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Emmanuelle Lambert : "Giono, une source intarissable de livres"

Commissaire de l'exposition Giono à découvrir jusqu'au 17 février au Mucem à Marseille, Emmanuelle Lambert publie "Giono, furioso", chez Stock. Un portrait subjectif, couronné par le prix Médicis essai 2019.

Portrait de Jean Giono par Irving Penn, Manosque, 1957, Irving Penn © Conde Nast.

La première fois que vous avez lu Jean Giono, adolescente, cela vous a ennuyé…

Oui, parce que j’étais sans doute trop jeune. C’était dans un contexte scolaire qui n’est pas forcément le meilleur. Je pense que je n’avais rien compris. Mais derrière l’ennui, quelque chose avait pointé. Le professeur était assez remarquable. Et on sentait la beauté qui passait, qu’il y avait quelque chose là derrière et c’est comme ça que j’y suis revenue un peu plus âgée. Et là, j’étais enfin prête à recevoir cette œuvre.


Alors pourquoi faut-il le lire aujourd'hui ?

Il ne faut jamais lire personne. Le « Il faut » est à assez contraire à la spontanéité de la lecture. En revanche, pourquoi est-ce qu’on ne regrette pas de lire Giono quand on le lit ? C’est parce que comme toutes les grandes œuvres, on n’en sort pas tout à fait le même que quand on y est entré. C’est une expérience poétique d’une très grande force, toujours d’actualité par certains sujets abordés. Si je cherche à inciter quelqu’un à lire Giono, je lui dirais que c’est l’un des plus grands des poètes du siècle passé.


Giono est un autodidacte, il débute comme employé de banque...

Absolument, il vient d’un milieu modeste. Son père était cordonnier, sa mère repasseuse. Et il a quitté l’école à 16 ans pour aider financièrement sa famille. Il a pris un petit travail d’employé de banque. Il ne l’a jamais regretté, cela l’a nourri, cela a nourri son œuvre car cela lui a appris à connaître les gens, dans le détail, et notamment les paysans alentours que la banque lui demandait d’aller convaincre.

Il a fait ça très sérieusement, de la même manière qu’ensuite il s’est mis très sérieusement à l’écriture. On retrouve l’influence de son père qui était artisan. Giono a le goût du métier bien fait et pour lui, la littérature n’est pas une question d’inspiration mais de travail et de travail quotidien. C’est la même chose avec la lecture, il aborde les choses en autodidacte, il épuise les sujets, il y va à fond. C’est une approche que je trouve très concrète et belle.


Littérairement, vous dites qu'il est "sans famille".

Oui, je pense que c’est un solitaire. C’est quelqu’un pour qui beaucoup d’écrivains ont de l’admiration mais qui n’a pas fait école. Il n’a appartenu à aucun groupe, il était proche de la littérature prolétarienne, mais c’est un individu, ce n’est pas un homme du collectif.

Ses racines vont très loin dans l’histoire de la littérature. Il s’abreuve à la source des auteurs grecs et latins, c’est tout autant un tragique grec qu’un écrivain influencé par Shakespeare ou Faulkner. Ce mélange forme un individu hors norme et qui avance tout seul.


On sent néanmoins le poids de l'héritage antique et des cultures méditerranéennes...

C’est un méditerranéen dans tous les sens du terme. C’est là où il est né, c’est là où il est mort. Il est vraiment nourri de la terre dans laquelle il a poussé. Il est d’origine française et italienne. C'est aussi un méditerranéen par culture acquise, pas seulement innée. C’est quelqu’un qui a commencé par lire Homère, Virgile… On ne parle pas de la Méditerranée folklorique, touristique, mais de la Méditerranée archaïque, qui peut remonter jusqu’à la démocratie athénienne.


Il a pourtant la fausse image d'un écrivain provençal que vous déconstruisez...

Ça part, comme souvent avec les malentendus, de quelque chose de vrai. Il est méditerranéen, ancré dans la terre de Provence. Mais ce qui intéresse Giono, c’est d’agir en poète et même de prendre modèle sur la tragédie antique et de faire de toutes les particularités qui sont autour de lui des choses universelles et qui vont être intéressantes pour tout le monde. Il ne fait pas du guide touristique, il creuse la nature humaine, la question du mal en partant ce qu’il a autour de lui, c’est-à-dire l’environnement provençal.

Il détestait lui-même cette réduction de son œuvre, car il était conscient de ce malentendu. Je suis heureuse que l’exposition du Mucem et peut-être un peu mon livre permettent de dépoussiérer un peu tout ça.


On redécouvre avec votre livre qu'au-delà de quelques livres très connus, il laisse une oeuvre foisonnante, très abondante...

C’est très foisonnant. Giono a toujours beaucoup travaillé, il écrivait énormément, tous les jours. Il avait une soif d’écrire, une fureur de vivre. C’est une source intarissable de livres. Là où c’est parfois déconcertant, c’est que cela semble venir avec facilité et ce sont des livres qui sont loin d’être faciles, qui sont d’une très grande complexité. Il a une fulgurance qui lui sort des doigts. Cela donne une œuvre prolixe, avec beaucoup de livres, beaucoup de types de livres, beaucoup de sujets abordés.

Il y a des choses que j’ai découvertes à la faveur de l’exposition qui m’avait été commandée et qui ne sont pas forcément les choses les plus célèbres, notamment ses textes pacifistes d’un militantisme violent et noir dans les années 30. Et puis, il y a une série de petits textes que j’aime beaucoup, des textes de Giono sur les autres écrivains. On retrouve l’autodidacte qui rend hommage aux lectures qui l’ont façonné. Ce sont de très beaux textes sur Virgile, sur Homère, sur Dante...


Vous dites qu'il est à la fois "complexe et populaire".

J’ai pu constater à quel point le nom de Giono est encore présent dans la mémoire collective. Particulièrement en Provence, sa mémoire est très vivace. Il fait partie de la culture populaire, sans doute aussi grâce aux adaptations cinématographiques de son œuvre. Je pense notamment au Hussard sur le toit de Jean-Paul Rappeneau mais aussi aux plus anciennes de Pagnol. Il y a une permanence de Giono dans la mémoire collective.

Ce n’est pas un théoricien de la littérature, mais c’est une œuvre d’une grande complexité. Il mélange les narrations, il mélange les voix. Parfois, on ne sait plus à quelle période on est… Il n’aborde pas toujours des thèmes faciles, il y a la question du mal, de l’ennui, du fait-divers.


Vous insistez beaucoup sur la cruauté dans son œuvre...

C’est une œuvre dans laquelle on meurt beaucoup, on tue beaucoup, on se tue beaucoup, il y a toutes sortes de catastrophes qui tombent sur les hommes. L’hypothèse que je formule, c’est que cela s’origine dans son expérience de la guerre de 14. C’est quelqu’un qui à 20 ans, a été confronté au mal, a regardé la mort droit dans les yeux. A la fin de la vie de Giono, les souvenirs de la Première Guerre mondiales sont encore présents. Cela peut surprendre, on a une image de lui plutôt ronde, il a clamé la quête du bonheur. Aujourd’hui dans le souvenir qu’on a de lui, la part de lumière a recouvert la part violente et sombre. Or, elles marchent main dans la main, l’une ne va pas sans l’autre.


La Première Guerre mondiale est vraiment un moment fondateur de sa pensée...

C’est le cas de tous les hommes de sa génération. Il est né en 1895, il a vingt quand il est mobilisé. A cet âge, la vie commence. On peine aujourd’hui à se représenter le rapport à la réalité, à l’histoire, à la société de ces hommes qui, non seulement ont fait la Première Guerre mondiale, mais aussi la Seconde. C’est une génération qui a été décimée, il suffit de regarder les listes sur les monuments aux morts pour voir la proportion de jeunes gens qui ne sont pas revenus. C’est un trou dans la vie de ces gens-là.

Giono en est sorti évidemment marqué et traumatisé. Il écrivait déjà un peu avant. Il est probable qu’il aurait continué à écrire s’il n’avait pas fait l’expérience de la guerre, il est absolument sûr qu’il n’aurait pas écrit ça. Dans Jean Le Bleu, son autobiographie romancée, quand il essaie de se remémorer la Guerre de 14, le souvenir de son copain qui est mort à la guerre, il dit : « je suis tout sali de sang. » Il le revit au moment où il y repense.

On le sent aussi beaucoup dans ses écrits pacifistes de la deuxième partie des années 30 où là, Giono parle à la première personne et revient sur l’expérience de la guerre. Auparavant, il a fait un roman, Le Grand Troupeau et des petites nouvelles. Dans les écrits pacifistes, il raconte cette expérience. Et c’est inoubliable…


Aujourd'hui, on a du mal à comprendre pacifisme de ces années-là...

C’est quelque chose d’endormi dans la mémoire collective. Il y a eu des mouvements de militantisme pacifistes internationaux, particulièrement de la jeunesse, qui ont vraiment cru qu’ils pourraient arrêter la guerre. Evidemment, nous qui venons bien longtemps après et qui savons comment l’histoire se termine, la grande catastrophe qu’a été la Seconde Guerre mondiale, cela nous paraît étrange. Mais ils étaient convaincus qu’il était impossible qu’après avoir vécu cette abomination, cela puisse revenir. Et Giono a fait partie de ces gens, il a animé des clubs pacifistes, a écrit dans des journaux, a participé à des rencontres. Et comme eux, il a vécu un échec absolument cuisant et ça a été une sorte de double traumatisme, d’avoir fait la Première Guerre et de voir le retour de la guerre avec la Seconde.


Ce trauma et ce militantisme expliquent son attitude un peu trouble pendant la Deuxième Guerre mondiale ?

Cela ne l’explique pas, cela l’éclaire. Je tiens à cette distinction. Les pacifistes, on en trouve partout pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas une position claire et unique une fois que la guerre est de retour. Giono a un comportement trouble, fait de choses à la fois condamnables, regrettables et de choses admirables. C’est compliqué. Cela ne s’éclaire pas par le pacifisme, mais par l’échec du pacifisme.

Une fois que l’échec est constaté, Giono se replie chez lui et quand on lit le journal qu’il tient pendant les années d’Occupation, ce qui est clair, c’est qu’il y a une très grande misanthropie. Il y a quelque chose de l’ordre la détestation des hommes dans leur ensemble. Je ne sais pas si cela suffit à expliquer ce que les gens ont fait pendant l’Occupation, qui est une période complexe, mais le grand échec de son engagement éclaire l'amertume et le mépris des hommes qui s’emparent de lui à ce moment-là.


C’est un homme en colère ?

Oui, en tout cas, c’est une œuvre qui gronde.


On voit aussi qu'il a une vision écologiste assez visionnaire...

C’est une vision politique. C’est la leçon qu’il tire de la Première Guerre mondiale, cette abomination immonde, au sens hors du monde. Pour lui, c’est la première guerre industrielle et capitaliste. Et pour lui, le monde industriel exploite l’homme, exploite la nature, va à l’encontre de l’ordre naturel dans lequel l’homme doit avoir sa juste place, accepter qu’il fait partie d’un tout.

Il prône politiquement le retour à une forme d’économie qui se modèle sur la figure paysanne, sur la ruralité, sur la frugalité avec un rejet très fort de l’argent qui est pour lui, l’une des incarnations du mal sur terre. C’est très précurseur.

Emmanuelle Lambert, © Philippe Matsas, 2017.


Au-delà de son oeuvre, après ce compagnonnage, qu'est-ce que vous séduit chez le personnage ?

Ce qui me séduit, c’est la facilité de conteur. On le sent dans les livres ou dans les entretiens, il peut parler de n’importe quoi et être passionnant. On peut l’écouter parler pendant des heures.

Il y a une chose qui m’est extrêmement sympathique chez lui, malgré toutes les réserves sur sa trajectoire, c’est sa foi dans la vie, dans la jeunesse, dans les enfants. C’est frappant dans ses livres et les témoins que j’ai rencontrés à Manosque, m’ont confirmé que c’était vrai aussi dans la vie. Il était ouvert à la jeunesse et à ce qu’elle pouvait apporter, il aimait les forces en devenir.


Le livre s'appelle "Giono, furioso". Est-ce que c’est Giono qui est furieux ou est-ce que c’est vous qui êtes furieuse de Giono ?

Un peu les deux. Il y a un personnage secondaire dans le titre de ce livre, c’est la virgule. C’est à la fois Giono lui-même, qui est possédé par l’urgence de vivre et d’écrire. Derrière, il y a un hommage à l’écrivain autodidacte qui plaçait très haut L’Arioste, l’auteur de l’Orlando furioso. La virgule, c’est aussi un clin d’oeil aux annotations de type musical. Le furioso, c’est quand on va comme un cheval au galop. Et il y a avait quand j’écrivais ce livre, quelque chose de l’ordre de la nécessité, d’écrire vite, pour ne pas me laisser submerger par la fureur de Giono, par cette œuvre colossale. Si j’avais essayé d’écrire ce livre en prenant mon temps, j’y serais encore. Il fallait que ça aille vite et fort pour m’emparer de lui et pas me laisser dévorer.


Le livre n'est pas vraiment une autobiographie. Il accompagne votre travail de commissaire de l'exposition du Mucem. Comment le définiriez-vous ?

Le mot le plus proche, c’est un portrait subjectif. Quand on fait le portrait de quelqu’un, on parle aussi de soi. Giono le disait d’ailleurs, quand on écrit, quoiqu’on fasse, l'artiste fait toujours le portrait de lui-même. Et on peut d’ailleurs ranger les textes de Giono sur les autres écrivains dans cette catégorie. A chaque fois, dessous, on devine sa figure.

C’est un portrait qui s’appuie sur des choses concrètes, il y a l’oeuvre, la lecture, les documents, les traces laissées par Giono, les rencontres, les gens de l’association des amis. J’ai voulu faire un portrait vivant.


Pour quelqu’un qui n’aurait jamais lu Giono, quel livre conseilleriez-vous ?

Je conseillerais de commencer par Jean Le Bleu, qui est une fausse autobiographie. En plus, c’est un livre très morcelé où on peut picorer, fureter. Il y a en a tellement... On peut commencer par le premier livre publié en 1929, Colline, en ayant l’esprit de méthode. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, Le Hussard sur le toit me paraît être un chef-d’oeuvre. Et puis, il y a un grand livre très énigmatique, où il faut accepter ne pas tout comprendre, de se laisser porter par la vision et la langue de Giono, c’est Un roi sans divertissement.


"Giono, furioso", d'Emmanuelle Lambert. Editions Stock, 280 pages. 18,50 €.

Disponible en Folio Gallimard. 7,50 €.


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