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Myriam Anissimov, les yeux bordés de reconnaissance


Avec "Les yeux bordés de reconnaissance" au Seuil, Myriam Anissimov livre un récit brûlant de souvenirs. Elle raconte une vie hantée par la mémoire de la Shoah et de quelques rencontres majeures, notamment Romain Gary. Longue conversation à l'occasion du festival de la biographie à Nîmes.

D'où vient ce titre "Les yeux bordés de reconnaissance" ?

C'est un titre choisi par ironie. C'est un terme argotique pour évoquer les femmes qui sont satisfaites. Par exemple dans les films d'Audiard, après une belle nuit d'amour. Je l'ai employé tout à fait à contre courant, de manière agressive pour dire le contraire.

Au départ du livre, il y a le choc du film "Le fils de Saul" de László Nemes...

J'avais envie depuis longtemps d'écrire ce livre, mais je n'avais pas trouvé la structure narrative. J'avais les éléments du récit, mais pas toujours les liens. Quand le film est sorti, j'ai voulu absolument le voir. Ça a été un choc. Le film s'approche le plus près possible de ce qu'a été l'épouvante, l'extermination des Juifs d'Europe, avec ces femmes, ces enfants, ces vieillards dans les dernières minutes de leurs vies, qui ne comprennent pas où ils sont arrivés et ce qui va leur arriver. C'est un exploit pour ce jeune réalisateur de faire ressentir l'enfer.

Cela a fait exploser quelque chose en vous ?

Quand le film est sorti, j'étais extrêmement ébranlée. J'ai repensé à cette idée de livre sur Samuel, le frère de ma mère, l'un des disparus de l'extermination. Pour les autres membres de la famille, on savait où ils étaient morts, pour lui on ne savait rien.

Après le film, je n'arrivais pas à me coucher. J'ai recommencé les recherches que mon grand-père, ma mère et moi avions entamées auprès des archives allemandes. Ils nous avaient toujours répondu qu'ils n'avaient aucun élément sur la personne recherchée. 70 ans après, je me suis dit que j'allais à nouveau écrire. J'ai fait la même demande, avec les mêmes renseignements. Et une semaine après, je reçois une réponse. Sur le coup, j'ai pensé que c'était comme d'habitude. Mais il y avait une dizaine de feuillets, le nom du village de France où mon oncle Samuel avait été assigné à résidence, le siège de la gestapo à Cologne... C'était stupéfiant que ces documents sortent après 70 ans. Et tout d'un coup, il y avait les photocopies, le trajet du camp de concentration en Espagne jusqu'à l'Allemagne et le ghetto à quelques kilomètres de Sobibor.

Ce garçon de 17 ans méritait un tombeau symbolique, c'est pour ça que j'ai écrit ce livre.

Vous découvrez que pour avoir accès aux archives, il faut payer. Ce qui est odieux...

Les papiers ne disaient pas dans quel camp il était mort. J'ai terminé les recherches pour savoir où il avait été assassiné. Comme je suis biographe, j'ai l'habitude, je sais comment m'y prendre. Mais à ma grande surprise, j'ai reçu une lettre des archives me demandant de payer une somme d'argent. J'ai d'abord cru à une erreur, j'ai eu un fou rire. Il faut payer pour que le peuple juif sache où il a été assassiné ! Je n'ai pas répondu. Un mois après, j'ai reçu une lettre très agressive, une sommation avec menaces de pénalités. J'ai payé, les yeux bordés de reconnaissance... Mais je continue à dire que c'est un scandale. L'Allemagne pourrait fournir ce service gratuitement aux survivants et aux descendants de victimes. On sait bien que ce ne sont pas les mêmes personnes, mais l'Allemagne est responsable historiquement. Ce n'est pas effaçable, c'est monstrueux.

Cela montre que cette histoire n'est pas totalement réglée...

Il y a encore une forme de déni. Même si cela coûte de l'argent d'entretenir ces archives, c'est leur problème.

Dans le livre, vous évoquez aussi longuement votre relation avec Romain Gary. Quelle image aviez-vous de lui quand à la sortie d'une émission de télé, vous le récupérez sur un trottoir ?

J'étais une très jeune femme, j'avais 30 ans. Pour moi, c'était l'auteur de La Promesse de l'aube. J'avais lu ce très beau livre, mais je ne connaissais pas le reste de son oeuvre. Je savais que c'était une star de la littérature. Sur le plateau, j'étais la seule à ne pas être célèbre, il y avait aussi Benoîte Groult.

Le présentateur Armand Jammot m'avait prise parce que j'étais jolie. Il m'avait dit, si tu n'es pas bonne à l'oral, on coupera le micro... Ça s'est très bien passé, Gary était extrêmement courtois, Benoîte Groult aussi.

J'étais impressionnée, il en imposait physiquement. Il était baraqué, un peu arrogant, beau, viril, célèbre. Tout pour impressionner une jeune femme ! Il ne m'a pas adressé la parole, sauf pendant l'interview.

Comme je ne connaissais personne, après l'émission, je suis partie avec ma voiture. Lui parlait avec tout le monde. Je roulais et j'ai vu sa silhouette au bord du trottoir, il ne bougeait pas, il m'a émue. Ce n'était pas une attitude sereine, normale. J'ai eu l'impression qu'il était en danger. Très naturellement, je lui a demandé s'il avait besoin d'un taxi et je l'ai raccompagné chez lui au 108 rue du Bac. On a très peu parlé. En bas de chez lui, il m'a donné son numéro de téléphone sur un bout de papier que j'ai toujours en me proposant de venir regarder l'émission chez lui.

Et vous rencontrez un homme blessé...

J'étais frappée, il vivait dans un hôtel noble, un étage et demi, c'était immense, désert. Il était tout seul. J'ai vu un homme extrêmement silencieux, triste. J'ai commencé à mieux le connaître, je venais presque tous les jours le voir.

C'était un homme déprimé, malheureux est un mot trop faible. Il était dans une détresse absolue. Il était très changeant d'humeur. Ce n'était pas un homme qui riait. Mais parfois, il était très calme, très gentil, aimable, protecteur. Je voyais en lui une sorte de père. Il pouvait changer très rapidement et être extrêmement violent.

Myriam Anissimov, photo John Foley.

Pourquoi s'est-il attaché à vous ?

Je ne voudrais pas être présomptueuse. Je ne suis pas certaine qu'il se soit attaché à moi en tant que Myriam Anissimov. Il n'aimait pas la compagnie des hommes. Il aimait la compagnie des femmes et pas seulement pour les sauter ! Même si je l'ai vu prendre congé de certaines filles...

J'étais plutôt jolie, pas trop stupide. Je crois qu'il était plus futé que moi. Il a compris que nous étions deux Juifs polonais, il y avait cette complicité qui dépassait nos personnes, nous étions nés dans le même berceau. On était sur la même longueur d'onde.

Il était malin. Il ignorait que j'allais devenir sa biographe. Il m'avait demandé ce que j'avais lu de lui et il m'avait donné La Danse de Gengis Cohn, qui ressemble à un roman juif américain, à la Philip Roth, et n'avait eu aucun succès en France. C'est un livre génial. Il m'avait demandé ce que j'en pensais. Je lui avais répondu que j'avais deux choses à lui dire : "D'abord je ne comprends pas que tu laisses Paul te copier." Je voyais Paul Pavlovitch, il était très beau garçon, brillant, j'étais persuadé qu'il était Emile Ajar. Je le trouvais attirant. Il m'a répondu en se marrant : "Laisse tombe, c'est un petit con." J'avais compris littérairement que c'était le même auteur, mais je pensais qu'il s'agissait d'une histoire de plagiat. Et puis, je lui avais dit qu'il faisait des fautes en yiddish et que je pouvais le corriger pour une prochaine édition. Il m'avait hurlé dessus en me disant que sa mère parlait comme ça avant que je sois née.

Vous n'avez jamais soupçonné que Gary et Ajar étaient la même personne ?

J'avais rencontré Paul pour Le Nouvel Observateur. Quand Ajar est sorti, c'était une bombe atomique littéraire. J'avais subodoré qu'il y avait quelque chose de pas tout à fait casher. Mais il ne m'a jamais dit : "Tu es perspicace." Il m'a laissé dans l'obscurité, ne m'a jamais révélé la vérité.

Il avait un rapport étrange à sa judéité...

C'était un homme compliqué, ambivalent, provocateur. Je faisais mes premiers voyages en Israel. C'était après la guerre de Kippour, j'étais très émue. C'était encore un tout petit pays, presque sous-développé. A l'époque, il n'y avait que trois millions d'habitants, maintenant il y en a neuf.

J'étais émue, bouleversée. J'étais engagée contre la persécution des Juifs d'URSS, certains étaient condamnés pour vouloir immigrer en Israel. Je faisais partie d'un comité à Paris. Il était fou furieux, il me disait : "J'en ai rien à foutre". Il ne supportait pas que je refuse un dîner avec lui pour aller militer pour la libération des juifs d'URSS.

Au comité, il y avait une femme russe qui m'avait dit que s'il venait, ce serait extraordinaire. Comme une imbécile, j'avais donné son numéro. Il l'avait envoyée balader de façon grossière et il m'avait engueulé, en me disant qu'il pouvait changeait de numéro en cinq minutes, qu'il m'interdisait de dire où il habitait. Il était caractériel, il aimait bien libérer son énergie. Même en public... Je l'ai vu faire des trucs, je savais plus où me mettre.

A l'époque, vous vendez des fripes, notamment des habits qui en fait étaient récupérés dans les camps de concentration...

C'est une histoire incroyable, je l'avais déjà écrit dans un roman, La soie et les cendres. Il fallait que je gagne ma vie parce que je ne vendais que 3 ou 4 000 bouquins. J'avais un stand aux puces de fripes de luxe anciennes. C'était la grande mode, je travaillais pour le cinéma, le théâtre, la haute couture. Belmondo ou Deneuve venaient aux puces. Comme c'était la mode, cela devenait de plus en plus cher et c'était de plus en plus difficile de s'en procurer. En dehors de ce que les gens m'amenaient et qui ne suffisait pas, j'allais chez un grossiste et effectivement, j'avais des doutes. Je me posais des questions. C'était au bord des voies ferrées à Aubervilliers. Toutes les semaines, il y avait des arrivages. J'arrivais avec des grands sacs poubelles de 100 litres. Un jour, je les avais oubliés et le vendeur me dit d'aller dans le hangar. Je lis très bien l'allemand et je vois sur des sacs que le textile vient d'Allemagne où il a été étuvé et désinfecté. Six mois après, je fermais ma boutique. C'était fini pour moi, j'avais l'impression de me souiller.

Quand La soie et les cendres est sorti, il n'y a qu'Hector Bianciotti qui en a parlé dans Le Monde. Cela aurait du faire scandale. A la même époque, les Allemands vendaient aussi des anciens manteaux de SS. Les jeunes se baladaient avec ça dans Paris. Aujourd'hui, ça ne passerait plus. Mais le film Shoah de Claude Lanzmann n'était pas encore sorti...

Vous évoquez aussi la figure moins connue du chef d'orchestre Sergiu Celibidache...

C'était un génie musical. Je suis mariée avec un violoniste qui avait fait ses études avec lui. J'ai eu une révélation de la musique en assistant à ses répétitions, ses concerts, ses cours de phénoménologie de la musique.

A travers ce triptyque, je voulais raconter trois destins. D'abord Gary, le Juif polonais qui a résisté. Puis dans cette zone grise, Celibidache, un grand artiste qui n'avait pas dédaigné passé la guerre à Berlin. Il n'a pas participé activement mais il a quand même supporté de dire "Heil Hitler" tous les jours. C'était un génie, un grand intellectuel, mais qui a vécu dans ce pays. Certains ont préféré partir, même des personnes qui n'étaient pas juives et qui n'étaient pas menacées comme l'écrivain Thomas Mann ou le musicien Fritz Busch. Lui est resté. Puis dans le troisième volet, comme la conséquence morale de cette histoire, un jeune garçon, qui a été tué après avoir été livré aux assassins par la police française.

Votre mère vous disait de penser à autre chose. Gary aussi d'une certaine manière. Vous les comprenez ?

Ma mère, je la comprends. C'était une héroïne de la guerre. Quand les Allemands sont arrivés, la directrice de son lycée lui a donné de l'argent pour qu'elle se sauve. Elle était brillante, elle aurait du aller à l'école normale. Son père avait été arrêté, Samuel aussi. Ma mère était seule, elle a organisé le passage de la ligne de démarcation. Prise par les Allemands, elle est parvenue à s'en sortir. Elle a emmené deux petites filles qui ont été cachées.

A Lyon, elle va voir la police en disant qu'elle a perdu ses papiers dans un bombardement et on lui fait des papiers français. Quand les Allemands sont entrés en zone sud, elle est passée en Suisse, puis en est ressortie clandestinement.

Elle ne comprenait pas que je pense à ça, elle trouvait que cela prenait trop de place dans mon existence. Mais cette histoire n'est pas terminée. Les psychiatres voient même les conséquences sur les arrières petits-enfants. C'est un choc post-traumatique dont j'ai hérité, ma mère était enceinte quand elle a passé la frontière. Elle trouvait que je la ramenais, que je devais penser à faire ma vie.

"Les Yeux bordés de reconnaissance", de Myriam Anissimov. Editions Seuil. 240 pages. 19 €.

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