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La leçon de cinéma de "Cassavetes par Cassavetes"

Une somme monumentale de Ray Carney, consacrée au cinéaste indépendant américain John Cassavetes.

Faces (1968) © Prob DB / Orion / DR.


L’icône underground Harmony Korine a salué la publication du Cassavetes par Cassavetes de Ray Carney comme le « meilleur livre jamais écrit sur le cinéma ». Ce qui pour un cinéphile français veut dire : être au moins à la hauteur himalayesque des entretiens Hitchcock Truffaut. Prix du meilleur album par le Syndicat de la critique de cinéma, l'opus, deux bons kilos, est une somme monumentale et absolument passionnante sur le réalisateur de Shadows, Faces et Une femme sous influence.


A partir d’entretiens glanés par l’auteur pendant onze ans, complétés, mis en perspective, le livre reconstitue le parcours d’un « pionnier d’une nouvelle conception du cinéma, de ce qu’il peut être et provoquer. Sa vision du cinéma était celle d’une exploration personnelle du sens de sa vie et de la vie de son entourage. »


La place de John Cassavetes est assez paradoxale dans l'histoire du cinéma. Il est cité en permanence, mais il est curieux de constater à quel point sa trajectoire reste très singulière, même si ses idées ont infusé profondément dans tout le cinéma indépendant américain et mondial. Comme l'écrit Ray Carney dans l'introduction, le livre retrace « la trajectoire culturelle de cette pensée et les violentes controverses qu’elle déclencha : l’incroyable énergie, l’enthousiasme qu’elle rencontra chez certains artistes, critiques et spectateurs ; la farouche résistance qu’elle rencontra auprès d’autres, hermétiques - directeurs de studio, producteurs, distributeurs, critiques et public –, qui se battaient pour conserver leur définition du cinéma, autrement dit un divertissement, le simple fait de raconter une histoire. »


Le livre est d’abord la découverte de la vie méconnue en France de John Cassevetes. Et ce n’est pas inutile pour comprendre son œuvre car comme le rappelle l’auteur « Cassavetes est "en" ses films et ce qu’il percevait de la vie est "en" ces personnages ». Fils d’un immigré grec, il grandit dans une Amérique vue comme un film de Frank Capra, une Amérique optimiste et manichéenne où les gentils sont gentils, les méchants sont méchants et la justice triomphale. Mais le gamin, fan de James Cagney, qui ne sourit pas parce qu'il s'est cassé les dents, rêve d’autre chose.


Après s'être fait viré de la fac, le jeune homme confesse : « Je n’avais pas d’ambition. J’avais été un gamin plutôt du genre dilettante sans aucune expérience ni formation. Ma seule peur, c’était le travail. Tout ce que j’avais fait, c’était jouer au basket et sortir avec des filles. Je n’avais jamais bossé à l’école ni ne m’était impliqué en quoi que ce soit, j’étais paresseux, c’est tout – et je n’en ressentais aucune culpabilité ». Il entre alors dans une école de théâtre, pensant continuer à ne rien faire, à ne rien décider, mais sa vie va basculer. Il y va pour draguer les filles, son père accepte en pensant qu'ainsi le fiston va pouvoir parler « pour tous ceux qui sont sans voix. » La deuxième année, les parents coupent les vivres et John Cassevetes est obligé de penser à l'avenir. La suite sera magistrale...


Le livre déborde d’anecdotes, sur la genèse des films, les rapports avec les acteurs Ben Gazzara ou Peter Falk, sa relation avec Gena Rowlands, mais aussi sa méthode de travail, très loin de la mode de l'Actor's Studio, pour atteindre sa vérité et notamment cette leçon, parmi d’autres : « Pour moi, chaque rôle doit être conçu et créé individuellement. »

Une femme sous influence (1974) © DR. Collection Cinémathèque française


Egrenant sa carrière, il précise sa pensée et sa façon de faire, d'écrire, de diriger, de s'adapter aussi aux circonstances pour rester toujours au plus près de la vie. Par exemple, « toutes les scènes de Shadows étaient très simples : elles étaient conçues autour de gens qui avaient des problèmes et sur qui tombaient de nouveaux problèmes ; à la fin d'une scène, un nouveau problème surgissait et s'ajoutait au reste. Ça faisait avancer l'intrigue et bâtissait une structure solide. Une fois que j'avais la structure, il s'agissait d'écrire les "ruptures" d'un personnage et puis travailler là-dessus avec l'acteur. Pour chaque scène, je donne l'idée de base de la scène. D'abord on improvise, pour découvrir ce que ressentent les personnages ; et puis, une fois que les acteurs sont à l'aise dans leurs rôles, on revient au texte. Si ça ne fonctionne pas, alors on revient en arrière et on improvise à nouveau ; et de nouveau, on revient au texte. On continue à travailler de cette manière jusqu'à ce qu'il y ait une identification totale de l'acteur au personnage. »


Ce travail au long cours, en profondeur, qui prend le temps, est sans doute ce qui permet à Cassavetes de donner toujours l'impression qu'il tourne en famille, qu'il saisit, avec une forme de radicalisme, quelque chose d'incroyablement humain, de totalement juste. Peu à peu, il affine sa façon d'écrire et de mettre en scène. Au milieu des années 1970, à partir d'Une femme sous influence, Cassavetes suit moins l'expression directe de ses propres sentiments et développe des récits plus distanciés, mais toujours avec la même exigence, la même éthique personnelle et souvent la même famille artistique. « C'était extrêmement effrayant pour moi de me mettre au travail non par enthousiasme, mais plutôt en me positionnant comme une sorte d'artisan, explique-t-il au moment de Meurtre d'un bookmaker chinois. Les films d'avant comme Shadows ou Husbands sont nés d'expériences personnelles qui remontent jusqu'à mon enfance. Ils étaient l'expression de mes sentiments les plus intimes, et maintenant que j'ai résolu ça, je me sens obligé de regarder la vie autrement. Je veux explorer d'autres aspects de l'humain et d'autres expériences artistiques. »

Le Bal des vauriens - Meurtre d'un bookmaker chinois (1976) © DR. Collection Cinémathèque française


Jusqu'à la fin de sa carrière, John Cassavetes marche sur un fil. Il ne cherche pas la rupture, il trace son chemin, acceptant la possibilité de la chute, mais aussi de la lumière. Cassavetes ne veut pas dynamiter le système, parce que le système, il s'en fout, les stars, les studios, les films qui coûtent une fortune et en rapportent ou pas. Ambition à la fois modeste et immense, car il faut aussi résister à soi-même... C'est sans doute aussi pour cela que sa filmographie reste tellement à part. Pour lui, « il faut combattre ce qui est sophistiqué. La sophistication atteint n'importe qui fait ce boulot depuis un certains temps. Il faut combattre le "savoir", parce qu'une fois qu'on "sait" quelque chose, c'est difficile d'être créatif, c'est une forme de passivité - il faut se prémunir de ça. Est-ce que j'ai jamais ressenti de l'insécurité en tant qu'acteur ? Oui, j'ai ressenti de l'insécurité. Mais bon, qui n'a pas vécu ça ? Même après de nombreuses années, je ne pense pas qu'on le vive différemment. Mais c'est pas mal l'insécurité. Vraiment, c'est pas mal du tout. Je pense que c'est sain dans de nombreuses circonstances. »


"Cassavetes par Cassavetes", de Ray Carney, traduit par François Raison. Editions Capricci, 544 pages. 45 €.


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