Marseille : Ai Weiwei au Mucem, entre Orient et Occident
Magistrale exposition Ai Weiwei au Mucem à Marseille, servie par un accrochage d'une rare intelligence.
Il y a des expositions dont on sort augmenté. C'est le cas de l'impressionnante exposition de l'artiste et activiste chinois Ai Weiwei au Mucem à Marseille, remarquable par la puissance des oeuvres présentées, mais aussi par la richesse et la fluidité du propos. L'oeuvre d'Ai Weiwei peut paraître complexe. L'homme est médiatique pour ses combats politiques pour la liberté d'expression, il est sans doute plus connu du grand public pour son engagement que pour son travail de plasticien. Récemment encore, la destruction de son atelier pékinois par les autorités chinoises faisait la une des journaux, sans un mot sur l'oeuvre de l'artiste.
Grâce au commissariat de Judith Benhamou-Huet, le propos et le parcours de l'artiste sont d'une lisibilité exemplaire, sans omettre pour autant les allusions nombreuses de l'artiste à l'histoire de l'art, à l'histoire politique de son pays, aux relations entre l'Occident et l'Orient, à son parcours personnel et à celui de son père. Mais la justesse de l'accrochage, la précision et la brièveté des cartels rendent l'expérience riche et accessible.
Dès la première salle, le visiteur est saisi en découvrant deux énormes cubes de savon de Marseille sur lesquels sont gravées la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges en 1791. Les oeuvres voisinent avec la gigantesque charpente d'une ancienne maison chinoise dont la carcasse multicolore couverte de peintures industrielles est posée sur des globes de cristal. En un coup d'oeil, l'essentiel du message d'Ai Weiwei semble réuni : la défense incessante de la démocratie, l'importance fondamentale de la matière avec laquelle chaque oeuvre est constituée, un aller retour incessant et riche de sens entre le geste artisanal et artistique, le passé et le présent, la Chine et le monde occidental, la variation autour du ready made et la question de l'objet qu'Ai Weiwei ne détourne pas, mais retourne littéralement pour en interroger toutes les dimensions historiques, symboliques, politiques, esthétiques.
Autour, dans des petites vitrines traçant un parcours jusqu'à la seconde grande salle, se mélangent quelques objets des collections du musée et des oeuvres d'Ai Weiwei dans un dialogue particulièrement pertinent. Il est bien sûr question de ce geste séminal dans lequel l'artiste a brisé un bol ancien et précieux. Faisant allusion au grand bond en arrière de la Révolution culturelle par lequel la Chine populaire voulait effacer les pratiques culturelles anciennes jugées bourgeoises et réactionnaires ainsi qu'au manque de considération de la nouvelle Chine capitaliste pour son patrimoine, Ai Weiwei ne se contente pas de détruire un objet comme jadis les gardes rouges ou aujourd'hui les consommateurs gloutons. Il fait de son geste une performance artistique et transforme les miettes du bol en oeuvre plastique contemporaine. Si l'artiste se situe dans le monde chinois, impossible de ne pas penser aujourd'hui aux temples de Palmyre ou aux mausolées de Tombouctou. Preuve que l'art d'Ai Weiwei est universel... L'acte donne naissance à une deuxième pièce, où les photos de la performance sont transformées en grands tableaux réalisés en briques de lego, comme des pixels contemporains, et de vases anciens recouverts de peinture industrielle, nouvelles propositions pour aujourd'hui et demain.
En filigrane, se raconte aussi l'histoire de son père, Ai Qing, poète venu en France à la fin des années 1920, en posant ses valises sur les quais voisins du quartier de la Joliette. L'hommage à cet homme est bouleversant. Avec sa famille, il a été exilé à la campagne durant la Révolution culturelle, humilié en tant qu'intellectuel voué à nettoyer les latrines. Une vitrine présente la maquette d'un bateau similaire à celui sur lequel il avait voyagé pour venir en Europe. Son visage apparaît avec un masque mortuaire, une vieille tradition qu'Ai Weiwei réactive comme un hommage ultime à cet homme.
Mais à côté de ce père biologique, il est aussi question d'un autre père, spirituel celui-là, Marcel Duchamp. Son visage aussi apparaît avec un cintre qui dessine son profil, mais c'est surtout son esprit qui plane sur toute l'exposition.
Un pied en Occident, un oeil en Orient... Chaque objet dont s'empare Ai Weiwei raconte une histoire, livre un regard sur le monde contemporain. Le titre de l'exposition "Fan-Tan" est une allusion à un char d'assaut de la Première Guerre mondiale, décoré sur chaque flanc par un oeil, comme celui qui figurait sur certains bateaux chinois. Aux côtés de plaques de verre de lanterne magique présentant des paysages chinois, d'un ancien pot de chambre au fond duquel veille un oeil, d'une pipe à opium sculptée par un poilu dans un obus de la Première Guerre mondiale, voici un sex-toy de jade, un smartphone taillé dans une hache néolithique, des ossements retrouvés sur un camp de travail en porcelaine, un caméscope de marbre, des menottes, une assiette en porcelaine ornée de migrants en fuite, des bombes lacrymogènes lancées par la police à Calais présentés devant un papier conçu de l'artiste, L’animal qui ressemble à un lama mais qui est vraiment un alpaga.
Toutes ces images évoquent le regard acéré de l'artiste sur la planète, la société de la communication et de la surveillance généralisée, les violences géopolitiques qui jettent les hommes sur les routes et les mers. Le sort des migrants est un engagement constant de l'artiste, comme le montre le film Human Flow ou des bouées de marbre présentées en fin de parcours. L'enfilade se termine par un doigt d'honneur en verre, comme celui qu'adresse l'artiste aux grandes institutions culturelles dominatrices.
L'exposition s'achève de façon spectaculaire avec un nouveau clin d'oeil à Marcel Duchamp. Sur un gigantesque porte-bouteille à l'envers, Ai Weiwei fait briller des dizaines de lustres anciens, variation monumentale et scintillante autour du ready made. Autour, sont présentés les signes du zodiaque chinois, montrant l'ancienneté des échanges entre la France et la Chine. Les originaux se trouvaient sur une fontaine du palais d'été de l'empereur Qianlong, ils ont été créés par un missionnaire français, dérobés par les Européens pendant la guerre de l'opium, achetés par Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, vendus aux enchères à Paris, réclamés par les nationalistes chinois... Curieux aller-retour montrant que les frontières n'existent que dans les esprits, car comme le dit l'artiste : « Une fois qu'on a goûté à la liberté, elle demeure en notre coeur, personne ne peut la prendre. On peut alors être plus puissant que tout un pays. »
Jusqu'au 12 novembre. Tous les jours, 11 h-19 h. Mucem, 7 promenade Robert-Laffont, Marseille. 9,50 €, 5 €, billet famille 14 €. 04 84 35 13 13.
En écho à l'exposition, une visite s'impose au château La Coste, au Puy-Sainte-Réparade près d'Aix-en-Provence qui accueille depuis l'an dernier une oeuvre permanente d'Ai Weiwei. Avec Ruyi Path, inspiré du sceptre cérémonial de la culture chinoise symbolisant le pouvoir et la bonne fortune, il trace un nouveau sentier à travers la garrigue, reliant deux anciennes routes du domaine. Le cheminement est réalisé avec des pavés du port de Marseille, foulés par tant de personnes à leur arrivée en Europe et symboles des nouveaux aménagements urbains qui effacent l'histoire.
Tous les jours, 10 h-19 h. Jusqu'au 17 heures en semaine l'hiver. Château La Coste, 2750 route de la Cride, Le Puy-Sainte-Réparade (Bouches-du-Rhône). 04 42 61 92 92.