Clermont-Ferrand : le Frac ouvre le mauvais oeil...
Le Frac de Clermont-Ferrand présente une exposition collective pensée autour du film "The Evil Eye" de Clément Cogitore.
The Evil Eye. © Clément Cogitore.
L'exposition, son sujet comme les oeuvres présentées, résonnent forcément de façon singulière en pleine crise. Elle avait pourtant été pensée avant et les organisateurs le reconnaissent, ils ont hésité à la maintenir, par peur d'être taxés d'opportunistes. Ils auraient eu tort car la mission de l'art contemporain est justement de mettre de mots, des sensations, des images sur ce que nous vivons.
"Le Mauvais Œil" s'articule donc autour du film The Evil Eye, de Clément Cogitore, couronnée en 2018 par le prix Marcel-Duchamp, obtenu avec l'aide du Frac Auvergne qui avait défendu sa candidature auprès du jury de collectionneurs. L'oeuvre a intégré les collections de l'institution qui soutient le travail de l'artiste depuis plusieurs années. Placée au coeur de l'exposition, elle résonne à travers toutes les pièces par l'intermédiaire de sa bande-son. Mais ce sont bien les images qui frappent les esprits.
The Evil Eye. © Clément Cogitore.
Pour concevoir son film, Clément Cogitore a acheté auprès de banques d'images des vidéos destinées à la publicité, plans souriants et maquillés, factices ou sur fond vert, anonymes et stéréotypées, glacées et souvent réfrigérantes. Il accompagne les images d'une voix féminine annonçant le chaos, d'un texte aux accents prophétiques. « Telle une litanie présageant l'avènement d'une inéluctable fin du monde portée par la rémanence de grands récits mythologiques (...). Elégie poignante empruntant autant aux grands mythes qu'aux méthodes de manipulation des foules les plus éprouvées par la publicité comme par la propagande, The Evil Eye en appelle aux figures anciennes de la sorcière, de la prédicatrice et de l'oracle pour éclairer notre époque d'une lumière prémonitoire et funeste », écrit Jean-Charles Vergne, directeur du Frac et commissaire de l'exposition, dans le texte présentant son projet.
Autour du film, les pièces rassemblées viennent dialoguer de façon stimulante, toutes nourries par la même inquiétude et souvent une goût pour l'interrogation et l'étrange. Le photographe Grégory Crewdson se promène dans un monde en suspens. Imprégné par l'imaginaire du cinéma hollywoodien, il met en scène des images hors du temps, proche de l'effondrement évoquant parfois les films de David Lynch. Que fait cette jeune femme à moitié dénudée vue depuis un cabanon de jardin dans The Shed ? Que sont ces créatures hybrides, à la beauté intrigante ?
Les ciels nocturnes du peintre Gérard Petit conservent le même mystère, ne laissant apercevoir qu'une faible lumière. L'artiste n'utilise pas de noir mais accumule les couleurs pour arriver à une obscurité vibrante, dans un geste à la fois pictural et alchimique. Avec son petit théâtre d'ombre, Christian Boltanski livre une oeuvre magique, où les rituels, la magie se mélangent avec une beauté délicate. Avec poésie, les ombres de ses petites statuettes éclairées par des bougies dansent de façon à la fois onirique et macabre.
Ces formes anciennes et mythologiques ressurgissent aussi avec le travail de Caroline Achaintre. Grâce à la laine, elle tisse une forme évoquant à la fois le masque, les créatures gothiques, les animaux des contes, jouant avec l'émerveillement et les peurs enfantines qui sommeillent en chacun de nous.
Ces formes hybrides et poétiques sont également au coeur du travail de la Chilienne Sandra Vasquez de la Horra qui présente une série de dessins inspirés par les superstitions, la religion, les rêves fantastiques. L'artiste développe un univers charnel et féminin fait de mutations, dans un style à nouveau hors du temps. Plongés dans de la cire d'abeille, ses dessins semblent sortir de temps anciens mais prémonitoires, de périodes peuplées de sorcières et hantés par les malédictions.
Elly Strick aime aussi les beautés effrayantes. Avec Beaucoup de fleurs, un grand autoportrait masqué, l'artiste superpose au visage un voile de dentelle translucide, faisant écho à l'imagerie religieuse et aux imaginaires latino-américains. Entre splendeur décorative et inquiétude, entre déguisement et masque mortuaire, le visage aux yeux écarquillés est à la fois burlesque et fantomatique.
En écho aux images publicitaires et à leur puissance de propagande, l'exposition se poursuit avec une vaste fresque de Carole Benzaken, Disneyland Paris. Seules les mains gantées de Mickey Mouse se distinguent clairement, petite souris symbolique du gigantisme omnipotent de la multinationale du divertissement, qui fabrique du rêve, mais aussi beaucoup d'illusions... Mais Hollywood et l'entertainement américain sont parfois plus complexes qu'il n'y paraît. Michel Aubry reproduit le blouson porté par Madonna dans Recherche Susan désespérément, de Susan Seidelman. Derrière les strass, la veste reproduit le symbole maçonnique de l'oeil, gravé depuis longtemps sur les billets de 1$, accompagné de la devise "Novus ordo seclorum" (Nouvel ordre des siècles), inspirée par les Bucoliques de Virgile, longtemps interprétée comme une prophétie annonçant la venue du Christ.
L'exposition s'achève par deux salles où se mélangent les oeuvres de différents artistes, évoquant la chute et les tragédies. Marc Bauer réinterprète Delacroix avec La Révolte et l'Ennui, Sardanapale. Avec une photo de marathon de la danse, Emilie Pitoiset évoque la déposition du Christ. Théoricien de la société du spectacle, le philosophe Jean Baudrillard prolonge en photo ses réflexions sur l'opacité du réel avec des carcasses noyées de voitures. Une tour s'effondre dans la peinture de Serban Savu, comme le 11 septembre, tandis que Camille Henrot évoque les menaces qui planent sur le monde en s'inspirant de King Kong et que Fabian Marcaccio figure le chaos avec Babylon Noise, ravivant de façon contemporaine la peinture d'histoire pour une mise en scène du présent. Comme dans le film de Clément Cogitore, où résonnent des mots apocalyptiques, mais où l'amour survit : « Mon aimé, tout a commencé là-haut par la tornade. La grande tornade vent solaire. On a vu partout le ciel s'embraser de rouge, vert, bleu. Du Wyoming à l'Ouganda. Puis on a vu les satellites s'enflammer. Les uns après les autres. Et plonger lentement, pour s'éteindre, tout au fond des océans. Et puis, mon aimé, ici-bas, on a vu les tablettes, les câbles, les box s'embraser comme des torches dans un feu de joie. Chacun a pris ses jambes à son cou. Chacun s'est rué dans l'ombre des cavernes. Et me voici maintenant : enfermée à double tour, là où la nuit ne tombe jamais. »
Jusqu'au 21 février 2021. Mardi au samedi, 14 h-18 h ; dimanche, 15 h-18 h. Frac Auvergne, 6 rue du Terrail, Clermont-Ferrand. Entrée libre. 04 73 90 50 00.
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