez pathétique. Personne n’a jamais dit qu’elle était folle. Elle n’a jamais été internée comme Dora Maar. Olga s’est livrée à des scène en public où elle a agressé Françoise Gilot. Mais à un moment, Marie-Thérèse passe quand même de l’autre côté , elle n’est plus dans la réalité.
Tant que Picasso est en vie, il existe comme un repère pour elle. A partir du moment où il disparaît, elle est comme une enfant perdue qui ne sait plus quel sens donner à sa vie.
Elle se suicide quatre ans après la mort de Picasso. Ces dernières années sont paumées. Elle vivait à Menton au moment où il décède, elle se rapproche de l’endroit où elle a été la plus heureuse avec lui, Juan-les-Pins. C’est aussi l’endroit où quand Maya est bébé, leur relation se tord et où il s’éloigne.
Mais sa vie est vide, elle a un peu d’argent en vendant quelques tableaux, elle le distribue à qui veut. Ce que j’ai appris en venant autour de sa maison et en rencontrant la personne qui l’a trouvée décédée, c’est qu’il y avait du monde qui défilait chez elle, sans qu’on sache vraiment pourquoi, probablement pour chercher de l’argent.
Un suicide est toujours un mystère, le sien plus encore que les autres, parce qu’elle est hors sol, en dehors de toute réalité. Elle perd pied quand Picasso meurt et elle finit par mettre fin à ses jours.
"Sa vie pour Picasso : Marie-Thérèse Walter", de Brigitte Benkemoun. Editions Stock, 150 pages. 20,50 €.
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