Kipling, "un écrivain complètement atypique"
Avec "Tu seras un homme mon fils", Pierre Assouline publie chez Gallimard un roman historique autour de l'écrivain Rudyard Kipling.
Vous écrivez à la fois des biographies et des romans historiques. Quel est le plaisir dans chaque exercice ?
Le plaisir est le même, puisqu'il s'agit d'écrire. Les livres que j'écris maintenant me permettent de faire se rejoindre mes deux passions, que sont l'histoire et la littérature.
La biographie est une démarche historique, on est limité par les archives et les témoignages. Avec le roman, c'est la liberté de création par excellence. Les romans que j'écris, comme Lutétia, Sigmaringen, Vies de Job ou plus encore le dernier sur Kipling, me permettent de faire de l'histoire mais avec un pas de côté, en prenant des libertés. Par exemple, Tu seras un homme mon fils, je l'ai préparé comme une biographie, donc j'ai tout lu. C'est la même démarche. Le narrateur est une invention et tout le reste est tout à fait exact, mais en mise en scène relève de la fiction. Cela me donne des libertés supplémentaires, mais en creux, dans ce roman, il y a une biographie de Kipling. C'est une manière de réinventer le genre.
Ce choix du roman historique est définitif ?
Non. Ce n'est pas la forme qui m'attire, mais le projet, le désir. Si un jour, j'ai un coup de foudre pour tel ou tel personnage, que je pense qu'il mérite une biographie classique qui n'existe pas, je la ferai. C'est le sujet qui gouverne le genre et la forme.
Comment vous avez travaillé pour ce projet. Il y a les lectures, mais il y a aussi une recherche sur les lieux...
S'agissant de Kipling, il n'y a plus de témoin ! Tout le monde est mort, évidemment. J'ai tout lu, d'abord tout ce qu'il a écrit, pas seulement les livres, mais aussi les articles, les lettres, ce qu'on a écrit sur lui, essentiellement en anglais, les articles, les thèses. Ensuite, ce qui m'a apparu le plus important, ce ne sont pas les biographies, mais sa correspondance, cinq volumes en anglais. C'est une mine d'anecdotes, de choses vues, de détails.
L'autre déclencheur décisif, c'est quand je me suis rendu chez lui à Bateman's. Je me suis imprégné pendant deux jours de chacune des pièces de la maison, de chaque objet et surtout, j'ai refait toutes ses promenades dans la campagne alentour. Pour moi, c'est une vraie conviction : chez un écrivain, ce n'est pas l'inspiration qui compte, c'est l'imprégnation !
Kipling détestait l'idée d'une biographie. C'est un pied de nez ?
Oui absolument. Je ne le savais pas, parce que je savais rien sur Kipling avant ce projet. En France, on ne sait rien sur Kipling. Les Français connaissent tous deux ou trois livres, mais ils n'ont aucune idée de qui était vraiment l'homme. Je l'ai découvert en enquêtant. Il appelait cela du "cannibalisme supérieur". Tout ce qu'il dit sur la biographie, qui est hostile, vient de ses lettres.
Mais il en a connu d'autres et il est mort depuis longtemps, il s'en remettra...
Vous choisissez un angle particulier pour évoquer ce personnage, ces blessures intimes et la mort de ses enfants. Pourquoi ce choix ?
Je n'ai pas vraiment choisi. Cela s'impose, quand on s'intéresse à lui. On comprend tout de suite que cela a été les deux événements majeurs de sa vie. Il adorait ses enfants et non seulement, il perd deux enfants sur trois, mais en plus, il est responsable. Et coupable. Il sait que c'est lui. Il a du mal à survivre à cette double tragédie.
On découvre au moment de la Première Guerre mondiale où son fils John va mourir, qu'il était un ardent va-t-en-guerre... Oui, terriblement. D'autant plus qu'il n'avait jamais pris les armes, jamais fait la guerre. Il l'avait observée sur le terrain pour faire des articles, en Afrique du Sud, en Rhodésie. Mais il n'a jamais fait son service militaire. Parfois, il a raison. Il a plein de défauts, il est antisémite, impérialiste, raciste. Mais quand même, ce va-t-en-guerre est l'un des seuls, dès le début des années 30, à ne cesser de mettre en garde l'Europe contre le nazisme. A cette époque, il est le seul. Et il a raison. Nous on sait, qu'il a eu raison.
L'écrivain Pierre Assouline © Francesca Mantovani / Gallimard
Le héros de votre livre dit que la découverte de Kipling a changé sa vie. Vous aussi ?
Non. J'admire Kipling, le poète, le nouvelliste. Mais ce n'est pas l'un des mes écrivains de chevet, j'en ai d'autres. Mais cela ne m'a pas empêché d'aller vers lui et d'apprécier énormément sa poésie et ses nouvelles.
Comment est-vous allé vers lui, alors ?
Un jour, j'ai trouvé dans une librairie à Londres un tout petit livre consacré à la recherche du corps du fils de Kipling après la Première Guerre mondiale. Je suis tombé des nues, je ne connaissais pas cette histoire et cela m'a beaucoup intrigué. J'en ai fait une nouvelle, mais j'étais frustré depuis ce temps, je voulais creuser et aller plus loin.
On a du mal aujourd'hui à imaginer l'importance qu'avait Kipling à l'époque. Il symbolise vraiment l'empire britannique dans toute sa puissance et sa splendeur...
Il était très conservateur mais en même temps, c'est quelqu'un de très indépendant. Il n'a jamais été attrapé par un parti, il ne s'est jamais fait enrôler. C'est un écrivain complètement atypique.
C'est aussi ce qui vous a séduit ?
C'est ce qui m'a plus. Et ça, je ne le savais pas avant. Je suis allé vers lui parce que c'est l'auteur d'If, le plus célèbre des poèmes et c'est aussi parce que j'ai vu en lui le père, le père accablé de chagrin. Cela m'a touché.
A l'époque, quelle était sa place en France ?
Il est très lu, très apprécié et inconnu. Il était aussi très aimé parce qu'il était très francophile, il disait beaucoup de bien de la France, il y venait souvent.
Qui est ce Louis Lambert, le narrateur du livre et comment vous avez imaginé ce personnage ?
Le narrateur est un jeune professeur, il a la trentaine, il enseigne le français au lycée Janson-de-Sailly. C'est quelqu'un d'assez pur, il est dans l'absolu de la littérature. Il a appris l'anglais avec Mallarmé qui était prof à Janson. Il ne se prend pas pour un traducteur, mais il a une passion pour ce poème If et il n'est pas satisfait par les traductions qui existent et se met en tête de le retraduire.
Et puis par le hasard des vacances dans une station thermale où il va rejoindre sa grand-mère, il croise Kipling dans les couloirs et va lui demander l'autorisation de traduire son poème. Et là va naître l'amitié entre un Kipling vieillissant et quelqu'un qui pourrait être son fils.
A travers cette amitié, se développe une question : Jusqu'où un père est-il responsable du destin de son fils ? Un père ne cesse pas d'être responsable le jour où son fils se marie ou part à la guerre. Il devient adulte mais le père est en droit de considérer ce fils toujours comme son enfant. C'est cette question que j'ai voulu explorer et Kipling n'est qu'un cas.
Au coeur du roman, il y a aussi la question de la traduction...
La traduction est indispensable. Mais là, il s'agit de poésie qui a un statut particulier. Beaucoup de poètes pensent que la traduction de poésie est impossible, qu'elle s'y refuse. Heureusement que malgré tout, on la traduit sinon on perdrait évidemment énormément. Le cas de If est particulier car André Maurois en a fait quelque chose qui parfois n'a rien à voir avec Kipling. Donc le narrateur enrage, mais là-dessus, il y a la Première Guerre mondiale qui arrive...
A la fin du livre, vous présentez une traduction avec une note qui sème le trouble...
J'ai voulu m'amuser à induire le lecteur en erreur, en tout cas à le faire douter. J'hésitais à reprendre une traduction existante, mais j'étais un peu insatisfait. En fait, j'étais devenu le narrateur. Et donc je l'ai retraduit. C'est un peu une "private joke".
Kipling détestait les biographes mais aussi les intervieweurs. Si vous le rencontriez, quelle question vous aimeriez lui poser ? J'aimerais surtout bavarder avec lui. J'aimerais lui demander s'il se sent coupable et responsable de ses enfants. Comment on fait pour vivre après ?
Tu seras un homme mon fils, de Pierre Assouline. Editions Gallimard, 304 pages. 20 €.
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