Gabriële, le cerveau érotique de Picabia
Anne et Claire Berest consacrent un livre passionnant à leur arrière grand-mère Gabriële, première épouse de Francis Picabia.
« Gabrielle est un roi. Gabrielle est une reine. Elle aime l'envoûtement. Même prise dans une toile d'araignée, elle reste claire comme le jour », disait d'elle Jean Arp. Gabrielle Picabia, ou plutôt Gabriële, son quatrième prénom pour l'état civil, est l'arrière-grand-mère d'Anne et Claire Berest qui racontent sa vie hors du commun dans un livre qui mélange les genres, à la fois biographie, roman, enquête et quête personnelle des origines.
Gabriële aurait pu être une grande artiste, une musicienne qui avait étudié la composition à Paris puis à Berlin, où elle se lie d'amitié avec Edgard Varèse. Mais une rencontre, une histoire d'amour fracassante va changer le cours de son existence. En 1908, elle fait la connaissance Francis Picabia et abandonne immédiatement le piano et les partitions pour une vie de folie surréaliste. « Être avec lui, c'est un projet en soi. Une création de chaque jour ».
Dès lors, elle va accompagner le parcours fantasque et la création débridée de Picabia. Plus qu'une muse, elle conseille, partage ses intuitions, intervient pour guider les recherches du peintre post-impressionniste. Pour elle, voici un jeune homme qui fait de la vieille peinture. Férue d'avant-garde musicale, elle le pousse vers l'abstraction, l'entraîne dans sa quête d'un nouveau langage artistique. Picabia, artiste à succès célébré pour ses paysages normands, abandonne une carrière toute tracée et se lance à ses côtés dans une aventure artistique fondamentale. Les couleurs deviennent comme des notes de musique, elles ne servent plus à retranscrire le réel. Il participe à l'invention de l'abstraction, fréquente les cubistes du groupe de Puteaux, puis, avec 391, annonce Dada auquel il participera activement. La première, Gabriële rencontre le beau Marcel Duchamp qui deviendra un alter ego pour Picabia. Elle sait d'instinct que les deux hommes sont faits pour s'entendre. « Ils partagent le goût des icônes que l'on brise, de l'art de l'ironie et de l'ironie de l'art, des blagues en toutes circonstances et de la mort de Dieu ». Ensemble, ils forment un drôle de trio où les relations amicales, amoureuses, artistiques s'entrecroisent loin des canons petits-bourgeois de l'époque.
Une galerie de personnages, tous croqués avec justesse, accompagne les amoureux, Arthur Cravan, Isadora Duncan, Alfred Stieglitz, Elsa Schiaparelli, Tristan Tzara, Jean Arp, Henri-Pierre Roché, puis Germaine Everling, la maîtresse de Picabia pour qui il quittera Gabriële. Dans les années 10, puis pendant la Première Guerre mondiale qui déchire l'Europe mais dont ils se moquent, toute cette joyeuse colonie ne pense qu'à la création, aux virées tambour battant dans les nombreuses voitures de Picabia, se moque des frontières, des nationalismes et fait surtout la fête, même pendant que leur ami Guillaume Apollinaire, âme soeur de Gabriële, est au front. « L'argent, selon lui, est fait pour être bu, dépensé, mangé, jeté par les fenêtres du plaisir ». Entre Paris, New York, Cassis, Barcelone ou Zurich, le récit virevoltant des soeurs Berest enchaîne les provocations, les périodes de création et de déprime, les parties de plaisir et les chutes libres. Car le caractère de Picabia, grand amateur d'opium, est changeant, on ne dit pas encore bi-polaire. Et si Gabriële est une inspiratrice, une « femme au cerveau érotique » qui met tous les hommes qu'elle croise à genoux, elle est aussi celle qui permet à la formidable machine intellectuelle Picabia de tourner à plein régime, tour à tour régisseuse, interprète et garde-malade.
Le livre se termine en 1919 au moment où le couple se sépare, sans d'ailleurs se perdre de vue. Anne et Claire Berest parsèment le livre de réflexions personnelles sur leurs recherches en cours, leurs découvertes, mais aussi leurs sentiments sur cette histoire. Car parallèlement à la folie créatrice, naissent quatre enfants dont le couple Picabia s'occupe de temps en temps, mais sans intérêt. « Il n'y a pas de maltraitances physiques ni intentionnelles, mais plutôt une indifférence tranquille. Les enfants sont là. Constat. Ils sont, bon an mal an, pris en charge par une armée de gouvernantes successives à chignon tiré. Ce sont de gentils fardeaux, des bagages trop lourds, incommodes pour qui aime voyager léger ». De cette union, naîtra en 1919, Lorenzo dit Vicente Picabia, le grand-père d'Anne et Claire Berest, suicidé à 27 ans, père de Lélia, la mère des deux jeunes filles qui n'ont jamais eu aucun contact avec leur aïeule iconoclaste morte en 1985 à 104 ans, ni avec aucune personne du clan Picabia. Mais, avec pudeur et intelligence, elles s'abstiennent de tout jugement à l'emporte-pièce, de toute rancoeur pour conter la folle histoire de Madeleine Françoise Marie Gabriële Buffet, femme surréaliste et visionnaire, au prénom singulier et talent méconnu.
Informations pratiques
Gabriële, Anne et Claire Berest, éditions Stock, collection La Bleue. 450 pages. 21.50 €.
Pour aller plus loin :
Anne et Claire Berest, invitées de Boomerang sur France Inter
Gabrièle Buffet-Picabia, L'art est la matière sur France Culture
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