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La Jeune Fille au chevreau, sculptée, tondue et exécutée

Avec son roman "La Jeune Fille au chevreau", aux éditions De Fallois, Jean-François Roseau revisite l'histoire de l'épuration à Nîmes.


Vous êtes né en 1989. Comment vous êtes-vous intéressé à cette période de l'Occupation ? Ce n'est pas le premier de mes romans qui se situe durant cette période. J'avais déjà exploré la Seconde Guerre mondiale dans un précédent livre qui s'appelait La Chute d'Icare, mais dans une veine un peu plus épique en évoquant l'histoire d'un résistant de la France Libre. J'étais venu à ce sujet parce que ce héros était un ami de mon grand-père. J'ai beaucoup entendu parler de cette période durant mon enfance de la part de l'un de mes grands-pères notamment, qui avait été prisonnier en Allemagne. Je crois que l'intérêt vient de ces récits familiaux.

Mais si je m'intéresse à Nîmes pendant l'Occupation avec ce livre, c'est un peu différent. L'une de mes grands-mères, que je n'ai pas connue, a passé son enfance à Nîmes, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Je sais très peu de choses de cette femme, mais on m'a dit qu'elle avait été très marquée. Elle devait avoir 15 ou 16 ans, vers 1944. Ce point aveugle dans ma famille m'a donné envie de m'intéresser à cette période à Nîmes. Le point d'entrée, c'est peut-être plus Nîmes que la période 1940-1945. J'avais envie de m'intéresser à cette ville sous un angle un peu personnel.

L'écrivain Jean-François Roseau. Photo D.R.

Qui est cette M., l'héroïne du roman ? La fiction se nourrit de réalité, de « petits faits vrais », pour reprendre l'expression de Stendhal. Il y a bien eu un personnage réel qui a défrayé la chronique vers 1944, au moment de l'épuration à Nîmes. Je peux difficile dire que M. correspond pleinement à un personnage d'état civil, mais il a été inspiré largement par Marcelle Polge, qui a été tondue, condamnée à mort et exécutée entre août et octobre 1944.

Cette personne était assez connue à Nîmes comme modèle de La Jeune Fille au chevreau du statuaire Marcel Courbier. A l'époque, on s'est beaucoup intéressé à son procès. Il y a eu énormément d'attention au moment où la cour a examiné son cas, il y avait beaucoup de public. La presse a suivi cette affaire. On peut trouver de nombreuses archives sur cette femme qui sert d'amorce au personnage de M. Comment avez-vous travaillé pour reconstituer son parcours ? Ce roman, je l'avais en tête depuis plusieurs années. J'étais tombé dans un livre sur l'épuration au niveau national, sur la relation du procès de cette femme. Elle était citée à propos de l'épuration dans le Gard. Je m'y suis intéressé ensuite un peu plus profondément. Pour retracer l'histoire de Marcelle Polge, qui n'est pas tout à fait mon personnage, j'ai d'abord étudié les livres d'histoire sur la région, j'ai lu des historiens locaux, j'ai consulté les archives départementales.

De manière plus directe, j'ai aussi discuté avec des témoins directs de cette période. Forcément, ils étaient jeunes à l'époque des faits. Mais j'ai discuté avec des gens qui vivaient à Nîmes dans ces années, qui avaient 5 ans, 10 ans, 15 ans. Certains n'avaient jamais entendu parler de cette femme. D'autres au contraire connaissaient l'histoire, mais insistaient sur le fait qu'on entendait parler d'elle de manière taboue, entre les portes, qu'il y avait toujours quelque chose d'énigmatique.

"La Jeune Fille au chevreau", installée aux Jardins de la Fontaine à Nîmes.

Certains connaissent l'existence de cette statue des jardins de la Fontaine qui a disparu, sans connaître l'histoire de cette modèle... C'est très intéressant. L'identité de Marcelle Polge et de la statue, cela fait aussi partie des raisons pour lesquelles j'ai voulu m'émanciper de l'histoire réelle, pour laisser la fiction s'épanouir. Une personne m'avait parlé de cette identité, je n'en étais pas certain mais je voulais creuser cette histoire. Cela a donné lieu à une enquête. Je suis entré en contact avec des gens à Anvers où il existe un exemplaire de la statue, avec la conservatrice du château de William Hearst, près de San Francisco pour savoir si elle avait des informations, etc.

Là aussi, il m'a fallu constituer toute une bibliographie et l'identité du modèle de Marcel Courbier, je l'ai retrouvée dans un livre, une espèce de récit autobiographique d'un Nîmes, Robert Boeuf qui a écrit Une famille nîmoise. Il raconte son enfance pendant la guerre à Nîmes et il spécifie que Marcelle Polge était bien le modèle de la statue que tout le monde connaissait à Nîmes. Plusieurs sources concordent pour affirmer cette hypothèse. Après tout, peu importe, mais moi, je la reprends à mon compte pour la fiction.

La statue était très connue à Nîmes... Ce qui est drôle si on procède autant en historien qu'en romancier, c'est qu'en écrivant, je me suis interrogé sur les raisons qui ont présidé à la disparition de cette statue. Il y a énormément de théories, le roman permet de les exploiter toutes et elles ne se contredisent pas forcément. Peut-être qu'on a détruit cette statue parce qu'ensuite Marcel Courbier a érigé des monuments en l'honneur de la résistance. Dans ces conditions, c'était un peu gênant qu'il soit associé à une statue qui rappelait des heures un peu sombres, qui faisait allusion à une femme qui s'était compromise. Il y a une autre théorie, à mon avis plus juste. Il y a eu la volonté des Nîmois de faire disparaître cette mémoire, pas tant le souvenir de Marcelle Polge, d'une collaboratrice, que celui d'une violence convulsive qui se serait emparée de la population à un moment donné et sur laquelle elle aurait voulu faire l'impasse.

L'un des témoins avec lesquels j'ai discuté m'a dit quelque chose d'assez émouvant. Quand Pétain est passé à Nîmes en 1941, il y avait des milliers de gens pour l'applaudir. Elle a été exécutée après avoir été accusée d'ailleurs avec des preuves très minces de s'être compromise. Quand on va aux archives voir le dossier d'instruction, on ne comprend pas pourquoi elle a été condamnée. Il y a énormément de choses qui la dédouanent. Beaucoup de gens à Nîmes ont eu honte de ce qui s'est passé, de l'exécution de cette femme et on a voulu tout faire disparaître.

Cela rappelle la tradition romaine de la damnatio memoriae. Dans l'Antiquité, quand les Romains voulaient faire disparaître quelque chose, ils effaçaient toutes les traces qui pouvaient, dans l'art notamment, rappeler ce qu'il fallait éradiquer des mémoires. Il y a des moments où une forme de rage, d'animalité s'empare d'une communauté. Cela rappelle beaucoup les théories de René Girard sur le sacrifice qui fait communauté.

Avec l'histoire de cette sculpture, il y a une confusion entre l'art et la vie. D'un côté, on tue une femme pour montrer qu'on est dans le camp des vainqueurs et que la France collaboratrice a perdu. Et ensuite, on va manifester une nouvelle séquence de violence, cette fois en détruisant une statue. Chaque fois, il s'agit bien de souder autour de quelque chose qu'on veut bannir.

"La Jeune Fille au chevreau", de Marcel Courbier.


Au-delà de la pierre, son cadavre est profané après son exécution... Tout à fait. Cela m'a été raconté par une personne. C'est pour cela que je me soucie autant de témoignages écrits qu'oraux quand je prépare un roman. J'imagine que cela peut être vrai. Cela fait la différence entre l'épuration légale et extrajudiciaire. Il y a quelque chose en plus qui intervient, il ne s'agit plus seulement de punir ou de châtier, il y un délire, une fureur qui font penser au cannibalisme.

En écrivant, j'ai regardé des images d'archives sur l'épuration. Ces scènes de lynchage, on en a quelques témoignages. Et on sent qu'il y a quelque chose de plus qu'une volonté de justice, mais aussi un règlement de comptes qui relève du ressentiment, de la colère, de la rage.

Comment vous définiriez son attitude ? Elle est très ambiguë... Elle, c'est M. Je vous parle de M. avec laquelle j'ai vécu plusieurs mois. Je pourrais vous parler de Marcelle Polge, mais c'est une autre histoire. Cela interroge aussi une idée du roman qui est là pour poser des questions. C'est « la sagesse de l'incertitude » de Milan Kundera.

L'idée du livre, c'est de montrer que l'Histoire échappe un peu aux catégories, de grandeur ou de bassesse, de collaboration ou de résistance, d'héroïsme ou de compromission. Ce sont des catégories qui permettent de penser l'Histoire. Mais le roman permet de montrer que l'Histoire est plutôt grise. Pour la comprendre, on a besoin de concepts. Mais dans les faits, dans la chair, l'Histoire se compose de gens qui peuvent dire une chose puis son contraire, faire une chose puis son contraire. Cette femme-là, dans ses ambiguïtés, ses ambivalences, est à l'image de ce qu'on peut être. Je crois aussi que si je choisis de ne pas donner de nom à mes personnages, de les appeler M. et le petit Pygmalion pour les principaux, ce n'est pas pour les désincarner, pour les rendre abstraits, mais pour qu'on puisse s'identifier.

On n'est probablement pas moins ambigus que ces gens-là, simplement leurs ambiguïtés apparaissent de façon éclatante parce que la période impose de faire des choix. Fait-elle partie des personnes qui refusent de faire des choix ? Ce n'est pas sûr, elle en fait, elle aide des gens. Elle est peut-être moins ambiguë qu'un personnage comme le petit Pygmalion par exemple. Elle est ambiguë, mais il y a quelque chose de certain, c'est qu'elle se comporte de façon assez légère... Oui tout à fait et surtout pour l'époque. C'est probablement une femme très libre de moeurs et d'esprit, elle est divorcée, elle donne une image d'elle assez volage. Cette légèreté, c'est probablement ce qui lui a coûté très cher. En écrivant, je me suis demandé si on ne lui a pas fait davantage payer sa légèreté que sa compromission.

En regard de M., il y a le petit Pygmalion, ce jeune apprenti peintre qui est séduit par cette femme. Comment présenteriez-vous ce personnage ? Le petit Pygmalion est celui par lequel on observe cette ville du Sud de la France, dans une période incertaine et troublée. Il est le regard naïf par excellence, qui permet d'entrer dans l'époque. C'est par lui qu'on va découvrir M. Sa naïveté est un peu une vertu pour éviter de porter un jugement a-priori sur ce monde. C'est d'abord un observateur. En même temps, il est cet adolescent qui va être initié à beaucoup de choses par M, à l'amour et aussi de manière tragique et accélérée à la politique. Ce personnage se comporte en adolescent un peu naïf, il se protège derrière son âge, son désengagement. Au moment de l'épuration, on lui fait comprendre qu'il n'a plus le droit d'être un petit chérubin, un petit flâneur, un éternel amoureux. Il va falloir qu'il se positionne. A Libération, il se retrouve dans une position qu'il n'a pas prévue. C'est un naïf, un flâneur, un amoureux qui va être contraint de grandir trop vite. Il est totalement aveuglé par M. Je crois qu'il est envoûté, ensorcelé. Il est celui par lequel le pouvoir magique de M. va apparaître de façon tangible. Il est naïf, mais il comprend tout de même certaines choses. Il a quand même envie de jouer avec le feu en approchant cette femme... Sans doute. Il a un côté Lacombe Lucien. On a l'impression qu'il veut jouer avec le feu et que très vite, il est dépassé par les événements. Il a envie de tenter le diable. A la fin du roman, mais c'est trop tard, il se rend compte que cela devient dangereux, qu'il faut qu'il arrête. La Libération arrive et l'Histoire le contraint à s'écarter, mais c'est un peu un veule et un velléitaire.

Quelle est la part de vous-même dans ce personnage ? En écrivant, j'ai essayé de me mettre dans la peau d'un homme qui aurait vécu cette période. Ce narrateur est au croisement de plein de personnalités que j'ai croisées, de personnes nées dans les années 20 qui auraient pu être ce petit Pygmalion. Naturellement, j'y ai mis un peu de moi comme on met toujours un peu de soi dans les personnages de roman. Mais j'ai mis de moi dans le petit Pygmalion, dans son père, dans les personnages un peu moins reluisants aussi. Certains de ses sentiments sont des sentiments que je peux avoir, mais je ne suis pas sûr de m'être investi plus en lui que dans d'autres personnages. "La Jeune Fille au chevreau", de Jean-François Roseau. Editions de Fallois, 240 pages. 19 €.

 

Le sculpteur Marcel Courbier

Né en 1898 à Nîmes, Marcel Courbier se forme à l'école des Beaux-arts de Paris dans les ateliers de Jules Coutan et Félix Charpentier. Il est notamment remarqué pour sa Jeune fille au chevreau au Salon en 1926. Primée, l'oeuvre est acquise par sa ville natale qui l'expose aux Jardins de la Fontaine. Vandalisée pendant la guerre, l'oeuvre est remisée à la Libération, puis finit par disparaître. Dans les années 1930, les commandes se multiplient, son style se rapproche de l'Art déco et il obtient une médaille d'or lors de l'Exposition universelle de 1937, où il présente un Monument symbolique, et deux grands bas-reliefs en plâtre : le Machinisme et une figure allégorique de La Marine marchande.

Proche de Jean Moulin, Marcel Courbier réalise après la guerre plusieurs monuments à la mémoire du résistant, notamment à Chartres (photo ci-dessus) en 1948 et à Béziers en 1951, puis en 1969 à Salon-de-Provence. Il est mort à Paris en 1976.

 

L'affaire Marcelle Polge

Marcelle Polge, née Battu, est née en 1907. A 17 ans, elle pose pour le sculpteur Marcel Courbier. La jeune blonde devient une vedette locale quand la statue La Jeune Fille au chevreau est installée à Nîmes aux Jardins de la Fontaine. Quand Nîmes est occupée, après l'annexion par les Allemands de la zone sud le 11 novembre 1942, elle se lie notamment avec le commandant Saint-Paul.


Le site Nemausensis consacré à l'histoire de Nîmes relate l'affaire et le procès.

« Aux questions posées par le commandant Audibert, Mme Polge répond avec beaucoup de sang-froid et de précision. Il apparaît qu’elle a dû mettre soigneusement au point un système de défense, et qu’elle s’y tient. Elle explique comment elle est entrée en contact avec le commandant Saint-Paul, à l’occasion d’une levée de réquisition sur un appartement qu’elle convoitait, comment ces relations devinrent de plus en plus "amicales" et comment elle s’en servit pour rendre service à de nombreuses personnes. Sur une question du Commissaire du Gouvernement, elle nie avoir été en relations assidues avec Fitz et avoir connu Kichner et Munoz autrement que de vue », rapporte La Renaissance Républicaine du Gard, organe du Comité départemental de Libération, dans son édition du samedi 23 septembre 1944. Elle est condamnée à mort et fusillée le lundi 2 octobre 1944, à 7 heures du matin à la Maison centrale.

 

"La Jeune Fille au chevreau", des jardins de la Fontaine au musée des Beaux-arts

Installée dans les jardins de la Fontaine dans les années 1920, La Jeune Fille au chevreau du sculpteur Marcel Courbier était très célèbre à Nîmes. L’artiste, qui vivait rue Sully, avait fait poser sa jeune voisine, au physique d’adolescente, dans une pose naïve et lascive, avec une coiffure en macarons très à la mode dans une époque où les artistes commencent à émanciper les corps.


Présentée au salon, l’oeuvre obtient le grand prix de sculpture, séduisant à la fois le public et le milieu de l’art. « Son groupe […] dont on appréciera les belles qualités de finesse et de grâce a été acquis par l’État et ira orner le magnifique jardin de la Fontaine », pouvait-on lire à l’époque dans la presse. Mais la sculpture de marbre est fragile. « Les Nîmois avaient pris l’habitude de faire monter les enfants sur le dos du chevreau », explique Pascal Trarieux, conservateur du musée des Beaux-arts. Les petites pattes avaient été endommagées et réparées par l’artiste. Les jeunes garçons venaient plutôt voir la jeune fille, dont l’histoire va tourner au tragique.


Accusée d’avoir collaboré avec les Allemands pendant l’occupation, la jeune femme sera exécutée après un jugement qu’on peut aujourd’hui trouver sommaire. Le peintre et conteur Gérard Lattier s’est lui aussi intéressé à cette histoire avec sa série autour de La Battu, comparant la jeune femme aux sorcières qu’on brûlait au Moyen-Âge.

À la même époque, la statue est endommagée. Elle disparaît ensuite dans des circonstances qui reste trouble et ne sera jamais retrouvée.


Mais on peut quand même en découvrir une réduction en bronze au musée des Beaux-arts, de Nîmes. Dans les années 20, de passage à Nîmes pour un salon, un riche industriel suisse tombe sous le charme de La Jeune Fille au chevreau. Il contacte le maire de Nîmes Hubert Rouger pour obtenir les coordonnées de Marcel Courbier et lui achète un exemplaire qu’il gardera toute sa vie auprès de lui. En 2002, sa fille a donné au musée la sculpture, ainsi que quelques archives, articles de presse et correspondance entre le collectionneur et l’artiste.

Musée des Beaux-arts, rue Cité- Foulc, Nîmes. 5 €, 3 €. 04 66 28 18 32.


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