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Musidora, "la femme moderne, la femme qui ose"


Pionnière du cinéma muet, actrice dans les films de Louis Feuillade, réalisatrice, féministe, femme libre admirée par les surréalistes, Musidora est une figure majeure du cinéma muet. Rencontre avec Patrick Cazals, réalisateur du documentaire "Musidora, la dixième muse".

Pour commencer, qui était Musidora ?

Musidora est une personne très intense, très complète, qui a traversé toute l’histoire de la Grande Guerre avant d’être l’un des personnages les plus fameux du Tout-Paris des années 20. Au départ, c’est une danseuse de music-hall. Peu à peu, elle s’est frayée son chemin dans les revues parisiennes, un peu légères, aux Folies Bergères, à La Cigale... Mais en même temps, toujours avec beaucoup de finesse et d’humour, deux caractéristiques importantes. Elle est née la même année que la tour Eiffel. Elle a débuté très jeune, après des études de dessin, des cours de piano parce que son père était compositeur. Sa mère était une militante féministe, qui avait fondé un journal Le Vengeur. Ils habitaient à Paris dans le quartier du Luxembourg, rue Claude-Bernard. Lui était d’origine anarchiste espagnole et sa mère était également très engagée. L’une des premières, elle s’est présentée aux élections législatives dans sa circonscription parisienne. Dans cet univers où il y avait de la musique, de la politique, l’envie de s’amuser intelligemment, cette fille a été élevée, ouverte à tout. Très tôt, elle s’est engagée au théâtre, elle a dansé avec Colette. De cette collaboration, est née une grande amitié entre les deux femmes. Dans cette période de naissance du cinéma, elle a été remarquée aux Folies Bergères par un important réalisateur né à Lunel, Louis Feuillade. Il s’est dit qu’elle avait un profil et un corps qui allaient marquer l’écran.

Pourquoi elle a autant fasciné ses contemporains ?

C’était la période de l’arrivée de la guerre. Quand elle apparaît dans la série des Vampires, dans le troisième épisode qui s’appelle Le Cryptogramme rouge, tout le monde est fasciné par cette silhouette un peu érotique, assez enveloppée, mais entièrement couverte d’un maillot noir, en soie légèrement transparente, qui laissait fortement apparaître ses formes. Des gens comme André Breton ou Louis Aragon ont été fascinés par cette femme qui en plus avait le rôle d’Irma Vep, une vampire. Elle faisait partie de ce groupe de dynamiteurs de la société, de voleurs de bijoux qui allaient tenir en haleine, pendant toute cette période de la Première Guerre mondiale, les spectateurs qui venaient au cinéma pour essayer de se sortir la tête des problèmes. Il fallait un peu divertissement et Feuillade a créé des séries comme Les Vampires ou Judex et Musidora a triomphé dans les deux.

Ce côté provocateur annonce-t-il à sa façon le surréalisme ? André Breton, Robert Desnos, Jacques Vacher étaient complètement fascinés par ce personnage. Et d’ailleurs, un peu plus tard, Aragon et Breton viendront avec beaucoup de révérence demander à Musidora, chez elle, en 1928, d’interpréter le premier rôle dans une pièce qu’ils avaient écrite, Le Trésor des Jésuites. C’était la femme moderne, la femme qui ose, qui a le goût de réussir, qui sait tenir les hommes par le col et par les sens.

Elle incarne par excellence la figure de la première vamp… Oui, mais pas seulement. Des femmes comme Colette, Musidora ou Marguerite Moreno, qui étaient très proches (on a même parlé d’amours saphiques), étaient très courageuses. Elles avaient beaucoup de tenue dans leur recherche d’émancipation. Marguerite Moreno, très jeune, est partie en Argentine pour tenir un cours d’art dramatique. Elle est revenue et est devenue une grande actrice de théâtre puis de cinéma. Colette, à l’époque où elle faisait des tournées avec Musidora, était mime et acrobate. Sur scène, elle était extrêmement élastique et attirante, même si elle n’avait pas la plastique de Musidora.

Comment sont reçus les films avec Musidora à l’époque. Font-ils scandale ? Ces films intriguent… Le sens moral des Vampires a totalement dérouté la police. En 1917, il a été question de les interdire. C’est Musidora qui a été envoyée en émissaire auprès du préfet Chiappe pour plaider la cause, dire qu’il fallait qu’il regarde les films avec moins d’inquiétude. Et elle avait réussi à empêcher l’interdiction de diffusion, parce que ça semait le trouble. On trouvait que dans le contexte, ce n’était pas du tout mobilisateur. Pourtant, Louis Feuillade a fait aussi des films patriotiques. Mais la censure politique regardait de près le cinéma. C’était une période de guerre, où c’était mal vu de valoriser la qualité de voleurs, de vampires.

Ce qui est moins connu, c’est qu’elle a aussi été réalisatrice… Musidora s’est formée avec les films de Feuillade. Ensuite, elle a eu envie de faire des films elle-même. Elle avait beaucoup donné avec Les Vampires, Judex, etc. Dès 1918, elle a commencé à tourner des films comme La femme cachée ou Vicenta, dont il existe des bribes dans les archives, mais pas la continuité. Elle a aussi tourné des films qui sont perdus. Elle a demandé à Colette de lui écrire un scénario. Puis elle s’est intéressée au Pays Basque, français puis espagnol. Elle a eu soutien de Pierre Benoit, l’auteur du roman L’Atlantide et de Pour Don Carlos, qu’elle a adapté au cinéma. Elle a tourné ce premier grand film, elle avait gagné beaucoup d’argent en tant qu’actrice et a pu s’investir dans la production. Elle était à la fois réalisatrice et actrice, avec un budget de 500 000 francs ce qui était énorme à l’époque. Le tournage a démarré à Fontarrabie en mai 1920 et a duré jusqu’en septembre. C’était un gros tournage.

C’est à ce moment qu’elle rencontre le matador Antonio Cañero ? On pense qu’on peut situer la première rencontre pendant cette période, où elle a été très fêtée par le public espagnol. On n’a pas les dates précises. Alors commence la nouvelle aventure de Musidora, qui était déjà fascinée par l’Espagne, parce qu’elle était très amie avec l’écrivain Pierre Louÿs, qui était amoureux de l’Espagne et est l’auteur de La Femme et le Pantin, très lié à Séville. Elle avait déjà l’Espagne au cœur. Pierre Louÿs a été son amant, il lui écrivait en espagnol. Elle est d’abord partie découvrir les paysages du Pays Basque, puis elle a tourné en Andalousie, plusieurs films. C’est la période de grande passion avec Antonio Cañero. Elle fait plusieurs tournées en Espagne, en inventant un nouveau genre de soirée, elle chantait, elle dansait puis il y avait une interruption et la projection de ses films espagnols. Il y a deux films importants, Sol y sombra et La Tierra de los toros, tournés avec comme partenaire Antonio Cañero. Elle s’est énormément investie dans ces deux films, elle y a mis beaucoup d’argent et en a aussi perdu beaucoup.

Au-delà de son histoire d’amour, qu’est-ce qui l’intéressait dans la corrida ? C’est Antonio Cañero qui lui a fait aimer la tauromachie. On a des textes, des poèmes puisqu’elle a aussi été écrivain. Elle a notamment écrit un roman qui raconte son histoire avec Cañero et sa déception amoureuse qui s’appelle Paroxysme. C’est un livre très fort, un peu saignant. C’est une femme qui se donnait beaucoup, mais qui a eu aussi des déconvenues. Ces deux films sont des moyens-métrages, restaurés avec le Centre national du cinéma, comme d’ailleurs Pour Don Carlos, qui vient d’être restauré par la cinémathèque de Toulouse. C’est peut-être la première fois qu’on voit à l’écran, des courses de taureaux intégrées dans un récit de fiction, avec Antonio Cañero.

Elle montre l’Espagne de façon très réaliste… La Tierra de los toros est passionnant, c’est le premier documentaire fiction. C’est la découverte d’une ganaderia, sous la conduite d’Antonio Cañero. On est au cœur de la vie tauromachique. Elle joue le rôle d’une journaliste venant faire une enquête sur le monde taurin. C’est assez magnifique. Toujours avec beaucoup de fantaisie, elle mène un jeu amoureux mais en même temps, elle fait découvrir la façon de vivre des toreros, l’entraînement physique, la recherche des taureaux pour les courses.

Comme beaucoup de stars du muet, le passage au parlant est difficile. Que devient-elle à ce moment-là ? Marguerite Moreno a commencé à l’époque du muet, mais elle a su se reconvertir, elle avait une voix théâtrale. J’ai fait un film récemment sur Charles Boyer, il a aussi démarré au moment du cinéma, mais par sa formation théâtrale, s’est réadapté au jeu du parlant. Musidora est restée une grande actrice du cinéma muet. Grâce à ses amitiés avec Pierre Louÿs et Colette, elle a voulu se reconvertir dans l’univers de l’écriture. Après sa belle aventure et ses mésaventures avec Antonio Cañero, elle s’est retirée, s’est mariée avec un médecin, est partie vivre à Chatillon-sur-Marne en Champagne, elle a élevé un fils. On découvre tout cela dans mon film, Musidora, la dixième muse.

Puis à partir des années 40, elle rejoint Henri Langlois à la cinémathèque… Musidora a gardé auprès du public une immense aura. Très vite, quand Langlois fonde la cinémathèque, il s’adresse à elle parce qu’elle incarne une mémoire du cinéma. Elle avait travaillé avec les plus grands du cinéma muet, non seulement les plus grands réalisateurs, mais aussi les plus grands techniciens. Elle a commencé à travailler pour la commission historique, à rassembler des souvenirs des uns et des autres.

Ensuite, la cinémathèque a eu besoin de personnes plus sérieusement qualifiées dans l’archivage et Musidora était un personnage de passion, d’impulsion, pas une bibliothécaire. À l’époque, il n’y avait pas d’enregistrements, elle a emmagasiné des écrits. Henri Langlois l’aimait bien, mais quand sont arrivées de grandes historiennes du cinéma, elles ont pris le dessus et Musidora n’a jamais été conservateur. Elle a eu une fin de vie un peu difficile, mais elle a continué à faire des conférences, etc. Pour moi, cela a été un grand bonheur de voir qu’un siècle plus tard, en 2020, on a pu faire ce grand hommage à la Cinémathèque Française, sur les lieux qu’elle avait incité à créer.

Au-delà du cinéma, dans les années 70, elle est devenue une référence pour les féministes. Toutes les femmes qui militaient et prenaient la relève de la propre mère de Musidora ont donné son nom à un collectif. Cela a été un grand emballement. Toutes les féministes ne cessaient de faire des manifestations, des conférences, des prises de parole de gens comme Delphine Seyrig, Jeanne Moreau, Agnès Varda, Claire Clouzot, Marguerite Duras, Colette Audry… En 1974, s’est créé le premier festival international du film de femmes à Créteil qui dure toujours. Claire Brétécher a fait une affiche formidable. Il y a trois femmes qui ont vraiment lancé le cinéma au féminin : Alice Guy qui est partie ensuite aux États-Unis vers 1914 et avait commencé à travailler chez Gaumont, Germaine Dulac et Musidora qui ont proposé une autre vision que celles des potentats comme pouvaient l’être Gaumont ou Pathé à cette époque.


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