Charlotte Delbo, hors norme par la force de son écriture
Secrétaire de Louis Jouvet, Charlotte Delbo s'engage dans la résistance aux côtés de son mari, Georges Dudach. Déportée en 1943, elle a témoigné par sa littérature de l'expérience concentrationnaire.
En 2016, Ghislaine Dunant lui consacre une biographie Charlotte Delbo, la vie retrouvée chez Grasset, couronnée par le prix Femina de l'essai. Le livre vient d'être publié en poche dans la collection Points.
Voici un entretien avec l'auteur, recueilli en janvier 2017 à l'occasion du festival de la biographie à Nîmes.
Comment avez-vous découvert Charlotte Delbo ?
En la lisant ! J'en avais entendu parler il y a longtemps à New York, par Rosette Lamont qui avait traduit mon premier roman. Mais ce n'est pas à ce moment que je l'ai lue. J'avais été frappée par ce qu'elle m'avait dit, que c'était l'un des plus grands écrivains sur les camps, elle l'avait fait venir aux Etats-Unis.
La lecture est une rencontre, il faut un moment pour ça. C'est venu plus tard. Pour moi, ce fut un choc. Je place très haut son oeuvre littéraire. J'avais conscience de rencontrer un écrivain hors norme, par la force et la beauté de son écriture. Il y a le sujet d'abord, Auschwitz. J'ai senti un pouvoir dans sa littérature de me raccorder à ce qui s'était passé, mais aussi de raccommoder ce trou béant entre nous et Auschwitz. J'avais envie de la faire connaître, comme écrivain et de dire le pouvoir qu'elle donnait à la littérature. Quand on découvre les camps, on n'a que de l'effroi, que de l'épouvante face à cette inhumanité. A Auschwitz, tout est sacrilège par rapport à l'humain. Et au contraire, elle pense que la littérature, la poésie doivent être capables d'affronter Auschwitz.
Il y a chez elle une association entre la lucidité et la violence, mais aussi un mouvement d'amour pour les personnes qu'elle voit martyrisées, ce qui se traduit en compassion. Elle nous rend terriblement humain quand on la lit.
Vous êtes romancière, comment se lance-t-on dans un projet de biographie ?
En 2010, elle était très peu connue. On ne la citait jamais. Quand j'ai vu les personnes qui avaient travaillé sur la littérature des camps, j'ai entendu qu'il était très difficile d'écrire sur Charlotte Delbo. Pendant un an et demi, je me demandait comment...
Je l'ai beaucoup lu, j'ai beaucoup questionné ceux qui l'avaient connue. Comme je connaissais bien son oeuvre, le puzzle de sa vie s'est reconstitué.
Ses archives ont été déposées à la BNF en 2013. Il y a avait ses brouillons, ses manuscrits, mais aussi beaucoup de choses sur sa propre vie. Elle avait été secrétaire. On voit le double de ses lettres, les dates de ses réponses aux courriers, son dossier de carrière.
Je voulais expliquer comment était née son oeuvre, comment elle a modifié pendant trente ans sa façon d'écrire sur Auschwitz, car c'est très différent au fur et à mesure.
Au départ, je n'avais pas l'idée d'écrire une biographie. Je me suis aperçue que le trajet y menait. Je voulais ouvrir, déplier sa vie, pour comprendre la naissance d'une écriture.
Il y a une radicalité dans son oeuvre, qui tient à son caractère, mais aussi aux épreuves traversées. Il y a notamment une scène déchirante, l'adieu à son mari Georges Dudach avant qu'il soit fusillé. Les Nazis lui ont demandé de le faire changer d'opinion. Par amour, elle lui donne confiance en elle pour qu'il puisse partir le coeur moins lourd. Elle part de Romainville pour Auschwitz, avec ce drame intérieur incroyable.
Et après, dans sa vie, j'ai découvert ce qu'elle a écrit sur sa passion pour Samarine, le désastre provoqué par cette rupture. Elle a été mystifiée. De même quand elle se rend en URSS pour voir le socialisme réel, elle découvre un mensonge énorme et elle se rend compte que le sacrifice de Georges était pour une mystification.
Elle sera très radicale, très isolée...
Parmi les écrivains ayant écrit sur la déportation, on connaît mieux Elie Wiesel, Primo Levi, Robert Antelme... Comment expliquez-vous que Charlotte Delbo soit moins lue ?
Historiquement, c'est la période des Trente Glorieuses. Il y a aussi un silence pour les autres écrivains, à part pour David Rousset mais qui n'avait pas vu la spécificité des camps d'extermination.
Pour Charlotte Delbo, c'est d'abord une affaire politique. Dans les années 60 et 70, la scène culturelle est dominée par les communistes. Or elle avait adressé des critiques féroces au PCF, notamment au moment de la guerre d'Algérie, dès les massacres de Sétif. Donc les communistes étaient méfiants... Mais les non-communistes la considèrent comme une communiste. Elle a été la femme de Dudach, a adhéré aux Jeunesses communistes en 1932. Elle était aussi opposée à De Gaulle. Elle n'est nulle part et en pleine guerre froide, les positions sont tranchées.
Et puis, ce n'est pas une intellectuelle. Elle n'est soutenue par aucun intellectuel.
Enfin, c'est une femme. Dans les années 60, il y a Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, mais pas beaucoup d'autres. Dans les années 70, elle n'a pas une écriture féministe. Elle n'a pas beaucoup de fenêtres, pas d'appuis...
Elle a d'ailleurs eu beaucoup de mal à être éditée. A ses débuts bien sûr, mais par la suite aussi, alors même que ses premiers livres sont déjà parus chez Minuit...
Quand sa trilogie paraît, ce sont des années où on ne veut pas entendre parler d'Auschwitz.
En 1965, quand Serge Klarsfeld se rend à Auschwitz, il ne voit aucun signe que là, ont été exterminés un million et demi de personnes. On ne veut pas savoir.
En 1972, dans Le Monde, Pierre de Boisdeffre fait paraître une demi-page pour raconter sa visite au "camp de la mort lente". Il ne semble pas savoir qu'il y a aussi tous ceux qui ne rentrent pas dans le camp.
Quand en 1981, elle donne le quatrième tome d'Auschwitz et après à Jérôme Lindon, il lui répond que les échecs commerciaux successifs ne lui permettent pas de l'éditer. Cela paraît invraisemblable.
Depuis les années 90, il y a un changement complet. Je suis frappée comme aujourd'hui, sortent de plus en plus de choses. On en parle énormément, il y a des films, des témoignages...
Qu'est-ce qui fait la singularité de son écriture ?
C'est une écriture extrêmement moderne, sensible. C'est une écriture du corps, avec laquelle on s'est plus familiarisé depuis. C'est une écriture de la sensation, de l'émotion, très visuelle, avec des scènes, des tableaux.
Ce qui est frappant, c'est aussi la façon dont l'inconscient sort. En 1946, quand elle écrit Auschwitz et après, elle est encore épuisée. Cet épuisement désinhibe. Sans aucune transition dans le mode narratif, se percutent l'enfance et l'épouvante qu'elle est en train de vivre. On comprend la stupeur, l'effroi...
Et puis, il n'y a pas de pathos, jamais une plainte. Elle préfère rendre la vivacité des scènes, le mouvement des personnages sans s'attarder sur les ressorts intérieurs. Elle ne fait jamais de psychologie.
Cela la rapproche du Nouveau Roman ?
Il peut y avoir chez elle une écriture blanche, mais il y a une grande différence. Chez les écrivains du Nouveau Roman, le silence vient à un tel point que les personnages disparaissent. Et cela est justement lié à ce qui s'est passé. Et Delbo parle de ce qui s'est passé, mais sans discours humaniste. Elle donne une grande place au lecteur. Les bourreaux ne sont jamais stigmatisés. C'est au lecteur, d'après ce qu'elle montre, de faire le raisonnement.
Vous écrivez qu'elle ne raconte pas Auschwitz, mais qu'elle dit Auschwitz...
Elle donne à voir, à sentir. Raconter, c'est faire un récit, un développement dans le temps. Or la menace de la mort ôte le temps à Auschwitz. Elle réussit à faire un patchwork d'instants, par des formes littéraires différentes, des poèmes, des dialogues, des scènes, parfois un simple paragraphe sur une page ; elle commence chaque fois avec un nouveau souffle. Elle trouve le mode littéraire capable de décrire un événement où le temps a été ôté à l'être humain.
Tout au long de sa vie, on découvre une personne qui a une incroyable soif de vivre, de découvrir, de rencontrer, de voyager. Sa première passion, c'est le théâtre et d'abord Louis Jouvet. Quelle place a-t-il dans sa vie ?
On peut dire que ce fut un mentor. Elle a une très grande admiration pour lui. C'est un grand artiste d'une rigueur et d'une exigence personnelle stupéfiantes. Il a aussi cette passion pour la langue qu'elle avait. Elle aimait le théâtre avant de travailler pour Jouvet. Elle rencontre un très grand, elle s'imprègne de cette exigence, elle fait ses classes avec lui.
Elle a beaucoup appris de Louis Jouvet jusqu'au moment où elle lui présente son texte sur Auschwitz et qu'elle est très déçue par ce qu'elle entend. Il a alimenté un feu qu'elle avait à l'intérieur d'elle.
Sa passion pour le théâtre, ce sont aussi tous les personnages littéraires qui l'accompagnent et qui vont l'aider à survivre au camp...
Tout ne s'est pas passé à Auschwitz, mais aussi à Raisko et à Ravensbruck où elle achète Le Misanthrope de Molière à une tzigane et où elle joue tous les personnages pendant l'appel. Ce sont ses émotions de lectrice qui étaient vivantes au camp.
Cette soif de vivre passe aussi par un engagement constant et qui se manifeste de façon littéraire.
Elle a écrit beaucoup d'articles, des pièces de théâtre. Même si son théâtre n'est pas toujours convaincant, il y a deux pièces. La Sentence s'inspire du procès de Burgos, des Basques à l'époque de Franco. Elle fait parler les épouses des prisonniers, c'est extrêmement sensible quand on repense aux épouses des résistants. De même, au moment de la Révolution des oeillets, elle reprend le drame de l'intérieur.
Ce n'est pas un engagement politique abstrait, c'est très émouvant. On parle de quelqu'un de très authentique. Elle avait aussi un amour de la vie, elle aimait recevoir, cuisiner, boire du champagne, avait de la délicatesse pour les belles choses. Elle était sensible à la beauté de la vie.
Elle est morte dans les années 80, elle est notre contemporaine. Dans son oeuvre, on voit ce qu'à été l'Europe jusqu'à aujourd'hui.
Elle est aussi celle qui a parlé des camps soviétiques. Elle dit que quand elles étaient enfermées au camp, elles savaient qu'Hitler serait battu. Mais pour les camps soviétiques, quel espoir ? En 1982, on ne pouvait imaginer 1989. Je n'ai jamais entendu cette voix, ce cri dans la littérature sur le goulag.
Au fil de votre livre, vous ne racontez pas seulement la vie de Charlotte Delbo, mais vous donnez à lire beaucoup de ses textes. C'était important pour vous ?
J'ai été très surprise qu'on parle de biographie. Je n'aime pas le mot intellectuel d'essai. Je voulais rendre l'émotion. Donner à lire des extraits permet d'emmener le lecteur là où Charlotte Delbo se situait et de poursuivre avec ma voix dans ce territoire d'émotion. J'invite les lecteurs à s'approcher au plus près de la voix de Charlotte Delbo. Elle est difficile à lire, cela fait mal. Mais j'ai envie qu'on se l'approprie, qu'on la lise, d'emmener le lecteur tout près.
On sent dans votre livre qu'il ne s'agit pas d'une simple recherche biographique, mais que vous éprouvez une véritable empathie pour le personnage.
J'ai toujours voulu garder la distance pour permettre de découvrir Delbo. Mais j'ai été raptée, captée par la qualité de l'oeuvre et du personnage. Il s'agit de mon cinquième livre, pour la première fois ce n'est pas un roman et c'est mon livre le plus personnel. Je dis beaucoup de choses sur ce qu'est écrire, vivre, sur la mort, la douleur physique et morale.