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Danielle Darrieux, le mystère de l'incarnation


Jean-Noël Grando est historien du cinéma. Avec Danielle Darrieux, Stradivarius de l'écran, il publie un beau livre sur l'actrice qui a traversé toute l'histoire du cinéma parlant depuis ses premiers rôles au début des années 1930 jusqu'à sa mort, centenaire, en 2017. Richement illustré de photos et d'affiche, l'album paru aux éditions Un Autre Reg'Art est préfacé par Jean-Claude Carrière, qui se souvient en ouverture de ses émotions adolescentes et d'un poème adressé alors qu'il avait 11 ans à la star de cinéma.

Parallèlement au déroulé précis de la carrière de l'actrice, raconté de façon très érudite, Jean-Noël Grando propose quelques coups de projecteur sur les films qui ont marqué l'histoire du cinéma. Et ils sont nombreux autant que différents. Incroyables même... Danielle Darrieux a commencé en tournant avec Billy Wilder, Maurice Tourneur, Marcel L'Herbier, Claude Autant-Lara ou son mari Henri Decoin dans les années 30 et 40. Elle a fini sa carrière avec Jeanne Labrune, Anne Fontaine et bien sûr François Ozon au début du XXe siècle. Entre temps, elle a été filmée par Max Ophuls, Mankiewicz, Claude Chabrol, Jacques Demy, Romain Gary, Paul Vecchiali, André Téchiné ou Benoît Jacquot !

Retour sur cette carrière vertigineuse avec son biographe.

Qu'est-ce qui vous séduit chez Danielle Darrieux ? L’actrice ! Ce côté œil qui frise... Elle est très détachée par rapport au métier et elle le faisait comme une grande professionnelle. Et la beauté de tous les âges, à 20 ans, à 50 ans ou à 90 ans. Vous montrez que c'est la première star française du cinéma. En quoi ? C’est une actrice qui n’a pas pris de cours de comédie. Elle commence par le cinéma sans être passée par le filtre du théâtre. Quand elle débute, elle a 14 ans, c’est l’actrice de cinéma par excellence. Elle impose sa fraîcheur, sa spontanéité, c’est une actrice d’instinct. Quelle est la spécificité de son jeu ? Il y a beaucoup de détachement. C’est une actrice de l’immédiat qui ne s’embarrasse pas de psychologie, qui refuse un trop grand nombre de prises pour ne pas émousser sa spontanéité. Elle ne veut pas trop décortiquer le personnage, pour ne pas lui enlever son essence. Elle est détachée. Elle refuse l’introspection pour incarner avec ce qu’elle ressent immédiatement. Elle a une palette de jeu extrêmement large… Des comédies débridées aux drames les plus noirs, elle a tout joué. Sa carrière dure 80 ans, elle couvre toute l’histoire du cinéma parlant. Elle a joué dans tous les registres, elle ne s’est rien interdit notamment dans les films de Romain Gary ou Benoît Jacquot. Elle a beaucoup voulu changer de style pour élargir le spectre de ses interprétations. Danielle Darrieux a aussi beaucoup changé de genres. Sa palette est assez extraordinaire avec des rôles qui sortent de l’ordinaire pour une actrice de cette époque. Elle avait peur de l’ennui ? Oui, je crois. Elle cherche à se renouveler. Dès le début quand elle tourne des comédies avec du champagne, elle veut du drame. Elle a beaucoup servi et s’est rarement servie. Elle avait aussi peur de sombrer dans une forme d’académisme. Surtout, elle a su vieillir à l’écran en jouant tous les rôles. Au fil des années, son jeu s’est intériorisé. Dans les années 30, elle est très volubile. Puis peu à peu, elle va aller vers une palette d’émotion plus large. Ses rôles sont souvent des personnages doubles…

Du bon côté, comme du mauvais côté. Cela m’a frappé en étudiant sa filmographie. Elle joue souvent des personnages qui basculent vers autre chose. Souvent le sentiment amoureux est à l’origine de cette double personnalité. Dès qu'elle commence, elle rencontre un succès immédiat... Tout de suite ! En trombe ! Elle tourne 21 films en 5 ans. Elle accumule les rôles et les grands rôles. Elle explose en 1936 avec Mayerling, mais même avant, on la remarque. Et elle joue peu de seconds rôles, elle porte les films.

C’est assez exceptionnel, il n’y a pas d’enfants acteurs à l’époque. Elle arrive la première, avant Michèle Morgan, avant Micheline Presle. Et elle est vite adoptée par le public.

Comment expliquer ce succès ? C’est la grâce, la magie, le génie de l’incarnation. Elle parvient à se couler dans tous les univers qu’on lui propose. Il y a aussi une certaine simplicité, qui est ressentie assez vite. Mais le mystère de la présence à l’écran reste inexplicable. Elle a beaucoup séduit le public dans cette période d’insouciance où on ne veut pas croire que la guerre va arriver. Elle est dans l’air du temps. Justement, la période de la guerre est étrange. Qu'en est-il exactement ? Comme beaucoup de gens, elle continue à travailler. Quand la guerre éclate, elle a 22 ans, elle est inconsciente politiquement. Elle a déjà beaucoup tourné en Allemagne, comme cela se faisait beaucoup à l’époque. Et elle est amoureuse de Porfirio Rubirosa, un diplomate dominicain prisonnier en Allemagne. Quand on lui demande de tourner pour la Continental, qui est une société de droit français, mais financée par les Allemands, elle accepte et tourne trois films.

Et en 1942, arrive la proposition du voyage à Berlin. Elle se tâte et finalement, elle accepte d’aller présenter Premier rendez-vous à Berlin et demande à aller voir son fiancé. Alfred Greven, le patron de la Continental, accepte. Elle présente son film et va retrouver Rubirosa et elle arrête là, les autres invités continuent le voyage vers Munich et Vienne. Elle rentre en France et se marie en septembre 1942 avec Rubirosa à Vichy, où sont rapatriés les diplomates. Elle bénéficie alors de son immunité diplomatique et en profite pour déserter la Continental et elle ne tourne plus pendant trois ans. Ce n’est pas une collabo, elle est dans l’inconscience et a cherché à gagner sa vie sans se rendre bien compte. Cette histoire va se répercuter dans le cinéma… Oui, Marcel Ophuls dans Le chagrin et la pitié accole des images du film de propagande Le Juif Süss et des images de ces acteurs partis à Berlin, avec Suzy Delair, Albert Préjean, Viviane Romance... C’était maladroit. A partir de là, des rumeurs assez fausses ont enflé. Elle l’a assez mal vécu. En 1945, son dossier a été étudié et immédiatement classé sans suite par le comité d’épuration. Et elle a repris le chemin des studios dès la Libération. Le film l’a beaucoup peiné, Marcel Ophuls a ensuite demandé pardon. Après la guerre, s’ouvre une période de creux. Pourquoi n’arrive-t-elle pas à retrouver le succès ? Elle appartient à une génération d’avant-guerre. On aspire à voir de nouveaux visages, Martine Carol, Simone Signoret... Elle n’a pas de grands rôles, on ne lui propose pas de grands scénarios. Elle tourne des petites choses pas dignes d’un grand intérêt. Puis dans les années 50, elle retrouve la gloire. Comment s’opère ce retour ? C’est un âge d’or ! Elle rebondit avec Occupe-toi d’Amélie de Claude Autant-Lara. Et puis, surtout, il y a la rencontre avec Max Ophuls avec lequel elle tourne trois films majeurs : La Ronde, Le Plaisir et Madame de… qui reste son film fétiche.

C’est une rencontre historique, au bon moment. Tous deux reviennent de loin, lui des USA où il n’a pas été reconnu, elle des années de vache maigre. Il y a une osmose qui opère. Elle se coule parfaitement dans l’univers d’Ophuls, qui à l’époque est un cinéaste marginal par rapport à la production ambiante et dont les films ne seront reconnus qu’après sa mort. Ils avaient d’ailleurs encore des projets à venir quand il disparaît en 1957. C’est aussi la période des grands rôles dans Le Rouge et le Noir, Marie Octobre. Elle joue les grandes héroïnes. Elle retourne également à Hollywood, où elle tourne notamment avec Mankiewicz. Elle retrouve aussi Henri Decoin, son premier mari dans La Vérité sur Bébé Donge qui la relance jusqu’à la Nouvelle vague. Quand arrive la Nouvelle vague, elle n’est pas totalement ignorée par les jeunes réalisateurs… Oui, elle n’est pas complètement oubliée. Sur les années de pleine Nouvelle vague, elle est absente. Mais en 1962, Chabrol fait appel à elle pour Landru, qui se situe hors de la Nouvelle vague. François Truffaut a dit aussi des choses assez belles sur elle. D’ailleurs Claude Jade rappelait que si Truffaut avait fait appel à elle, c’est parce qu’elle lui rappelait Danielle Darrieux. C’est un mouvement qui devait la laisser assez froide, mais on continue à l’époque à reconnaître son talent, son parcours. Elle parvient d’ailleurs à séduire aussi un cinéma d’auteur… Elle joue Le Coup de grâce de Jean Cayrol. Elle fréquente Romain Gary qui adapte Les oiseaux vont mourir au Pérou, même si ce n’est pas une réussite. Et puis, il y a Jacques Demy et Les Demoiselles de Rochefort ! Jacques Demy a été étiqueté Nouvelle vague à ses débuts. C’était un vieux rêve pour lui de la faire tourner, il adorait Ophuls et Darrieux. Quinze ans plus tard, il retrouve pour une Chambre en ville, un opéra filmé entièrement chanté comme Les Parapluies de Cherbourg et à nouveau, elle est la seule à chanter vraiment. Comme avec Ophuls, il y a une osmose, deux univers qui se rencontrent parfaitement.

Dans Les Demoiselles de Rochefort, elle joue avec Catherine Deneuve, présentée souvent comme son héritière. Qu’en pensez-vous ? Evidemment, c’est une actrice d’instinct, très pro et qui n’est pas passée par le théâtre. Elle a joué sa nièce puis sa fille plusieurs fois au cinéma. L’une et l’autre ont dit plein de jolies choses sur l’autre et l’une… Catherine Deneuve a dit qu’elle aimait les longs plans-séquence comme dans les films d’Ophuls. Il y a une filiation assez naturelle, avec ce jeu qui tend à s’intérioriser au fur et à mesure. Toutes deux ont voulu ne rien s’interdire, ont navigué dans des registres assez étendus. Pour finir, un film à conseiller ? C’est compliqué, puisqu’on est à Nîmes, je dirais La Maison Bonnadieu, un film tourné par un cinéaste nîmois Carlo Rim. C’est une rareté, mais c’est édité en DVD. Mais il y a au moins 30 coups de coeur. Et un film plus connu ? Le Plaisir, incontestablement. Cinématographiquement, c’est la perfection.

Informations pratiques

"Danielle Darrieux, Stradivarius de l'écran", de Jean-Noël Grando. Editions Un Autre Reg'Art. 276 pages. 26,90 €.

Pour aller plus loin

Parcours d'un siècle de cinéma, deux entretiens avec Jean-Noël Grando, émission Itinérances, Radio Alliance+

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