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René Urtreger, le jazz et l'humain


Il appartient définitivement à l'histoire du jazz. Dans les années 50, René Urtreger participe à l'enregistrement de la bande originale d'Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle. Le pianiste français a également travaillé avec Stan Getz, Lionel Hampton, Lester Young... Il a aussi accompagné des artistes de la chanson, de Claude François à Serge Gainsbourg. Le roi René a consigné ses souvenirs dans un pétillant livre d'entretien avec Agnès Desarthe. Rencontre avec un musicien monumental, à l'occasion de sa participation en octobre 2017 au Nîmes métropole jazz festival.

Le pianiste René Urtreger © André Dalle

Quel souvenir gardez-vous de l'enregistrement de la musique d'Ascenseur pour l'échafaud ?

On avait fait beaucoup de concerts avec le quintet de Miles Davis, Kenny Clarke... Au début, on n'a pas pris ça pour quelque chose de très intéressant. Et puis pendant l'enregistrement, on s'est rendu compte que c'était quelque chose qui sortait de l'ordinaire.

Miles avait trouvé une belle ligne mélodique qui a servi pour le générique puis pour accompagner la quête de Jeanne Moreau.

Cette musique est devenue mythique ? Vous vous rendiez compte de son importance à l'époque ?

Pas du tout, on pensait qu'on avait bien réussi. D'ailleurs, on ne pensait pas du tout à ça. C'était une belle musique de film, bien noire, mais pas vraiment un accompagnement.

Comment travaillait Miles Davis ?

Comme n'importe quel jazzman. On jouait un thème et puis ensuite, il faut être doué pour l'improvisation. Ce n'était pas une musique écrite avec une partition, un chef d'orchestre qui dirige à la minute. C'était du jazz, on jouait sur l'ambiance à partir d'une suite harmonique qu'on avait définie ensemble.

A quoi ressemblait la vie d'un jeune pianiste de jazz dans ces années ?

C'était assez folklorique, surtout pour la France. C'est un peu rock'n'roll ! On cherchait, on voulait sortir des sentiers battus dans une attitude qui a été reprise ensuite par les soixante-huitards.

Ce n'était pas une vie ordinaire, toute tracée, l'enfance, l'école, le lycée, la fac, un métier, la plupart du temps celui de papa... Après 68, certains sortaient d'école d'ingénieurs et se retrouvaient à vendre du lait de chèvre.

Pour votre père, c'était une vie de voyou...

Dans les années 50, chez les jazzmen et les be-boper, les leaders étaient pratiquement tous drogués. Les gens de la génération de mon père pensaient qu'être musicien c'était infâme. Alors jazzman, c'était presque de la délinquance... Ce n'était pas correct, ce n'était pas un métier acceptable. Déjà être artiste, acteur ou peintre, n'était pas bien vue, il n'y avait pas de sécurité de l'emploi. Mais là, il y avait la notion de drogue. Quand la grande presse de l'époque parlait des jazzmen, c'était pour leurs excentricités ou parce qu'ils étaient en prison, pas pour leur talent.

Avez-vous l'impression de porter l'héritage d'une époque ?

Oui et non. Je ne veux pas dire que je m'en suis sorti, comme si c'était une gangue. C'est une musique que je continue à trouver riche, fascinante, sexy, belle, intelligente, compliquée. C'est une aventure de suivre un solo de jazzman, ce n'est pas de la musique prémâchée. Maintenant, les gens veulent souvent entendre la même chose. Dans le jazz, c'est jamais pareil. On sait pas ce qui nous attend. C'est pour cela que je réclame le droit à l'imperfection et à l'erreur.

On a fait du jazz qui se vend, on a voulu faire entrer le jazz dans des moules pour que cela colle au confort bourgeois. Mais les vrais artistes ne s'en accommodent pas. Il y a des choses plus importantes que la célébrité et la fortune.

Vous avez aussi travaillé avec les yéyés...

Je n'aime pas le mot yéyé, c'est péjoratif. C'est une réduction à un monde d'enfantillage. C'est comme les échecs, l'une de mes passions. On parle de jeu, mais ce n'est pas un jeu comme la marelle, c'est un combat de titans, avec des intellectuels très avancés, des scientifiques.

C'est comme en musique, il est dit qu'on joue du piano. Mais ce n'est pas de la tarte, cela réclame des qualités hors du commun.

Et avec Gainsbourg, plus tourné vers le jazz...

Comme beaucoup, il n'était pas contre le jazz. Mais il jouait du piano de bar. Il avait le talent suprême de savoir faire des chansons, un habile alliage entre parole, texte, poésie et musique. Il faisait des choses ravissantes, des petits bijoux.

Je jouais pour lui, il aimait bien. Mais ça se bornait là. Il me demandait aussi des conseils parce qu'il souhaitait arrêter de picoler.

Vous reprenez beaucoup de standards sur scène. Comment fait-on pour renouveler le regard sur ces morceaux ?

Le jazz est une musique improvisée, c'est un langage. C'est comme quand vous apprenez une langue étrangère, avec ses codes, son vocabulaire, ses tournures. Ca s'acquiert, maintenant dans les écoles, mais l'essence, c'est de s'écouter et d'écouter ce que jouent les autres pour lancer et relancer les autres.

Je fais la différence entre les standards et les thèmes écrits par les jazzmen. Les standards, ce sont de belles chansons, bien foutues, écrites par Cole Porter, Gershwin ou Jerome Kern. Les standards sont de bons tremplins pour les jazzmen, pour improviser. Il y a de vrais chefs-d'oeuvre qui resteront pendant des centaines d'années.

A New York, dans le hall des hôtels, vous les entendez, joués par un grand orchestre ou par un jazzman qui improvise. A mon avis, c'est bien supérieur à la musique populaire de tout le reste du monde. Vous ne trouvez pas l'équivalent d'autant de talent ailleurs que dans ce riche répertoire américain. Parfois, il y a une chanson comme Les feuilles mortes, mais pour une, il y a quinze chansons américaines.

Vous avez vécu une époque où le jazz était une musique populaire, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Comment l'expliquez-vous ?

On vit un troisième millénaire, et pas seulement en France, où s'est mis en place une autre façon de penser par rapport à celle de ma génération. Il y a une volonté de robotiser, de transformer, de contrôler la société, c'est-à-dire de l'infantiliser. C'est pareil avec le jazz.

En Occident, il a la volonté de tout intellectualiser. C'est parfois désastreux. Vous prenez le train, il n'y a pas deux personnes qui ont payé le même prix. Avec la musique, c'est pareil. C'est devenu cérébral. Il y a aussi des bons côtés dans la vie actuelle, mais le jazz, au départ, c'est ludique, c'est la rigolade, l'humour, la réactivité. On s'écoute, on s'intéresse à l'autre, à l'humain. Le jazz a perdu sa spontanéité, le swing, la pulsion, la séduction au bénéfice d'un travail. On montre ce qu'on sait faire, comme des manipulations en laboratoire.

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