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Paul Gauguin, biographie d'un artiste monde


David Haziot livre une biographie monumentale du peintre Paul Gauguin, chez Fayard.


C’est une somme monumentale que consacre David Haziot au peintre Paul Gauguin. Primé en 2008 par l’Académie française pour sa biographie de Van Gogh, puis par les Goncourt en 2012 pour Le Roman des Rouart, David Haziot connaît bien la période. Il livre un ample pavé de 750 pages, à la fois biographie de Gauguin mais aussi essai sur son œuvre et récit de l’époque où elle éclôt, un récit dense et érudit, mais parfaitement accessible et qui sera une référence pendant des années. Le livre s'accompagne d'un site internet qui permet au fil de la lecture de voir les tableaux évoqués par l'auteur. Une excellente idée appelée, espérons-le, à se développer...


David Haziot remonte d'abord les origines du peintre, sa grand-mère Flora Tristan et ses aventures avec Bolivar et les révolutionnaires sud-américains, son père Clovis, journaliste au National, quarante-huitard qui devra fuir la France quand Napoléon III impose son empire. Tout au long du récit, chaque personnalité importante, chaque événement historique est développé en quelques pages, permettant de saisir comment s'entremêlent l'Histoire et le parcours de Gauguin, l'oeuvre de l'artiste et celle de ses contemporains, du creusement du canal de Panama aux recherches divisionnistes de Seurat, en passant par la littérature de l'époque...

De son enfance au Pérou à ses derniers mois en Polynésie, le récit montre Paul Gauguin dans son temps, période de spéculation boursière, de conquête coloniale et d'une première mondialisation, d’explosion de l’impressionnisme, de l'Exposition universelle et de la construction de la tour Eiffel. Peintre autodidacte mais qui apprend vite, nourri au départ par l'amitié et l'observation de Camille Pissarro et d'Edgar Degas, il débute à l'abri du besoin, enrichi par les bonnes affaires financières, achète une belle collection de toiles des modernes de l'époque, se marie avec la Danoise Mette avec qui il aura cinq enfants. Mais son épouse ignorait la passion dévorante de la peinture qui allait naître chez Gauguin. Quand le krach ruine le peintre, il décide de se lancer à corps perdu vers un art nouveau. La rupture familiale est inéluctable, Mette rejoint la Baltique et Paul continue sa route loin de sa famille...

Paul Gauguin ne limite pas son regard à l'art européen héritier de l'antique. Il est nourri par les statues pré-colombiennes vues pendant son enfance et sera le premier créateur à embrasser le monde dans son oeuvre. Marin dans sa prime jeunesse, il découvre d'abord la planète sur les mers. Son exil polynésien est bien connu, mais Gauguin a fait le tour du monde... « Le Pérou, Orléans, Copenhague, Paris, la Bretagne, Arles, la Méditerranée, le Brésil, le Chili, Panama, Cap Nord et Cap Horn, la Baltique, la Martinique, la Nouvelle-Zélande, Tahiti, les îles Marquises... Combien d'hommes au XIXe siècle ont pu errer ainsi sur la planète à la recherche d'eux-mêmes ? » Il rêve d'aller peindre les Annamites en Indochine, entame les démarches pour partir s'installer à Madagascar. Et d'une certaine manière, son séjour à Pont-Aven s'inscrit dans la même démarche de chercher un ailleurs, pas seulement pour le découvrir mais pour s'en emparer. Gauguin, l'aventurier, observe l'art venu du lointain et d'autres périodes avec le même intérêt que l'art européen, se pose les mêmes questions face à l'âge d'or des Khmers que face à l'art classique. Il regarde « l'enseignement académique issu de la Renaissance, non comme mauvais, bien entendu, mais comme un parmi d'autres ». D'où la mise en place dans son travail, surtout en sculpture « d'une synthèse plastique universelle où toutes les civilisations seront convoquées. Une forme de fraternité universelle plastique, un art humain, par-delà les nations. Seul un homme de partout et de nulle part comme Gauguin pouvait se lancer dans cette direction. »

S'appuyant notamment sur les nombreux écrits de Gauguin, souvenirs et correspondances, David Haziot décrypte avec précision la naissance puis l'épanouissement d'une oeuvre, fruit d'une recherche patiente, d'une lente évolution où Gauguin assimile à la fois l'art de ses contemporains et creuse son sillon. « Malgré les apparences ou un jugement simpliste sur le peintre, explique l'auteur, il n'y a pas de rupture brutale entre l'oeuvre réalisée en France et celle de Tahiti. Chez Gauguin, tout procède par lente progression, reprise de thèmes anciens approfondis par une réflexion nouvelle. »

La description des toiles par l'auteur, au fil du récit, montre comment s'entrecroisent l'esthétique, les rêves de l'époque, la psychologie, la vie d'aventure, la volonté d'en découdre et de s'imposer. Un exemple parmi d'autre, l'autoportrait qu'envoie Gauguin à Van Gogh à Arles depuis Pont-Aven : « Gauguin s'est peint sur fond jaune de chrome parsemé de fleurs blanches et roses. Il sait par les lettres à Bernard et leurs conversations que Vincent aime le jaune de chrome et c'est un clin d'oeil qu'il lui adresse, mais la figure censée être un "Misérable" peintre impressionniste en proie à l'exclusion par la société est traitée avec une hargne, une violence peu commune. (...) Jamais Gauguin n'a mis tant de force outrancière dans un tableau d'une agressivité dans bornes. Contre qui ? L'autoportrait exprime certes un malaise, mais aussi une aptitude redoutable à la lutte pour s'en sortir. »

Ces pages brûlantes sur le séjour à Pont-Aven, pendant que Van Gogh l’attend avec impatience à Arles, puis la catastrophique expérience de la Maison Jaune sont particulièrement saisissantes, parmi les plus impressionnantes du livre, montrant à la fois la sauvagerie de Gauguin, son indépendance, le peu de crédit qu'il accorde à Van Gogh. Et il n'est pas le seul ! A nouveau, un extrait vaut la peine d'être cité. A Arles, Gauguin fait le portrait de Van Gogh, pas un hommage, mais une agression... « Ce tableau, Le peintre aux tournesols, n'est pas un portrait, c'est un meurtre. Vincent à droite, assis, la tête sans cou, dans un énorme pardessus marron ou une épaisse robe de chambre tient d'une main crispée un pinceau qui applique de la couleur sur une toile dont on ne voit que le champ, un pot de tournesols dépenaillés et grotesques est devant lui pour servir de modèle ; au fond, des bandes de couleurs de quelque toile imaginaire. La prise de vue, si on peut dire, est faite d'en haut et on aperçoit le sommet du crâne de Vincent, comme pour marquer une infériorité par rapport au portraitiste. La tête est défoncée, simiesque ont dit certains auteurs, je penserais plutôt à une tête de cadavre que la mort a déjà attaquée comme certains visages de communards qui furent exposés après la répression », explique David Haziot, qui n'hésite pas à prendre la parole à la première personne dans ce moment clé...

Le drame est inéluctable. On connaît la suite... Van Gogh se tranche l'oreille, Gauguin rentre à Paris. En quittant la Camargue, il sauve sa peau mais il sait aussi que les relations avec son marchand Théo Van Gogh seront désormais compliquées. Il taille néanmoins la route, refusant toute compromission.

Les difficultés de la vie s'enchaînent. Les frères Van Gogh meurent coup sur coup. Gauguin, imprévisible, égoïste, ogre, se fâche avec certains amis. Mais finalement, la reconnaissance vient grâce à Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau et les symbolistes qui l'adoptent, lui se tenant à l'écart. Littérateurs adeptes de voyages immobiles, ils s'enthousiasment pour ce sauvage qui ne se contente pas de rêver du bout du monde. Sur une idée d'Emile Bernard, il décide de partir pour la Polynésie, fraîchement colonisée, en quête d'un Eden. « Tahitiens et Tahitiennes (...), heureux habitants des paradis ignorés de l'Océanie, ne connaissent de la vie que les douceurs, écrit-il à son ami Schuffenecker. Pour eux, vivre c'est chanter et aimer. » Gauguin étouffe en Europe. Dans une lettre à Mette, il lui fait part de ses rêves. Curieusement, malgré le temps qui a creusé une distance définitive, il pense encore à l'époque que sa famille pourra un jour le rejoindre... « Là, à Tahiti je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurantes des mouvements de mon coeur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. »

Une nouvelle fois, rien ne se passe comme prévu. Gauguin s'adapte peu à la vie coloniale. Les relations avec la société locale sont difficiles. Il s'éloigne, rencontre la très jeune Pahura. Ces relations avec des adolescentes, choquantes aujourd'hui, sont remises en perspective par l'auteur, notamment à travers l'évocation des traditions locales qui avaient horrifié les premiers missionnaires. Dans ce contexte exalté, Gauguin livre une série de chef d'oeuvres totalement neufs, notamment un portrait de sa compagne. « Malgré les femmes arabes ou berbères de Delacroix, Vahine no te tiare est le premier portrait par un grand artiste européen d'une femme au bout du monde sans la moindre connotation exotique. Les femmes d'Alger sont nos cousines en Méditerranée, notre berceau commun, Gauguin osa traiter une femme d'un monde si lointain comme il l'aurait fait de Madeleine Bernard », sa maîtresse à l'époque de Pont-Aven. « On mesure peu aujourd'hui ce qu'une telle oeuvre pouvait avoir de révolutionnaire et Paris allait le rappeler durement au peintre capable d'une telle audace. » En permanence, David Haziot décrit avec précision à la fois la vie de la colonie, les personnages, les moeurs polynésiennes, les mythologies, les paysages, les ambiances qui se retrouvent de façon symbolique dans les toiles de l'artiste.

Quand il rentre à Paris, Gauguin s'attend à être fêté. Il expose ses toiles chez Durand-Ruel, compte les vendre à un prix démesuré. Il déchante vite et finalement, ce séjour, malgré les heures joyeuses où il reçoit ses amis dans son atelier rue Vercingétorix, s'achève de façon peu brillante, une jambe brisée dans un rixe à Concarneau et une syphilis contractée auprès d'une prostituée.

Mieux vaut repartir aux antipodes... Cette fois de façon définitive. Le second séjour est aussi douloureux que le premier pour Gauguin, malade et sans le sou. Au loin, il désespère, attend en permanence de l'argent pour la vente de ses toiles, vit dans la misère, accepte un emploi subalterne, devient journaliste à la plume acide. Désespéré, il pense au suicide, surtout quand il apprend la mort de sa fille Aline en Europe. Mais avant, il peint son oeuvre manifeste, son testament, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Les interprétations de ce grand, très grand tableau, sont multiples. « Plus qu'une réponse aux questions posées par le titre, explique David Haziot, ce grand-oeuvre de Gauguin dit plutôt à quelles conditions l'homme peut être heureux. Les interrogations portées par l'oeuvre n'ont pas de réponses, elles n'en auront jamais, et le tableau ne les donne pas. Gauguin l'a écrit, (...) le mystère reste insondable. »

En partant aux Marquises, Gauguin va au bout de son destin et de son art. Sur l'île d'Hiva Oa, il construit sa fameuse Maison du jouir, atelier merveilleux - un lupanar pour ses détracteurs. Il se lie d'amitié avec quelques personnes, mais affronte une nouvelle fois les autorités religieuses et politiques qui ne supportent pas ce révolté incitant les familles à retirer les enfants des écoles coloniales ou à refuser les impôts. Son style s'adapte aux couleurs et l'austérité de ces îles qui n'ont rien à voir avec les lagons turquoise de Papeete. Son fidèle ami Monfreid lui envoie l'argent du galeriste Vollard et du collectionneur Fayet. Mais épuisé, le 8 mai 1903, meurt Paul Gauguin, le sauvage, « un artiste monde qui a tenté de brasser toutes les formules plastiques connues de lui. »

Gauguin, de David Haziot. Editions Fayard. 808 pages. 26 €

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