Nîmes : au Cric, à travers les zones interdites
Au Cric à Nîmes, Bertrand Riou et Alice Santiago réunissent quatorze artistes explorant la notion de frontière.
Une zone interdite est une zone sensible. Sensible au double sens du terme, à la fois conflictuelle, possiblement explosive même. Mais aussi riche en sensations... Pour sa première exposition de l'année, Charlotte Caragliu, créatrice du Cric, lieu d'expérimentation à Nîmes, a donné carte blanche à Bertrand Riou et Alice Santiago qui invitent quatorze artistes travaillant autour des zones interdites ou contrôlées.
“Les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides”, le titre de l’exposition, évoque Le Château, forteresse inaccessible du roman de Franz Kafka. Intelligemment, les commissaires ne se contentent pas d’inviter des artistes travaillant autour des frontières, des conflits géopolitiques, pour envisager de façon bien plus large et plus complexe les zones protégées.
La première clôture est celle qui protège l’intimité. Rebekka Deubner capture des petits instants fugaces de sa vie, des moments où s’expriment le désir, les sensations, le langage du corps. Elle tire ses photographies sur de la soie, puis coud les images pour former un patchwork flottant avec délicatesse. Baptiste Rabichon utilise le détail d’une image pornographique, la jouissance d’une femme fontaine, qu’il s’approprie pour en proposer une vision décalée. Ce moment de climax, symbole d’une marchandisation contemporaine des corps, est présenté en grand format et en cyanotype, un procédé de tirage photographique ancien aux teintes bleues, donnant à cette image un aspect hors du temps.
Les zones limites sont aussi parfois celles que se choisissent les individus. Dans ses petites gouaches, Nelly Monnier s’intéresse aux fausses zones de guerre construites par les amateurs de paintball. Camille Holtz présente l’univers clos des concours animaliers avec des photos drôles et dérangeantes, curieux états de la représentation des corps et des transferts entre les maîtres et les animaux. Mazaccio & Drowilal construisent des petites fresques kitsches avec des photos de naturistes glanées sur internet, découpées et subtilement insérées dans les décors de serviettes en papiers.
Protégés aussi sont les espaces poétiques, comme les entrées des grottes de Muriel Joya, photos présentées sous des verres noirs forçant le regard à pénétrer à l’intérieur. Le duo Todèl s’aventure en territoire extrême pour une expérience onirique, mais bien réelle. Ils sont partis en Islande pour récolter de l’argile, façonner une céramique et la faire cuire naturellement dans la chaleur du volcan Eldfell, littéralement montagne de feu, sur l’île Heimaey. La céramique est toujours dans le cratère et les artistes présentent les photos de ce projet, accompagnées des sons récoltés sur place. L’artiste turque Mükurrem Tuncay explore les zones limites entre le passé, le présent et le futur, s'intéresse au passage du temps et au vieillissement. A l’approche de la trentaine, elle s’est lancée dans un cycle en plusieurs chapitres où s’entrecroisent de façon métaphorique les symboles du destin à travers la figure du pigeon, animal très respecté dans son pays, qui se retrouve face aux choix d’un chemin de vie.
Les problèmes politiques et les zones de frontières sont bien sûr évoqués, par des artistes qui vont plus loin que le regard documentaire ou la simple dénonciation. Paul Heintz est un observateur du monde, il a visité l’ancienne prison désaffectée de Nancy photographiant les graffitis, les posters, les traces laissées par les détenus pendant leurs séjours. Il en tire des journaux distribués aux visiteurs qui contribuent ainsi à la disparition des lieux et à la dispersion de cette mémoire.
Dominique Hurth, installée à Berlin, réutilise des images d’archives pour un triptyque à la composition complexe en hommage à Mathias Rust. En 1987, cet aviateur allemand est devenu célèbre en forçant le rideau de fer, pénétrant en territoire soviétique par la frontière finlandaise, pour voler à basse altitude sans être détecté par les radars jusqu’à la place Rouge à Moscou où il s’était posé. Il y avait aussi des lignes infranchissables au Liban pendant la guerre civile. Lors d’un séjour sur place, Morgane Denzler a récupéré des images anciennes du conflit qu’elle imprime sur des puzzles, enlevant les pièces au niveau des visages comme des trous évoquant les impacts des balles ou de missiles à travers les murs.
Le Colombien Marcos Avila Forero est sans doute celui qui va le plus loin. Lors de ses projets artistiques, il passe du temps, s’implique dans des luttes sociales, des problèmes politiques. Ainsi pour Cayuco, il a travaillé avec les associations qui viennent en aide aux migrants essayant d’entrer à Melilla, petite enclave espagnole en territoire marocain et porte d’entrée vers l’Europe. Il a construit une lourde barque en plâtre. Avec eux, il parcourt le chemin des migrants, traînant l’embarcation sur 300 kilomètres. Au fil du voyage, la sculpture laisse une trace blanche sur la route, se désagrège peu à peu comme la vie de ces hommes qui abandonnent leur vie, leur histoire en quête d’un pays, d’un continent, d'un avenir qu’ils ne connaissent pas.
Jusqu'au 28 janvier. Mercredi au samedi, 15 h à 19 h. Le Cric, 3 rue Balore, Nîmes. Entrée libre. 09 53 08 95 82.
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