"Regardez-nous danser" de Leïla Slimani, les illusions à la dérive
Avec "Regardez-nous danser", Leïla Slimani poursuit sa trilogie "Le Pays des autres", autour de l'histoire de sa famille et de son pays d'origine, le Maroc.
J'envie parfois mes aînés qui ont vécu à une époque où publiaient certains grands écrivains. Bien sûr, j'ai vécu dans un monde où écrivaient d'autres grands noms que j'ai admirés, mais ils avaient déjà signé leurs grands chefs-d'œuvre. J'ai par contre la chance d'être le contemporain d'une oeuvre encore en construction, d'une oeuvre majeure et qui me bouleverse, celle de Leïla Slimani. Et de la suivre avec passion et gourmandise. Regardez-nous danser (quel beau titre !), le deuxième volume de sa trilogie Le Pays des autres est un bijou, un livre d'une intelligence, d'une sensibilité et d'une maestria époustouflantes, qui parvient à saisir avec humanité toute la complexité des êtres, dans un style à la fois dru et plein de chaleur, d'empathie et de franchise. Ce nouveau volume est encore plus fort que le précédent, par sa portée politique, mais aussi par la profondeur avec laquelle elle sonde les désirs et les désillusions de ses personnages.
Dans cette famille, personne ne se sent à sa place. Amine, le père, est un « fauve taiseux, capable des tendresses les plus sauvages et des colères les plus injustes ». Il a réussi, il en est fier et règne en maître sur son domaine et sa famille, malgré les doutes et la peur. Mathilde, sa femme alsacienne, est de celle qui « avait cru à ces histoires idiotes de souillon devenue princesse ». A 43 ans, elle « était certaine que le meilleur de sa vie était passé et qu'il ne lui restait désormais qu'à attendre la mort, avec encore plus d'abnégation, plus de sagesse qu'elle n'en avait jamais manifesté », prisonnière d'une vie, d'un mariage et d'une maison, « un piège dans lequel elle était enfermée mais dont elle ne parvenait pas à dire le nom ». Selim, le fils sensible, a été brutalement « éjecté du monde des caresses, des paroles douces, du monde de l'indulgence pour être jeté sans ménagement, sans explication, dans la vie des hommes ». Et la timide Aicha est « assaillie de remords sans être révoltée », mais elle va braver son destin, étudié la médecine, plutôt que rester comme sa mère, près du frigidaire. Autour d'eux, la plupart des personnages secondaires, tous remarquablement dessinés, sont également prisonniers de la situation.
A travers l'histoire de cette famille, Leïla Slimani, maniant toujours la subtilité des sentiments avec souffle, raconte une jeunesse qui rêve d'émancipation dans un pays, le Maroc, partagé de façon schizophrénique entre le respect de la tradition et l'envie d'aller de l'avant. Avec une langue classique mais un style qui ne l'est pas, elle entremêle les parcours personnels et l'histoire de ce pays, en plein bouleversements, en plein doutes. Peu à peu, l'espoir d'émancipation et de développement laissent la place aux petites compromissions qui annoncent de grands désastres. La corruption, l'autoritarisme, la dictature s'imposent à mesure que les rêves s'estompent.
Avec une langue sensuelle, Leïla Slimani montre comment les corps, l'intimité se retrouvent mêlés à l'Histoire, à l'époque, emprisonnant aussi les esprits. Selim préfère s'échapper et rejoindre les hippies qui débarquent à Essaouira avec leurs joints. Aïcha tombe amoureuse d'un homme intelligent, dont l'ambition va finalement sombrer dans le conformisme. Amine et Mathilde assistent impuissants à cette dérive, toujours droits, dignes malgré l'adversité et les épreuves. Ils cachent leurs fêlures, ne parvenant jamais à retrouver l'innocence et l'insouciance, à profiter d'un bonheur qu'ils n'ont pas pu saisir dans un monde qui leur a échappé. Le beau titre du livre révèle en fait beaucoup d'ironie, si les héros dansent, c'est au bord de l'abîme et bientôt sur un volcan... La colonisation a disparu, mais de nouveaux maîtres apparaissent. Comme chez Lampedusa, il faut que tout change pour que rien ne change.
"Regardez-nous danser. Le Pays des autres, 2", de Leïla Slimani. Gallimard, 368 pages. 21 €.
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