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Bavardages, passionnants entretiens égarés avec Henri Matisse


Chez Skira, paraissent des entretiens inédits avec Henri Matisse. Précieux et passionnants.

« Attention, vous voulez faire de la peinture ? Alors, commencez par vous faire couper la langue, car vous ne devrez plus vous exprimer qu'avec vos pinceaux », disait Henri Matisse. La voix rare du peintre refait surface aujourd'hui grâce à la parution chez Skira d'une série d'entretiens inédits avec l'artiste. En 1941, à Lyon, convalescent après une grave opération pour une occlusion intestinale, il accepte une série d'entretiens avec le critique d'art Pierre Courthion. Il travaille, retravaille le texte, mais insatisfait devant ces « bavardages » qu'il considère comme des « radotages », il en bloque la publication. Cela semble aujourd'hui incroyable que ces mots si précieux aient été tenus si longtemps à l'écart et leur publication, assez discrète, est un événement.

En dix entretiens, truffés d'anecdotes, d'une voix vive, Henri Matisse se raconte, depuis ses débuts quand jeune juriste souffrant de crises d'appendicite à répétition, sa mère lui achète sa première boîte de couleurs. A partir de ce moment, « j'ai senti que c'était là qu'était ma vie, dit-il. Comme une bête qui va à ce qu'elle aime, je me suis dirigé là-dedans, au désespoir bien compréhensible de mon père qui m'avait fait faire d'autres études. C'était le grand attrait, l'espèce de Paradis trouvé dans lequel j'étais tout à fait libre, seul, tranquille, tandis que j'étais toujours un peu anxieux et ennuyé dans les différentes choses qu'on me faisait faire. » Il abandonne immédiatement le droit... « C'est la graine, il fallait que ça pousse, que le bourgeon éclate. Avant, rien ne m'intéressait. Depuis lors, je n'ai plus eu que la peinture en tête. C'est une croissance folle qui vient on ne sait d'où. »

Sur le ton très libre de la conversation, Henri Matisse se souvient des premières années d'apprentissage chez Gustave Moreau. « Il avait un grand mérite : il nous menait au Louvre (...). Il nous promenait devant la peinture des Hollandais, des Italiens. Son choix était meilleur, il nous entraînait devant les vrais peintres. Il montrait, non pas comment on peint, mais il excitait l'imagination devant la vie qui se trouve dans ces tableaux. » Cet enseignement est fondamental. « Moreau a mis ses élèves non pas dans un chemin, mais hors des chemins. Il leur a donné l'inquiétude. » Pour Matisse, l'aventure commence... Avec une mémoire précise, il se souvient des premières années de vache maigre à Paris, des croquis avec Albert Marquet, des heures de travail chez le décorateur Jambon pour l'exposition universelle de 1900, de la première exposition chez Vollard, de la découverte de Cézanne, de la famille Stein, de Chtchoukine, de Picasso, des oiseaux multicolores qui l'entouraient...

Matisse parle assez peu de sa peinture de façon théorique hormis quelques explications sur sa vision de la couleur, il raconte en revanche de façon très vivante ses rencontres avec Rodin, avec Maillol à Banyuls ou avec Renoir, qu'il visite aux Collettes à Grasse à la fin de la vie de l'artiste. « Le grand bénéfice que j'ai tiré de mes visites chez Renoir fut de constater qu'après une longue vie de travail, la curiosité d'un artiste pouvait ne pas être épuisée. Et c'est l'espoir d'un progrès à ajouter à son oeuvre qui tenait encore Renoir en vie. » Il se souvient aussi de sa collaboration avec les Ballets Russes. « Diaghilev est un homme pour lequel je garderai toujours la plus grande admiration, car il avait le pouvoir de réunir les hommes de talent et de les faire travailler en association. » Lui-même, malgré ses réticences, se laisse convaincre, presque sans s'en rendre compte de dessiner un rideau de scène sur un coin de table... Au passage, il égratigne aussi les marchands et les galeristes. « Depuis, on a voulu lancer des peintres. On lance une femme, une étoffe, un cheval de course, mais on ne lance pas un peintre. C'est le peintre qui doit sortir, et il ne peut le faire que par lui-même. » Puis parlant de Druet : « Pour faire un bon marchand, il n'est pas utile d'aimer la peinture, il faut savoir vendre. »

Au fil des conversations, Matisse raconte ses voyages. Le peintre parle souvent de Nice, son port d'attache avec tendresse. « Je ne suis pas un voyageur. Je suis vraiment un travailleur sédentaire », dit-il. Il décrit pourtant les pays qu'il visite avec une langue très colorée. A Tahiti, il découvre la lumière du Pacifique. « Le ciel est bleu, la mer est bleue, les arbres sont verts, quoique la verdure du Pacifique ne soit pas notre verdure. C'est une verdure foncée, très riche, semblable à peu près à la verdure des acanthes. Il y a beaucoup d'hibiscus dans les buissons, l'hibiscus à feuilles bien fortes et charnues et dans lesquelles s'écrasent des rouges sanglants qui sont des fleurs. » Se rendant en Polynésie, il découvre l'Amérique. « Aussitôt arrivé à New York, ce que j'ai vu m'a tellement ravi que je n'ai plus songé du tout à retourner chez moi. Ces rues immenses de largeur, allant avec les buildings qui ne sont pas des choses écrasantes ou étouffantes, comme on peut se le figurer. Ce n'est pas une rue qui aurait une suite de maisons de 75 étages que l'on voit, mais seulement une rue très large, avec, de temps en temps, de grandes tours énormes qui montent à 60 ou 80 mètres dans le ciel, et qui ne sont pas du tout inquiétantes, parce qu'au fur et à mesure qu'elles montent, elles perdent leur force par la dégradation de la lumière. » Matisse voyage aussi en Afrique du Nord, en Algérie ou dans un Maroc où on se déplace encore avec des caravanes ou à dos de chameaux. « Une fois la pluie terminée, il est sorti de terre des merveilles de fleurs bulbeuses, de verdures et toutes les collines qui entourent Tanger, de couleur de peau de lion qu'elles étaient, sont devenues d'un vert extraordinaire, avec des ciels un peu tourmentés, comme dans les tableaux de Delacroix. »

Mais en 1941, le vieux sage, âgé de 72 ans, n'oublie pas les soucis du temps. « Le plus grand voyage que j'ai fait n'est pas dans ces pays dont je vous ai parlé. C'est celui que je viens de faire à Lyon, à la clinique du Parc, où j'ai été pendant trois mois », dit-il, avant d'évoquer la Seconde Guerre mondiale en cours : « Et cela à un moment où vraiment la vie humaine ne vaut pas cher et où, partout, on ne sait comment faire pour détruire le plus d'hommes possible, c'est tellement vrai qu'on ne parle plus des pertes humaines : on lit dans le journal ou on annonce à la radio qu'un bateau de transport de 10 000 tonnes a été coulé, sans parler un moment des hommes qu'il transportait. »

Henri Matisse. Bavardages : les entretiens égarés. Propos recueillis par Pierre Courthion. Editions Skira. 18 €.

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