« Aimé Maeght aimait être fasciné par les artistes »
Dans "La Saga Maeght" qui vient de sortir en livre de poche, Yoyo Maeght revient sur l'histoire d'une famille exceptionnelle et aujourd'hui déchirée...
Son grand-père Aimé Maeght était l'un des plus grands galeristes de l'histoire de l'art. Il a exposé Pierre Bonnard, Henri Matisse, Juan Miro, Georges Braque, Marc Chagall ou Alberto Giacometti avant de créer la fondation de Saint-Paul-de-Vence. Dans La Saga Maeght, un livre autobiographique passionnant, fourmillant d'anecdotes, Yoyo Maeght, surnommée ainsi par Jacques Prévert, revient sur cette histoire familiale fondamentale dans l'histoire de l'art du XXe siècle. Best-seller, le livre est désormais disponible en édition de poche.
C'est peu connu, mais votre la famille Maeght a une histoire gardoise... Aimé Maeght a même étudié son métier à Nîmes.
Oui, une partie de la famille, du côté de son frère Fernand et de sa sœur Carmen, est restée dans le Gard. Il a étudié aux Beaux-arts de Nîmes, il avait une petite chambre face à la Maison Carrée. C'est son seul diplôme.
Vous parlez souvent de l'esprit Maeght. Comment le définiriez vous ?
Ce n'est pas facile. C'est comme quand on parle de cuisine et qu'il faut définir une saveur. Pour Aimé Maeght, l'important était l'intégrité de l'oeuvre. Papy avait une passion pour les artistes, il s'intéressait à l'oeuvre, mais il aimait être fasciné par les artistes.
Dans le livre, vous dites que c'est à l'enterrement de votre grand-père que vous prenez pleinement conscience de son importance ?
Jusque là, je savais que c'était un homme qui avait une aura importante, je voyais la télévision, les journalistes... Il y avait beaucoup de monde à la maison. Mais je n'avais pas conscience qu'il existait dans l'histoire de l'art, qu'il avait marqué l'histoire.
Je savais qu'il était important pour les gens qui venaient à la fondation, à la maison. J'ai pris conscience qu'il était aussi un modèle pour des anonymes. A l'enterrement, j'ai croisé des étudiants des beaux-arts par exemple qui ne l'avaient jamais rencontré et qui étaient bouleversés.
Il est fréquent d'être connu et reconnu dans un petit milieu, mais c'est plus rare à l'extérieur, c'était un modèle, une référence pour beaucoup de monde.
Parlons un peu des artistes que vous avez rencontré au fil de cette histoire. Parmi les personnalités qui ont marqué votre enfance, il y a Juan Miro...
C'est d'abord quelqu'un qui avait une extraordinaire culture française, il maîtrisait le français mieux que moi. Il connaissant la littérature, l'art. C'était imprégné en lui. Tous ses tableaux ont des titres français, il adorait Prévert et comme lui, jouait avec les mots. Il jouait avec les couleurs comme avec les mots.
Il parlait peu, mais toujours de façon très incisive. Son œuvre était très séduisante pour un enfant, surtout quand on prend le temps de vous ouvrir les yeux. J'étais complètement dans son univers. Son iconographie, son écriture m'étaient familières. J'avais toujours envie de connaître le prochain tableau.
Georges Braque ?
Il est mort quand j'étais petite, mais les premières années sont marquantes. Il était tout en réserve. J'étais fascinée par son regard, il avait des yeux bleus extraordinaires que je n'ai jamais retrouvé.
Une anecdote, un jour une tourterelle est entrée dans notre appartement, sans doute celle d'un magicien car elle n'était pas sauvage. Elle est restée et on l'a offerte à Braque. L'oiseau est omniprésent dans son œuvre, il y avait un tableau de lui dans ma chambre. Je savais qu'il comptait, mes amis ne connaissaient personne qui avait peint un plafond au Louvre. C'est comme si j'étais une petite souris à l'intérieur du musée.
Marc Chagall ?
Sa maison était juste à côté de celle de mon grand-père. Je déjeunais récemment avec son fils, il me racontait qu'un jour, il était dans la Buick de mon grand-père, Chagall à l'avant, lui à l'arrière. A l'époque, on pouvait encore traverser le parc du château de Versailles et au milieu, mon grand-père s'est mis à déclamer des vers de Baudelaire. Chagall ne disait pas un mot et son fils a encore des frissons quand il évoque ce moment.
Son père, c'est lui qui m'a donné envie de lire la Bible, non pas par ses illustrations, mais parce qu'il m'en a parlé comme d'un feuilleton. On passait à la Colline et il nous lisait toujours un petit extrait de la Bible. Ce n'était pas quelque chose de lourd, de compliqué, mais comme une histoire à épisode.
Dans votre vie d'adulte, il y a un artiste qui a beaucoup compté, c'est Gérard Gasiorowski. Vous avez d'ailleurs été commissaire d'une exposition que lui a consacré le musée Carré d'art à Nîmes...
Dès l'enfance, je me souviens que les gens nous voyaient comme des personnes à séduire pour entrer dans le monde de l'art. Nous étions convoités et donc sur la réserve. Gasio, c'est formidable, il était incroyablement sauvage. Il avait un caractère intransigeant. Il n'a jamais tenté de plaire, de séduire. Il est à l'opposé de nombreux artistes d'aujourd'hui, qui ont beaucoup de personnalité et une œuvre accessoire. Lui, le cœur, c'était l'oeuvre. Il a eu la tendresse de m'offrir son amitié, il a été mon mentor. Mon grand-père, c'était l'évidence, lui a été une révélation. Je n'aurais jamais travaillé dans le milieu de l'art sans lui.
Enfant, vous aviez comme terrain de jeu le plus beau jardin du monde, la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence et le jardin de votre grand-père.
Papy était un homme d'avenir, un visionnaire. Dans les années 60, on bétonnait la Côte d'Azur, on mettait du plastique partout. Lui était déjà écolo. Par exemple, il n'y a pas d'amiante à la fondation, c'est incroyable. Il a créé un univers et les artistes étaient bien dedans. Les gens me disent c'est fantastique, il a cru en Giacometti ou Chagall avant tout le monde. Ce sont les artistes qui ont cru en lui, qui ont pensé qu'avec lui, on pouvait aller plus vite, voir plus grand, s'exprimer plus largement.
Vous vous souvenez de l'inauguration ?
Oui, je n'ai pas été marquée par Malraux qui venait souvent à la maison. Je me souviens que j'avais peur des gendarmes. Il y avait beaucoup de personnalités, d'ambassadeurs, d'officiels... Moi, j'étais persuadée que la fondation était l'agrandissement de notre maison, je me demandais ce qu'ils faisaient là...
Vous avez eu une enfance étrange, à la fois dorée et en même temps, vous parents se désintéressent de vous, vous font croire que vous avez été trouvée...
Mes parents, comme leurs amis, avaient vécu la guerre et avaient une formidable envie de vivre. Ils vivaient dans l'insouciance et la liberté, je ne l'ai pas mal vécu. On me demande si j'ai souffert quand j'ai su que je n'étais pas adoptée, mais c'est comme quand on apprend que le Père Noël n'existe pas.
Quand vous découvrez que vous êtes vraiment la fille de vos parents, votre mère vous répond qu'il faut avoir de l'humour...
C'était un côté surréaliste, ils vivaient complètement dans cette mouvance. Quand on a l'habitude de voir des tableaux de Chagall avec des chèvres qui volent au-dessus de Paris en jouant du violon, c'était un monde qui avait sa logique, ça allait ensemble, la réalité était secondaire.
Les rapports entre votre père et votre grand-père étaient difficiles. Est-ce qu'après avoir écrit de livre, vous y voyez un peu plus clair ?
Mon père n'aimait pas son père car il n'a pas compris les relations entre lui et sa mère qui étaient tellement fortes d'amour, d'admiration, de passion commune. C'était comme un château de cartes où rien ne tenait sans l'autre. Mon grand-père aimait séduire et mon père a pris le parti de sa mère Marguerite. Il y a eu une incompréhension car elle n'en souffrait pas. Elle l'aimait coquet et exubérant. Il a cru qu'elle était dans l'ombre alors qu'elle était là où elle voulait être et y était très heureuse.
La succession de votre grand-père a été difficile. Quel gâchis...
Je ne peux que constater. Quand je vois ce qu'a été la fondation, même après la mort de papy, avec par exemple l'exposition Bacon Freud. Dans une époque où la pensée unique allait vers l'installation, où l'on confondait modernité du support et de la pensée, on montrait la modernité de la peinture. C'est ça l'esprit Maeght. Papy savait choisir les bons artistes, les bonnes œuvres et les bons collectionneurs, publics et privés.
Que représente le nom Maeght aujourd'hui ?
Pour moi, c'est le nom de mon grand-père, c'est-à-dire un modèle, une référence à suivre, pas à copier mais dont on doit s'inspirer pour faire quelque chose de contemporain. Comment aurait-il gérer le monde de l'art d'aujourd'hui avec ses grandes foires ? Je suis allée en Chine faire une dizaine d'expositions. Je suis persuadée qu'il aurait fait quelque chose d'important avec la Chine, qu'il aurait assimilé cette culture.
Pour les autres, il y a souvent une méprise, on l'associe au marché de l'art, c'était surtout une communauté artistique qui intégrait tous les modes d'expression.
A la fin du livre, vous dites que maintenant que vous avez rompu avec le clan Maeght, vous êtes libre. Mais libre de quoi ?
Je me suis mise en retrait du monde de l'art tel que je l'exerçais auparavant, c'est-à-dire le marché et les expositions. Je pense qu'il y a énormément de choses à faire en matière d'architecture. Il y a 40 ans, les photographes étaient considérés comme une sous-catégorie, ce n'est plus le cas aujourd'hui. On pourrait travailler avec les architectes pour qu'ils soient reconnus en tant que créateurs. Vous avez la chance à Nîmes d'avoir l'un des plus beaux musées, le Carré d'art de Norman Foster, c'est une réussite complète. Ce fut un bonheur d'y travailler pour l'exposition Gasiorowski, c'est un fantastique outil.