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Pauline Clavière : "On est tous les citoyens, mais on ferme les yeux" sur ce qu'est la prison

Un matin, le destin et la police frappent à la porte de Max Nedelec. Quelques magouilles, une dette non payée, un bordereau perdu. La justice frappe. Sévère. Et la nuit tombe sur Max, sans qu'il comprenne qu'une effroyable machine va le broyer. Dans "Laissez-vous la nuit" chez Grasset, la journaliste et écrivaine Pauline Clavière fait le récit de cette chute, avec un premier roman impressionnant, un livre implacable sur l'univers carcéral, sa violence, sa corruption. Et ces petits éclats de lumière qui permettent parfois de rester humain dans l'obscurité...


Pauline Clavière © JF Paga.


Qui est Max Nedelec, le héros de votre livre Laissez-nous la nuit ?

Max, c'est le proche d'une amie qui me dit un jour à une terrasse de café : tu sais pas ce qui est arrivé à ce membre de sa famille, il est en prison. C'est quelqu'un que j'avais déjà croisé à des anniversaires, des baptêmes. Je le connaissais de façon lointaine. Cela m'a donné tout de suite le vertige. C'est ce qui m'a propulsée dans cette histoire.

Cet homme-là pouvait être mon père, mon oncle ; il aurait pu faire partie de mon entourage. Il était tout à fait normal, a priori sans histoire. Max, c'est pour moi un inconnu, qui ne l'est pas tellement, mais dont les traits, l'histoire et la situation sociale me rappellent quelqu'un de proche.


Ce personnage va voir sa vie basculer totalement du jour au lendemain...

Exactement. Ce qui est étrange avec ce basculement, c'est qu'il ne vient pas vraiment de lui. Ça fait longtemps qu'autour de lui, tout se délite, son mariage, sa situation financière. Donc, il ne ne le voit pas tellement venir. Ce n'est pas comme s'il avait commis un truc irréparable. C'est une chute assez ordinaire, lente. C'est ce qui m'a fait peur et attiré ma curiosité. Cela peut arriver à chacun d'entre nous.


Il n'a pas commis un crime, c'est juste une histoire de paperasse...

C'est aussi l'illustration d'une négligence, une dépression, un divorce, la vie qui passe et qui fait que parfois, on n'est assez regardant. Il essaie de faire des petits arrangements pour maintenir sa boîte à flot, qui finissent pas le condamner d'une manière tout à fait disproportionnée par rapport à sa lente décomposition.


Quand vous avez appris cette histoire, vous vous êtes immédiatement dit que vous aviez un sujet de livre ?

Pas tout à fait, je ne savais pas tout de suite quoi faire de cette histoire. J'étais profondément choquée. Je l'ai appelé sur le portable qu'il avait en prison. Je lui ai dit que j'aimerais bien raconter son histoire. Il a accepté rapidement. Je ne savais pas si ce serait un récit, un documentaire journalistique, mais je voulais raconter cette histoire. Et petit à petit, à la suite de nos rencontres, tous les jeudis dans un hôtel parisien, j'ai commencé à me dire que sans doute le format du document ne suffirait pas et qu'il faudrait, pour lui donner sa pleine dramaturgie, quelque chose de plus fort. Et il n'y pas de meilleur moyen de se mettre en empathie avec les gens que de vivre leur histoire à travers un roman.

Etre dans les yeux de Max : j'ai essayé de faire cela au maximum, dans mon écriture, dans le positionnement de mes narrateurs. Je voulais vraiment que le lecteur puisse se mettre à la place de Max.


Dans votre écriture, on sent une urgence dans le flot, dans la façon d'écrire...

L'urgence venait du fait que cet homme est, par son tempérament, quelqu'un de très rapide, dans son récit quand je le rencontre. Je sens qu'il a besoin de dire. L'urgence de mon écriture est sans doute impulsée par l'urgence qu'il avait à raconter. C'est un peu la transcription de ça.


Dans la forme, il y a ce récit qui va très vite et qui est parsemé de petites phrases, comme des regards distanciés sur l'histoire...

Pour moi, c'est censé être différents degrés de conscience, de lecture, d'analyse. Quand le personnage est dans un récit, il peut avoir des pensées. Cela permet au lecteur d'avoir différents degrés de ce qui se passe dans le cerveau de cet homme au moment où il parle. Typiquement, il est en train d'échanger avec Marcos, son codétenu et dans sa tête, il se dit, ce pauvre gars, il est complètement fracassé.

C'est souvent très direct, une exclamation...

C'est la pensée profonde, un condensé de l'instant. En trois ou quatre mots, on va tout de suite à la pensée la plus intime. D'un point de vue stylistique, cela me semblait important dans ce cadre clos d'avoir ces différents dialogues avec soi-même. Car évidemment, le discours qu'il tient avec les autres ne peut pas être celui de ses pensées intimes.


Ce qui est flippant dans le livre, c'est que n'importe qui pourrait se retrouver à la place de Max...

C'est vraiment l'impulsion de mon écriture. Je voulais tendre un miroir. Aujourd'hui, on est tous des citoyens français. On sait à peu près ce qu'est notre système de santé, notre éducation nationale. Mais sur ce qu'est la prison, alors qu'on est tous potentiellement des justiciables, on ferme les yeux, parce que tant qu'on n'est pas concerné, on ne veut pas savoir.

Or, en tant que citoyenne, j'ai envie de dénoncer cette situation, que ce ne soit plus un univers parallèle, mais qu'on aille y regarder, comme d'autres auteurs l'ont déjà fait sur la prison, les banlieues, les asiles psychiatriques... Cette ignorance me semble folle car ils font complètement partie de notre vie collective.


Quand vous avez eu ce matériau littéraire entre les mains, est-ce que vous avez eu la sensation d'avoir une forme de responsabilité ?

La responsabilité est venue très tôt, dès ma rencontre avec Max. Quand j'ai vu son malaise, à quel point cette expérience l'avait marqué, je me suis senti responsable de son histoire. J'allais être le média qui le mettrait à jour et il fallait absolument que je respecte tout ça, que je lui donne sa pleine dimension.

J'ai vécu l'écriture avec beaucoup de questionnement, parfois de culpabilité pour savoir comment se placer. Il fallait avoir le mot juste, la bonne attitude, ne pas trahir, ne pas amoindrir. Cela m'a pas mal coûté, c'était compliqué de rester enfermée avec dans ma tête tous ces personnages. C'est une expérience assez singulière.


Comment le vrai Max a réagi à votre projet ?

Dans la vie, c'est un personnage assez laconique, il n'est pas très bavard. Il est bavard quand il s'agit de raconter les faits. Là, j'ai eu un montagne de détails. Mais sur lui-même, ses émotions, très vite, j'ai vu qu'il y avait une barrière et c'est pour cela que je me suis permise de romancer, d'avoir un regard différent pour pouvoir l'aider à accoucher de tout ça.

Quand il a lu le livre, il m'a dit quelque chose qui m'a fait beaucoup rire : Ah, il est sympathique ce monsieur Nedelec. Cela me paraissait totalement surréaliste par rapport à ces 600 pages de chemin de croix. Cela m'a beaucoup touchée, je l'ai retrouvé dans cette manière laconique et dans cette façon de se distancier de ce qui, sans doute, lui apparaissait encore trop dur.

La première fois qu'il sort de prison, il se rend compte que plus rien ne sera comme avant, qu'il est un « mutant ».

C'est un concept de romancier que j'ai trouvé par la suite. Tous ces gens se retrouvent là, développent des angoisses, des manies, des théories du complot, des toc qui sont le résultat de mauvaises radiations carcérales. C'est parce qu'ils sont enfermés, parce qu'ils ont peur, faim, froid et qu'ils sont maltraités, qu'ils développent ces capacités, ces humanités bizarres. Il y a dans les personnages La Taupe qui a l'obsession des mondes parallèles, Marcos le gitan qui a l'obsession du complot contre lui, un autre qui cligne des yeux.

Chacun a sa manie. Et c'est un moyen de se préserver, de sauver le reste d'humanité qu'ils ont face à cet univers où tout en est dépourvu. Et les manifestations que cela engendre dans le corps et la psyché sont parfois bizarres. J'ai trouvé ça à la fois très beau, ce sont des failles humaines et en même temps révoltant et tragique, parce que cela paraît innommable de martyriser des hommes à ce point. Ce n'est pas ça au départ une peine, une sanction.


Le monde que vous décrivez est d'une violence de chaque instant, c'est un champ de bataille...

C'est un terrain de chasse. Dans les prisons d'Europe du nord, ils sont enfermés, mais dans des conditions propres, ils mangent bien. Nous, c'est moyenâgeux, complètement archaïque, ils sont entassés. Rien n'est fait pour que la détention se passe bien. On pourrait dire la sanction, c'est de passer douze mois enfermé, mais on va se doucher normalement, manger normalement, on sera chauffé normalement. A côté de la sanction, s'ajoutent la saleté, la violence, la maltraitance.


C'est en plus un monde de corruption et de trafic insoupçonnables...

Exactement, c'est un système qui se nourrit lui même. C'est l'image de la bête. La prison s'autogère, s'autonourrit de nouveaux éléments, de corruption qu'elle fait venir de l'extérieur, de l'intérieur. Elle puise son énergie dans les nouveaux venus. Ces mondes cohabitent, passent toujours par les mêmes médias et finissent par broyer les hommes, les digérer.

C'est un cercle sans fin, c'est vraiment les cercles de l'enfer de Dante. Pour quelqu'un de normal, pas enclin à la violence ou à la corruption, c'est difficile d'y échapper, même avec la meilleure volonté du monde. Cela semble une situation assez déterminée, ça me donne le vertige.


Malgré tout, Max résiste, continue à s'intéresser à l'humanité, notamment à travers sa relation avec Marcos, son codétenu...

Au départ, il y a ce bandit pour lequel il a beaucoup d'affection. Tout est assez trouble, on ne sait pas vraiment qui il est, sachant qu'il est très difficile de se définir dans cet univers. Une fois arrivé là-bas, on est dépossédé de son identité, il faut en dire le moins possible ou raconter des bobards. C'est difficile de savoir qui est qui, dans le fond. Cette relation, il réussit à l'avoir avec Marcos, le gitan, parce ce que c'est un livre ouvert. C'est un homme qui a plein de failles, plein de défauts, mais qui est sincère dans ses colères, dans ses affections, même si elles sont spectaculaires et incontrôlables. Ça le touche, c'est de l'humanité écorchée, à vif.

Max le soutient, lui apprend à écrire, l'accompagne dans sa maladie. Cette histoire a vraiment existé, je m'en suis inspirée pour en faire autre chose. Mais le vrai Max a partagé sa cellule avec un homme qui ressemblait beaucoup à Marcos. Ça m'a bouleversée, même dans les pires endroits, là où tout est sombre, il y a des gens qui se lèvent pour continuer à être des êtres humains, tout simplement.


Le titre "Laissez nous la nuit" est très poétique. Et donc, il peut avoir plusieurs sens...

Le premier sens, c'est de donner la parole aux personnages et de dire, laissez-nous le repos, ce moment où dans l'absence de la conscience de qui nous sommes et de où nous sommes, on peut oublier un peu la condition qui est la nôtre.

Il y a aussi un sens plus sociologique, laissez-nous cette part sombre, cette citoyenneté dont vous ne voulez pas, ces ruelles, ces parties non éclairées de notre société. Comme une part d'ironie et de provocation : laissez-nous sombrer dans ces espaces que vous ne voulez pas voir.


Vous êtes toujours en contact avec celui qui a inspiré le personnage de Max ?

Oui, on s'est vu il n'y a pas longtemps. J'ai déjà écrit la suite, qui est entre les mains de Grasset qui travaille sur le manuscrit. Cela parle du retour à la vie après, avec toutes les répercussions tant psychologiques que purement sociales. Comment ça se passe avec la famille, pour retravailler, avec les anciens détenus ? J'ai travaillé avec des psychiatres qui m'ont dit qu'en six mois, on modifie durablement la psyché d'un homme, la façon dont son cerveau se positionne dans l'espace, la paranoïa... Lui, il essaie de reprendre une vie normale même s'il a définitivement intégré que c'était une chose vaine.

C'est un traumatisme dont il me semble impossible de se remettre aujourd'hui en France. Même pour un type solide. Il a ses enfants, une vie sociale moins misérable que d'autres, mais cela paraît insurmontable.


Vous avez reçu après la publication du livre un mot de l'ancien ministre de la Justice Robert Badinter...

C'était vraiment un truc de fou. Grasset lui a adressé le livre. J'ai gardé la correspondance privée par élégance, mais j'étais tellement heureuse d'avoir une réponse de cet homme qui m'a inspirée, comme énormément d'entre nous. Son devoir de justice, sa rigueur morale, son humanité... Il est nécessaire de se rappeler des préceptes de Robert Badinter pour une justice qui doit être humaine, à la mesure de notre société, à la mesure de notre projet social, d'intégration, de respect de l'humanité, de nos grands principes fondateurs des droits de l'homme. C'était comme une étoile filante, brève, mais très forte, très puissante et qui m'a donnée beaucoup d'énergie pour continuer à en parler un peu partout et écrire la suite.



"Laissez-vous la nuit", de Pauline Clavière. Editions Grasset, 624 pages, 21,50 €.

Les photos d'illustration ont été prises à l'ancienne prison Sainte-Anne d'Avignon, lors de l'exposition "La disparition des lucioles" organisée en 2014 par la Collection Lambert.


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