Le dernier tableau, une histoire de l'art par l'ultime
Au Seuil, un beau livre de Bernard Chambaz évoque l'histoire de 100 tableaux peints par des artistes avant de mourir. Cent trépas, cent chef-d'oeuvres...
Théodore Géricault, La Main gauche, 1824, aquarelle, dessin au crayon noir, sanguine.
Et si on commençait par la fin... Aucune suspense, ils sont tous morts. Mais il y a bien d'autres surprises dans Le Dernier tableau, livre avec lequel Bernard Chambaz revisite l'histoire de l'art en regardant l'oeuvre ultime d'une centaine d'artistes et en racontant leurs derniers jours.
« Il n'y a pas de règle et encore moins de justice. La mort frappe au débotté, quels que soient l'âge et l'état de santé », écrit l'auteur en préambule. Pas d'ordre chronologique, mais une série de chapitres thématiques pour évoquer les visages de la mort, avec des petits textes au style tendu comme celui d'une nouvelle.
En ouverture, Bernard Chambaz choisit d'évoquer Les deux comédiens d'Edward Hopper. L'histoire est connue, elle est frappante. En 1966, souffrant, le peintre de l'absence et des paysages urbains dépeuplés, représente deux figures, mais pas n'importe lesquelles, deux comédiens en train de saluer, deux fantômes blancs tirant leur révérence, le rideau prêt à se refermer. Dans ce chapitre, "La mort à l'horizon", il est aussi question des corbeaux qui volent au-dessus de l'ultime champ de blé peint par Van Gogh à Auvers-sur-Oise ou de cette inquiétante chouette, perchée sur un cercueil, dessinée par Caspar David Friedrich alors qu'il ne peut plus peindre depuis des années. Mark Rothko peint une toile rouge intense, avant de s'ouvrir les veines. Et Joan Mitchell intitule son avant-dernier tableau Ici-bas, puis son dernier Merci.
Caspar David Friedrich, Paysage avec tombe, cercueil et chouette, vers 1835, dessin au crayon noir.
Au seuil de la mort, l'amour de la chair ne quitte pas certains artistes. Auguste Renoir peint des Baigneuses aux formes voluptueuses. Ingres, avec son fameux Bain Turc, livre une scène qui se découvre comme par effraction. Rubens s'inspire de son aimée Hélène pour les trois grâces de son Jugement de Paris.
Dans ces histoires, celles des autoportraits sont certainement les plus émouvantes. Le vieux Picasso, après huit décennies de peinture, regarde la mort (et la vie !) les yeux grands écarquillés, prêt à tout affronter comme au premier jour. Malevitch se voit en peintre princier et florentin. Egon Schiele se représente en famille avec son enfant à naître, un enfant qui ne verra jamais le jour, le peintre et sa compagne mourant de la grippe espagnole avant le terme. Gainsbourough se présente à la face du monde tel qu'il voudrait qu'on se souvienne de lui avec un autoportrait testamentaire. Frida Kahlo témoigne de ses espoirs avec Le marxisme donnera la santé aux malades, où elle apparaît avec un étrange Marx thaumaturge. Modigliani qui ne s'était plus représenté depuis l'âge de 16 ans renoue avec l'autoportrait... Troublant, comme cette main gauche que Géricault dessine de la main droite...
Comme si le temps n'avait aucune prise, comme si la mort n'existait pas, Bonnard peint un amandier en fleur, « une chapelle profane » qui selon l'auteur « ressemble un peu à une robe de mariée ». Claude Monet poursuit ses grandes décorations, son chef d'oeuvre. Henri Matisse peint un portrait plein d'allégresse de Lydia avec la même gourmandise colorée qu'un jeune étudiant, Degas croque Deux danseuses au repos, Caillebotte une régate à Argenteuil, Sisley une marine pervenche au Pays de Galles. Cézanne continue à regarder la Sainte-Victoire et Mondrian à explorer les possibilités plastiques de son langage coloré et géométrique.
Edgar Degas, Deux danseuses au repos, vers 1898, pastel et fusain sur papier chamois.
La fin est dramatique chez Francis Bacon, artiste tragique qui laisse un toro entrant dans l'arène, prêt à affronter la mort et la gloire, peint peu de temps après la disparition de son ami aficionado Michel Leiris. Elle l'est encore plus chez Nicolas de Staël qui finit en fanfare avec Le Concert, vaste toile de six mètres de long, inachevée à cause du suicide de l'artiste.
L'enfance revient souvent dans les tableaux des artistes vieillissants. Léonard de Vinci met des années à terminer La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne. Fragonard peint Le Premier Pas de l'enfance avant de partir diriger le Louvre. Berthe Morisot montre toute la légèreté de la jeunesse avec La Petite Marcelle.
Difficile de terminer une oeuvre. Surtout quand on a une carrière gigantesque... « Il est le maître, Velasquez, il a fait le tour de la question, hommes, femmes, chevaux, chiens, rois et reines, infants, nains, bouffons, les clairs-obscurs, les ciels de soie, les fonds fondus, la surface des choses, les lances, un éventail, un drap, les cuirasses, les fraises, les rubans dans les cheveux, quelques scènes chrétiennes et d'autres mythologiques, le pape dans son fauteuil, il a fait les Ménines, il l'a même refait ». Mais Velasquez a toujours envie de peindre, tout comme Cy Twombly. Après son Camino Real débordant de vie, l'artiste voyait des tableaux dans les rideaux de sa chambre d'hôpital, « s'agaçant parfois de ne pas trouver la couleur dont il voudrait se servir ».
Le Dernier Tableau, de Simone Martini à Zao Fou-Ki, de Bernard Chambaz. Editions Seuil. 240 pages. 39 €.
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