Topographie anecdotée du hasard, folie artistique non identifiée de Daniel Spoerri
Les éditions Le Nouvel Attila republient un livre mythique, "Topographie anecdotée du hasard" de Daniel Spoerri.
La couverture est comme un avertissement... Topographie anecdotée du hasard de Daniel Spoerri, avec l'aide de son cher ami Robert Filliou, traduite et réannotée par leur cher ami Emmett Williams, enrichie d'annotations par leur cher ami Dieter Roth &, en miroir, 100 dessins de Topor. Avec comme un tampon : Attention oeuvre d'art. Et une jaquette jaune « People will kiss your ass for the next fifty years because of your book », Oscar Emmett Williams, c'est-à-dire « Les gens t'embrasseront le cul pendant les 50 prochaines années grâce à ce livre. » Tout est dit du projet complètement barré de Daniel Spoerri, projet pourtant simple au départ et qui a pris au fil du temps des proportions démentielles. Un livre monstre dont on mesure aujourd'hui la folie et l'ampleur grâce à la très belle réédition chez Le Nouvel Attila, en collaboration avec Le Bureau des activités littéraires.
En 1961, Daniel Spoerri entreprend une description minutieuse de tout ce qui se trouve sur sa table de travail ce 17 octobre, dans une chambre modeste d'un hôtel de la rue Mouffetard. Un grand dessin, comme une carte géographique, comme un tableau piège, donne l'emplacement précis de chaque objet, un coquetier vert pâle, des épingles de sûreté, un étui doré, un bol en terre cuite émaillée, un quignon de pain, des miettes... Au départ, cette description paraît sous la forme d'une petite plaquette, en guise de carton d'invitation au vernissage d'une exposition de Daniel Spoerri. En soi, il est déjà fascinant. Mais ce n'est que le début d'une aventure artistique qui va prendre une forme labyrinthique. Ce manifeste anti-artistique qui détourne les codes du catalogue d'exposition va peu à peu se développer, enfler, gonfler... Ses amis s'emparent de l'objet, ils y ajoutent des notes en bas de page qui se répondent, rebondissent, s'égarent.
Au fil des années, le livre va prendre de plus en plus d'ampleur. Le Nouvel Attila donne à lire la version intégrale, c'est-à-dire la dernière en date qui n'est peut-être qu'une étape de ce fascinant work-in-progress, de cette oeuvre en expansion dont le volume a été multiplié par six depuis les premiers mots de Daniel Spoerri, enrichi de préfaces, d'annexes, de commentaires. Totalement hors norme, Topographie anecdotée du hasard évoque à la fois le Nouveau roman par sa forme d'autobiographie détachée, l'art des Nouveaux réalistes par sa mise en scène de l'objet, mais aussi Fluxus par sa confusion amicale entre l'art et la vie, les livres de Georges Pérec ou les ready-made de Marcel Duchamp.
Comment s'orienter dans ces miscellanées ? Les renvois d'une page à l'autre sont incessants. Dès le premier objet, une tranche de pain entamée, Daniel Spoerri fait allusion à un bol en terre cuite, trentième description, où il est question du café, sixième description, et ainsi de suite... Faut-il picorer ici et là et se promener d'une excroissance à l'autre ? Ou bien le parcourir de façon linéaire, au risque d'être gagné par la rythmique obsessionnelle de l'observation méticuleuse ? Comme le dit Topor dans l'une des préfaces, voici « un pense-bête plus fidèle que la mémoire. » Comme en regardant dans un microscope, on finit par ne plus saisir la réalité qui s'échappe au fur et à mesure qu'elle se précise. On voit surtout qu'il y autant de regards possibles que de personnes et d'instants. Comme le dit l'un des préfaciers, voici des flocons, qui se transforment en boules de neige puis en avalanches... Mais n'ayez pas peur du hors piste !
Topographie anecdotée du hasard, de Daniel Spoerri. Editions Le Nouvel Attila. 370 pages. 25 €.
Pour aller plus loin :
Daniel Spoerri, sur le site du centre Pompidou.
Reportage d'Arte sur Daniel Spoerri, à l'occasion d'une exposition aux Abattoirs à Toulouse.
Page Facebook du Jardin de Daniel Spoerri en Toscane.