Pascal Picq : "Ces femmes et ces hommes avaient plus faim de beauté et de symboles que de gibier"
Avec son "Manifeste intemporel pour les arts de la préhistoire", le paléoanthropologue Pascal Picq bouscule les idées reçues et fait le lien entre les créations ancestrales et contemporaines.
Photo Philippe Matsas, Flammarion.
Comment est né l’idée de ce Manifeste intemporel des arts de la préhistoire ?
Il faut sortir de ces schémas ridicules que nous avons depuis le XIXe siècle, arrêter de croire que les autres sont des archaïques et que les hommes et les femmes de la préhistoire sont des semi-animaux. La culture occidentale progressiste a toujours considéré de manière péjorative les productions des autres cultures, d’ailleurs ou du passé, ce qui n’a aucun sens. Mais quand on raconte aux gens qu’ils sont supérieurs, ils y croient…
La confrontation avec les œuvres du XXe siècle est frappante…
Indépendamment, il a fallu beaucoup de temps et, ce n’est pas encore complètement gagné, pour admettre que c’est un art total, dans toutes ses formes, ses expressions, même si on n’est pas tout à fait capable de comprendre ce qu’ils exprimaient. Mais quand vous allez dans des expositions d’art contemporain, si vous n’avez pas l’explication de l’artiste, vous pouvez ne pas comprendre la signification.
Dès qu’on regarde les arts des autres cultures dites traditionnelles ou les arts de la préhistoire, il faut toujours répondre à des questions : A quoi ça sert ? Qu’est-ce que ça veut dire ? On ne se pose moins ces questions pour l’art contemporain. Cette différence de régime est complètement aberrante, d’où le terme de "manifeste" : Commençons à avoir un regard un peu plus cohérent, objectif sur les expressions artistiques qu’elles viennent du passé ou des autres cultures.
Comment expliquer autant de clichés sur la préhistoire ?
On ne sort pas du XIXe siècle, il n’y a rien à faire. On répète les mêmes choses à l’école. Toute culture a tendance à se sentir supérieure aux autres, alors nous, d’autant plus. L’Occident, depuis la Renaissance et surtout la fin du XIXe siècle, a été marquée par une profonde idéologie de la domination et un regard péjoratif sur toutes les autres cultures.
Dès le départ, on s’est demandé à quoi ça sert. Alors, on voit des Vénus, c’est pour la reproduction. Parce qu’ils crevaient de faim, ce qui n’est pas vrai. Parce qu’ils étaient soumis aux éléments, ah bon ? Qu’ils avaient peur de tout, ah bon ? Qu’ils étaient soumis aux prédateurs, ah bon ? Au contraire, les prédateurs ont vite appris à faire gaffe aux humains ! Ce sont des choses répétées dans les bouquins pour les enfants, dans les fictions, dans les films. On est sur des clichés de l’idéologie de progrès, on évalue les autres à l’aune de ce que nous croyons être notre supériorité.
On a du mal à comprendre aussi, que toutes les expressions artistiques ont été inventées à cette époque. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’arrive le septième art. Je ne dis pas qu’ils ont tout inventé, que tout était fait. On a eu le même regard à l’égard de ce qu’on appelait les arts indigènes. Souvenez vous de la polémique autour de la création du musée des arts premiers. Le terme est aberrant.
Je propose vraiment un regard évolutionniste. Dans l’évolution, on ne considère pas qu’une espèce est supérieure à une autre, on regarde en quoi elles sont différentes. C’est peut-être la première fois qu’on adopte ce regard sur les arts.
Pourtant avec le succès des répliques des grottes pariétales, on voit une réelle curiosité du public pour les arts de la préhistoire...
C’est le paradoxe. L’exposition Cosquer est une réussite extraordinaire, les répliques de Chauvet, de Lascaux aussi. Il y a une formidable appétence pour la préhistoire. On le voit depuis quelques années, le monde des musées a beaucoup bougé sur ces questions-là. A Lascaux, il y a une partie de l’exposition qui présente un ensemble d’oeuvres mettant en relation l’art moderne et préhistorique.
Il y a toujours eu un formidable intérêt du public pour la préhistoire. Dès qu’elle a émergé du champ scientique, elle a été absorbée par la société. On vit une période d’interrogations légitimes sur l’avenir de l’humanité, qu’expriment des artistes contemporains. On a un changement de perspective dans ce manifeste, ce n’est pas que de la curiosité. Cette fascination a toujours été là. Elle continue, façonnée, un peu biaisée par les interrogations de notre temps. C’est une banalité, mais une constante.
Au moment de la découverte de la préhistoire, on était dans l’idéologie du progrès. On avait un vision péjorative qui s'est poursuivie jusqu'à l'entre-deux-guerres avec les expositions coloniales. Cela commence à bouger à travers le regard des artistes. Ils ont une sensibilité qui leur permet de l’exprimer par leurs créations, leur créativité, un changement d'époque et de mentalité sur le plan politique, philosophique, même scientifique. Picasso comme toujours est incontournable, mais il y a tous les autres. Ils ont le regard le plus ouvert, le plus intelligent, cohérent et légitime sur les arts de la préhistoire et aussi les autres arts, dit ethniques. On a toujours la manie de tout hiérarchiser, tout cela éclate grâce aux artistes.
Vous montrez que contrairement aux idées reçues, il ne s'agissait pas des singes hirsutes mais d'hommes et de femmes comme vous et moi...
Bien sûr et j’insiste. On a très peu de choses sur les tissages, mais cela fait 500 000 ans qu’on est dans la cosmétique. Et je rappelle que l’étymologie de cosmétique est la même que cosmos et cosmogonie. Nous sommes les seules espèces qui transformons l’apparence des corps. Nous sommes dans des rapports ontologiques, il s'agit du sens que nous donnons à nos vies par rapport à ce qui nous entoure, la société, la nature, l’espace, le cosmos.
Je reprends une phrase que j’avais mise dans un spectacle : « Ces femmes et ces hommes avaient plus faim de beauté et de symboles que de gibier. »
Ce qu’on découvre aussi, c’est le temps qui était consacré à réaliser cet art mobilier, cet art rupestre ou pariétal, les tombes. Ce sont des dizaines de milliers d’heures de travail pour des hommes et des femmes qui sont ensevelis. On a du mal à le comprendre à la fin du XIXe siècle, car c’est comme aujourd’hui avec la discussion sur les retraites : travaillez, vous aurez le paradis après. Pendant la révolution industrielle, les gens travaillaient 16 heures par jour. A la préhistoire, ils travaillaient 4 heures par jour et ils faisaient de l’art. D’un point de vue idéologique, ça ne passe pas.
L’idéologie progressiste est simple : aujourd’hui, c’est mieux qu’hier et demain, ce sera mieux. Ce n'est pas vrai sur certains aspects. Ce n’était pas mieux avant, l’espérance de vie ne dépassait pas 35 ou 40 ans. Néanmoins, ce n’était pas des vie comme les nôtres.
Des statuettes ont circulé sur des milliers de kilomètres. La conque de Marsoulas venait du nord de l’Atlantique, on la retrouve en Ardèche. Il y avait des circulations, ils n’étaient pas enfermés dans leurs cavernes, ils se rencontraient. Les grottes ornées se sont conservées, tout ce qui était à l’extérieur a disparu malheureusement. Il ne s’agit pas d’en faire un paradis, c’était des vies radicalement différentes où un temps considérable était consacré à la créativité artistique et à l’investissement sur les parures, les habites, les coiffes. Ce n’étaient pas des loqueteux. Je ne veux pas en faire un défilé de mode, mais ils n’étaient pas dans les accoutrements où on les présente. En plus c’est ridicule, des peaux sur des gens nus, cela n’a aucun sens, même d’un point de vue de protection du froid. Ces incohérences sont énormes, on ne les voit pas tellement on est lié à cette idéologie progressiste.
Ce temps accordé aux productions artistiques, cela veut dire qu’il y avait une vie intellectuelle...
Les réflexions qu’ils avaient sur le monde valent nos mythologies, sauf qu’on ne les a pas, on a seulement les expressions artistiques. Depuis 50 ans, on sait que cet art est structuré, ce n’est pas n’importe quoi. Il raconte quelque chose, il y a une grammaire, une sémantique, sauf qu’on ne la connaît pas.
Mais imaginons un anthropologue qui vient de la planète Mars débarque, tombe sur une église romane, puis sur une cathédrale gothique. Il va avoir du mal à comprendre que c’est la même histoire, que l’enfant dans les bras de la Vierge, c’est le même à côté sur la croix. Aujourd’hui, la plupart des gens qui visitent un cathédrale trouvent ça beau, mais ne sont pas capables de restituer toutes les choses qui sont représentées, à commencer par les vitraux. C’est pareil pour la préhistoire.
Vous précisez à chaque fois les hommes et les femmes préhistoriques. Que sait-on de la place des femmes ?
On n’en sait pas grand-chose. Ce qui est clair, c’est qu’en ce qui concerne les tombes, là où se trouvent les données les plus précises, il n’y a pas de différences de traitement entre les hommes, les femmes, les enfants, les handicapés. Du point de vue funéraire, si on observe le mobilier, les parures, on ne voit pas de différence. Quant à dire que c’était une société égalitaire, on n’en sait rien du tout !
Mais attention, la préhistoire, l’anthropologie sont nées à la fin du XIXe siècle, une période hypermachiste. On était sur l’idée que la femme restait dans la grotte et l’homme faisait tout. Aujourd’hui, on commence à regarder les choses différemment. On s’aperçoit que les femmes allaient à la chasse, peut-être qu’elles faisaient la guerre, même si ce n’est pas la meilleure des nouvelles.
Il y avait une très grande diversité de cultures. Là aussi, c’est quelque chose qu’on a du mal à comprendre. Il faut rappeler que les derniers peuples de chasse et de collecte (je ne dis pas chasseurs cueilleurs, sinon ça veut dire que les femmes ne font rien) survivent là où les agriculteurs ont bien voulu les laisser. Il y a encore 10 000 ans, il y avait encore une diversité de peuple de chasse et de collecte qu’on n’imagine pas.
Et d’ailleurs, il y a eu des civilisations. On a appris à l’école que les civilisations ne pouvaient pas exister avant l’agriculture. C’est faux. Ils ont construit des temples en Anatolie. Cela bouscule les schémas auxquels nous avons été nourris. Et surtout, il y avait une diversité d’économies de chasse et de collecte avec des petits groupes qui étaient mobiles, comme les Bushmen San aujourd’hui (NDLR : en Afrique australe) et des sociétés qui ressemblent à celles qu’on a connu il y a encore un siècle dans le Nord ouest des Etats-Unis qui étaient de chasse et de collecte mais hyperstructurées, avec des grands villages, des temples, qui faisaient la guerre, des razzias, qui avaient des esclaves…
Rousseau a peut-être un peu raison, sans le faire exprès : à partir du moment où il y a des enjeux de production de richesse, de stock, cela commence à devenir plus compliqué et les sociétés structurées ont exploité d’autres sociétés qui étaient moins structurées. Cela veut dire qu’il y avait une diversité assez importantes de rapports égalitaires ou inégalitaires entre les hommes et les femmes.
Ce que l’on voit à la fin de la préhistoire, c’est à dire entre 30 000 et 10 000 avant J.-C., on voit s’installer des formes d’organisation de plus en plus inégalitaires. Il ne faut pas tomber dans la naïveté post-rousseauiste d’une certaine gauche qui consiste à dire que les peuples de chasse et de collecte vivaient en harmonie avec leur environnement. Les Bushmen San sont beaucoup plus égalitaires, alors que les A’randa en Australie le sont moins. C’est une question de culture. Dans les débats actuels, certains parlent d’un matriarcat ancestral, on n’en sait rien.
En attendant, ce qu’on ne voit pas sur les tombes, ce sont des traitements inégalitaires. Ce qui est clair, c’est qu’avec l’apparition de sociétés plus complexes, on voit apparaître des inégalités.
On peut penser aussi qu’elles ont joué un rôle dans la décoration des grottes...
Bien sûr, il n’y a aucune raison de penser que les femmes n’ont pas peint ces grottes. Les clichés sont tellement marqués que j’avais demandé pour un bouquin illustré, une scène avec un homme et une femme qui peignaient Lascaux. J’ai obtenu une homme et une femme, mais l’homme peint et la femme broie les pigments. C’est du délire !
Pour Le Retour de Madame Neandertal, chez Odile Jacob, je n’ai jamais pu obtenir une femme de Neandertal avec une allure moderne. Les clichés sont marqués, le conditionnement est hallucinant.
On sait aujourd’hui que dans l’industrie, les femmes ont en moyenne une meilleure dextérité que les hommes. Très bizarrement, on ne voit pas pourquoi les femmes se seraient cantonnées aux arts mineurs et les hommes aux arts majeurs. La séparation est d’ailleurs stupide et Picasso l’a bien bousculé au XXe siècle.
Pour les bifaces, vous expliquez qu’on peut faire aussi efficace beaucoup plus facilement et que donc, ils les ont taillés pour qu’ils soient beau. C’est du design !
C’est déjà du design exactement, sur le choix des couleurs, des matières… Il y en a un qui n’est pas dans le livre avec un coquillage fossile inséré dans la roche, et le ou la artiste qui l’a taillé l’outil de telle façon que ce coquillage soit en plein centre. C’est absolument sublime. Il y avait une valeur travail, une valeur esthétique, une valeur d’échange qui étaient admises par la société. Et on est à plus d’un million d’années !
Manifeste intemporel des arts de la préhistoire, de Pascal Picq. Editions Flammarion, 160 pages. 29 €.
Les photos sont issues de la réplique de la grotte Chauvet.
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5 Soif de beauté et de symboles plus que de gibier
6 Le cosmétique est le propre de l’homme
7 Le temps passé à l’art et à l’artisanat montre une certaine prospérité
8 Place des femmes
9 Plus largement, regard débarrassé des a prioris occidentaux sur l’art
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