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"En France, Françoise Gilot est ignorée comme source d’inspiration de Picasso et comme artiste"

Annie Maïllis est une spécialiste de l'oeuvre de Françoise Gilot, qui a vécu avec Pablo Picasso de 1944 à 1953. Elle a recueilli ses souvenirs et lui a consacré plusieurs livres. Ses recherches donnent aujourd'hui naissance à un documentaire "Pablo Picasso et Françoise Gilot, la femme qui dit non" pour Arte et peut-être à une reconnaissance de son oeuvre boudée par la France.

Pierre Maïllis, Françoise Gilot et Annie Maïllis en 2020 à New York.


Comment avez-vous rencontré Françoise Gilot ?

C’est une longue histoire qui remonte à 1994-1995. Après ma thèse de doctorat, j’avais publié un livre sur Nîmes, les artistes et les toros et j’avais découvert une correspondance d’un Nîmois André Castel avec Michel Leiris, qui a été édité par Claire Paulhan. Comme il y était beaucoup question de Françoise Gilot, je m’étais dit que c’était la seule survivante de cette époque. Elle était jeune et tous les autres avaient 40 ans de plus qu’elle.

J’ai eu envie de la contacter. On m’a dit qu’elle était inaccessible, qu’elle vivait à New York. Mais Mme Castel qui vivait encore m’avait donné deux petites photos où elle est très jolie avec Picasso, dans les arènes. Je les lui envoyées et cela a été comme un sésame. Elle m’a répondu aussitôt que je la plongeais dans un autre monde et a proposé de me rencontrer quand elle venait en France.


Et vous avez recueilli ses souvenirs...

A l’époque, elle venait une fois par an en France, elle a un appartement à Montmartre. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrées. Il y a des coups de foudre amoureux et des coups de foudres amicaux. Elle a l’âge de ma mère, j’ai l’âge de sa fille Paloma. On a tout de suite eu une complicité, une sympathie réciproque. Chaque fois qu’elle venait en France, elle me donnait rendez-vous et un jour, elle m’a dit qu’elle aimerait bien faire quelque chose avec moi.

J’avais vu que c’était un excellent témoin de cette époque. C’est quelqu’un qui a vu ce qu’il y avait à voir et regardé ce qu’il y avait à regarder. Certains assistent à des choses historiques et n’ont rien remarqué. Françoise Gilot avait cette finesse intellectuelle et aussi une énorme mémoire. Elle ne mythifie pas du tout, elle est au plus près du réel et si elle se trompe, c’est de bonne foi. Donc, je lui ai proposé un livre d’entretiens.

C’est un témoin extraordinairement privilégié, en dehors même de Picasso. Elle a été l’ami de Robert Capa, de Jean Dubuffet, elle a connu toute l’effervescence de l’après-guerre. Elle y était de plain-pied puisqu’elle était elle-même une artiste, proche de Nicolas de Staël. On a fait un premier livre d’entretiens qui a été publié en 2004, qui est épuisé et que j’ai le plaisir de rééditer chez Silvana Editoriale, revu et complété de propos sur l’art. En même temps, j’aurais aimé que 2021 soit l’année Gilot en France puisqu’elle a 100 ans cette année, malheureusement la France l’ignore. Mais il y a le film adapté de mon livre Pablo Picasso Françoise Gilot, la Méditerranée réenchantée. C’est une belle aventure….


Comment est né ce projet de film ?

Le cinéaste Eric Barbier était fasciné par le Nîmois André Castel. On avait eu l’idée de faire un film sur cet homme énigmatique. C’est tombé à l’eau, mais on avait fait une série d’entretiens avec Françoise Gilot dans cette perspective. Cela ne s’est pas fait mais ces rencontres avaient amusé Françoise. Elle avait peut-être l’idée qu’elle pouvait avoir la parole et une écoute bienveillante, ce qui n’était pas le cas en France. On avait convenu de faire une série d’entretiens sans trop savoir ce qu’on en ferait. C’était en 1997 avec Eric Barbier. On a repris les rencontres en 2004, 2009 et 2010, chez elle dans son appartement atelier de Montmartre avec l’un de mes fils Thomas Guérard. J’ai trouvé que c’était passionnant.

Quand il y a eu les expositions au musée des Cultures taurines et au musée du Vieux Nîmes en 2012, j’ai fait de petits montages pour illustrer. Et dans le livre d’or, c’est ce qui a eu le plus de succès. Les gens ont découvert Françoise Gilot !

Un jour France 5 m’a interviewée pour une série sur les amants célèbres. A Paris, j’ai sympathisé avec les journalistes et les réalisateurs et je leur ai dit que j’avais des entretiens filmés. L’un était producteur et a sauté sur l’occasion. Malheureusement, cela n’a pas marché. J’ai failli abandonner…

Puis, une réalisatrice m’a conseillé d’en parler au producteur Serge Lalou des Films d’ici (NDLR : le producteur du film Josep). Il a été emballé. Il a trouvé une réalisatrice. Et finalement, je peux dire que dans le film, il y a tout ce que je voulais dire. C’est mon fils Pierre Maïllis qui était à la caméra, c’était bien car Françoise le connaissait, elle l’avait hébergé, elle était en confiance et elle s’est livrée car nous sommes remontés la voir une dernière fois. Claude Picasso, son fils qui est un ami, m’avait dit de ne pas l’interroger. Je voulais simplement filmer son contexte, je savais qu’elle avait une exposition de ses œuvres à Manhattan. C’était une belle occasion de voir la façon dont elle est accueillie là-bas. Elle était ravie, elle s’est rallumée, elle se moquait du documentaire, elle faisait les choses avec nous. Vraiment, elle a été active et on la voit lors de la réception pour le vernissage, accueillie par le tout-New-York alors qu’en France, personne ne la connaît. Elle aura 100 ans en novembre et rien n’est fait en France. On continue à la bouder.

En France, elle a été complètement brisée après la publication de son livre Vivre avec Picasso en 1965....

Dans le film, j’ai tenu à retrouver et à filmer le numéro des Lettres françaises avec la pétition demandant l’interdiction de son livre. C’est tellement incroyable, je me suis dit qu’il fallait montrer le document. C’est hallucinant. C’est pas brillant.

J’ai passé 10 ans de ma vie à travailler sur Michel Leiris, je n’ai jamais trouvé une tâche. Et là, il a signé, j’étais abasourdie. J’ai demandé à Françoise pourquoi il avait signé, il s’était battu pour la liberté d’expression, il l’aimait beaucoup. Elle m’a dit que c’est le seul qu’elle est allée rencontrer et il a répondu qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais elle n’a plus jamais parlé à aucun des signataires. C’était la mort civile. Elle a pardonné à un seul, Jacques Prévert, parce que c'était un poète.


Qui est la jeune Françoise Gilot quand elle rencontre Picasso en 1943 ?

C’est une inconnue totale. Elle a un culot monstre, elle rencontre le peintre le plus célèbre du monde et elle l’invite à aller voir son exposition. Et lui, évidemment, il l’invite à aller voir ses œuvres. C’est sous le signer de l’art que se passe leur rencontre.

C’est une jeune artiste qui fait partie du groupe Réalités nouvelles, autour de Nicolas de Staël. Sonia Delaunay l’avait prise sous son aile. Elle se cherche, elle a toujours peint, elle est passionnée mais elle est inconnue du grand public.


Quand elle s'installe avec Picasso, pour lui, c'est une cure de jouvence...

Il est considéré comme un "has been". Elle a 20 ans, il a en 60. Mais elle est très vivante. Ce n’est pas Dora Maar. Elle est intelligente, cultivée, elle peint, elle lui donne deux enfants. Il fait "réalliance" avec la vie. C’est l’après-guerre. Puis c’est avec elle qu’il décide de s’installer définitivement sur la Méditerranée, même s’il y faisait régulièrement des séjours. Il redevient pleinement méditerranéen, ce qu’il n’a jamais cessé d’être. Il trouve sa période la plus heureuse. C’est ce que Jean-Louis Andral, le conservateur du musée d’Antibes, appelle « l’ère du renouveau ».

C’est une période colorée, joyeuse, dynamique, mais c’est aussi une période qu’on a beaucoup méprisée parce qu’il s’attaque à des supports modestes, la poterie et la linogravure. Il renoue avec la tradition méditerranéenne. Il est au Parti communiste depuis 1944 et il a le désir de se rapprocher des masses. Ce sont des œuvres qui lui donnent une forme de jubilation, le travail sensuel avec la terre.

Françoise Gilot et Pablo Picasso, 1948. Photo Robert Capa, Magnum Photo.


L'oeuvre de Françoise Gilot est moins connue que celle de Picasso. Dans ces années-là, y a-t-il un dialogue ?

Cela triangule, ce n’est jamais direct. Il fait des portraits d’elle, elle réplique par des autoportraits, voire des portraits de Picasso ou de leurs enfants. Ce sont les enfants qui ont été les plus représentés par leurs parents. Ils parlent également d’autres peintres, mais jamais il n’y a de commentaires directs.

Elle n’a jamais eu la prétention de se comparer à lui. Elle sait très bien qu’elle vit avec un génie, elle est fascinée par sa vitesse d’exécution, elle apprend beaucoup auprès de lui. Il n’est pas question comparer les œuvres, mais de reconnaître qu’elle a une œuvre. Et c’est très triste qu'en France, elle soit ignorée à la fois comme source d’inspiration majeure de Picasso et comme artiste. C’est la mode de parler des artistes femmes ignorées des années 50 et jamais, elle n’est au programme.

On le verra avec l’exposition que je prépare au musée Estrine à Saint-Rémy-de-Provence, avec des œuvres prêtées par Claude et Paloma, couplée avec une exposition des photos de Michel Sima dans le cadre des Rencontres d’Arles. Chaque fois que Picasso fait des portraits d’elle, elle répond par un autoportrait. Elle veut garder le contrôle. C’est assez drôle, c’est une espèce de jeu de miroir. On présentera deux lithos d’elle par Picasso et un portrait qui est dans le fonds du musée, Mademoiselle Gilot peint par André Marchand, qui était fou amoureux d’elle.

L’exposition s’appelle "Les années françaises", c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle parte aux Etats-Unis. Cela montre le trajet entre le dessin et la peinture. Et il y a aussi quelques œuvres de l’époque américaine qui montre la voie qu’elle a choisie.


Durant les années où elle vit avec Picasso, est-elle reconnue, exposée ?

Daniel-Henry Kahnweiler l’a prise dans son écurie. Ce n’est pas pour faire plaisir à Picasso. Elle a ses collectionneurs, pas mal en Angleterre. Quand elle décide de quitter la France, « de mettre un océan entre le monde de Picasso » et elle pour survivre, elle a ses collectionneurs américains qui l’attendent. Elle a toujours été autonome financièrement.

Elle continue à vendre beaucoup. Elle est dans les musées américains, dans des collections au Japon, beaucoup en Allemagne, en Hongrie parce qu’elle était amie avec le peintre Endre Rozsda. En France, je suis très fière d’avoir participé à deux expositions de Françoise Gilot à Nîmes, une fois à la galerie de la Salamandre, puis l’exposition du musée du Vieux Nîmes qui traversait son propre trajet pictural. Mais elle n’a jamais eu accès à une véritable institution, alors que Dora Maar a eu une rétrospective. Le temps a passé. Les vieilles rancœurs sont éteintes, l’influence du PC s'est diluée et j'espère qu’on va enfin la reconnaître à sa juste mesure. Ce n’est pas l’égale de Picasso, mais elle a une œuvre et c’est un personnalité exceptionnelle.


Dans les interviews, elle ne mâche pas ses mots à l'égard de Picasso....

Les relations avec Picasso étaient impossibles. Elle le dit mais elle dit aussi qu’elle est restée parce qu’elle l’aimait. Elle parle sans amertume. Je suis soulagée parce que Paloma est ravie par le film, elle a été touchée. C’était un génie, mais il ne fallait pas vivre avec lui. C’est un pervers narcissique, avec tous les gens qu’il aime, avec Jean Cocteau, avec ses femmes. Les autres femmes ont été broyées, elles sont mortes folles ou suicidées, Françoise Gilot n’a pas été la femme de Barbe Bleue. C’est la seule qui lui a résisté, c’est pour ça qu’elle le fascinait.

Elle est parvenue à rester très libre...

C’est une femme moderne, profondément libre. Elle a toujours gagné sa vie toute seule. Elle vient de la grande bourgeoisie. Quand son père a voulu qu’elle étudie le droit, elle a coupé les ponts. Elle a gagné sa vie en montant des purs sangs car c’était une bonne cavalière. Elle a travaillé comme modèle.

Même dans sa période américaine, elle a toujours été indépendante. Elle épouse un autre génie mais de la biologie Jonas Salk qui a inventé le vaccin contre la poliomyélite en laissant tous ses droits pour que ce soit gratuit. C’était un humaniste, l’inverse de Picasso.


Et c’est durant ces années que Picasso retrouve la tauromachie et les arènes à Nîmes et à Arles...

Oui, c’est avec elle. La première photo d’une femme avec lui aux arènes est prise à Nîmes. Françoise Gilot est la première qu’il initie à la corrida. C’est l’époque où il revient s’installer près de la Méditerranée et où il renoue avec cette culture et en premier lieu, avec le toro.

Quand ils viennent aux corridas, ils logent souvent au Jules César à Arles, parfois au Cheval blanc à Nîmes. Et ils mangent toujours chez André Castel. C’est lui qui prépare, qui organise tout, même pour les corridas à Arles. Il a vraiment marqué les esprits. Lors de l’anniversaire des 90 ans de Françoise Gilot, j’avais discuté avec John Richardson qui est le grand spécialiste américain de Picasso. Il vivait avec son amant Douglas Cooper au château de Castille, près d’Uzès. Quand il avait su que j’étais de Nîmes, il m’avait immédiatement parlé d’André Castel.


Le seul qui est resté fidèle à Françoise Gilot après sa séparation, c'est Jean Cocteau ?

Cocteau est un fidèle. Elle est sûre qu’il n’aurait pas signer la pétition contre son livre. Son fils Edouard Dermit a signé. Ils ont eu une grande amitié, il y a de belles lettres entre eux. Elle avait une complicité avec lui. Il avait un certain courage parce que quand elle a quitté Picasso, il a continué à la soutenir. Arthur Koestler, Albert Camus, Dubuffet, Giacometti ou Braque qui s’était séparé de Picasso, l’ont soutenue aussi. Mais il y avait peu de monde, car Picasso était tout puissant. Lui et le PC.


Pour elle, il était impossible de continuer à travailler en Europe…

Cela aurait été compliqué. En plus, le centre de l’art s’était déplacé de Paris à New York. Elle préférait tourner une page. Beaucoup de ses collectionneurs étaient anglo-saxons. Elle a coupé. Même en dehors de Picasso, il y avait tout un entourage très hostile, les musées, les galeries. Il fallait se reconstruire. En Amérique, on la connaît sous son nom de Gilot ou alors comme la femme du professeur Salk.


Elle ne le dit jamais directement, mais on devine que même avec ses enfants, les rapports de Picasso étaient très compliqués.

Quand elle est partie, ils étaient petits et Picasso aimait les enfants. Il était de plain-pied avec eux. D’ailleurs, dans son atelier, personne ne pouvait entrer sauf les animaux et les enfants. Mais après, cela s’est détérioré, à cause de l’influence toxique de Jacqueline, sa dernière épouse. Dès qu’ils se sont affirmés, il n’a pas supporté. Là où il a coupé complètement les relations avec Claude et Paloma, c’est quand Françoise Gilot a publié son livre. Il ne les a plus jamais revus, jusqu’à sa mort. Ils n’ont même pas pu aller à l’enterrement.

Ils ont d’abord vécu avec Françoise Gilot en France, quand elle est partie en 1953. Puis, elle a eu une fille en 1955. Elle a vécu avec Luc Simon dont elle s’est séparée. A partir des années 60, elle a commencé à aller souvent aux USA, sa mère gardait les enfants à Neuilly. Puis, elle s’est installée définitivement à New York en 1970.


Informations pratiques :

"Pablo Picasso et Françoise Gilot, la femme qui dit non", de Sylvie Blum et Annie Maïllis. En replay sur arte.tv jusqu'au 11 août 2021.

"Pablo Picasso et Françoise Gilot, la Méditerranée réinventée", d'Annie Maïllis. Editions Odyssée, 180 pages. 35 €.

"Françoise Gilot dans l'arène avec Picasso, entretiens avec Annie Maïllis". Silvana Editoriale. A paraître en août 2021. 15 €.

"Françoise Gilot, les années françaises", du 17 juillet au 23 décembre et "Françoise Gilot, Pablo Picasso dans l'oeil de Michel Sima", du 26 juin au 26 septembre. Musée Estrine, 8 rue Lucien-Estrine, Saint-Rémy-de-Provence.



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