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Rencontre de toutes les couleurs avec Gérard Fromanger


Chez Gallimard, paraît un livre d'entretien avec le peintre Gérard Fromanger. Passionnant !

Voici un très grand livre sur ce qu’est la peinture et ce qu’est un artiste ! Au fil d’un entretien au long cours avec le journaliste Laurent Greilsamer qui paraît dans la collection "Témoins de l'art" chez Gallimard, le peintre Gérard Fromanger raconte son parcours. Installé près de Sienne en Italie, l'artiste a longtemps reçu l'écrivain après sa rétrospective au centre Pompidou en 2016. « Fromanger fait partie des conteurs magnifiques, se félicite Laurent Greilsamer dans l'avant-propos. Il puise naturellement dans son immense mémoire. Sans note, sans documentation, il recrée avec une précision confondante les atmosphères d'une époque, la vie de son atelier, ses interrogations, ses doutes, ses amitiés. (...) A la vérité, il vibre, il s'enflamme et on ne peut casser le fil de ce torrent. (...) Tout à la fois intuitif et réflexif. Engagé et direct, curieux et indigné. C'est une intelligence en action, un bloc d'impatience. Du vif-argent. La neutralité n'est pas son genre. »

Au fil de ce récit vivant, joyeux mélange d'anecdotes et de réflexions sur l'art, c'est un demi-siècle d'histoire de l'art qui défile. Des séances de dessin à l’académie de la Grande Chaumière à l’atelier populaire des Beaux-arts en Mai 68, en passant par les amitiés avec Prévert, Giacometti, César, l'aventure de la Jeune Peinture, la rupture intransigeante avec Aimé Maeght, les soirées chez Castel, les expériences avec Jean-Luc Godard, les rencontres avec Michel Foucault, Gilles Deleuze et Felix Guattari, l'engagement politique et ses désillusions, l’artiste raconte à la fois une vie tumultueuse et la recherche intransigeante d’un art de son temps, engagé et farouchement indépendant. Il ne dit pas seulement ce qu'est peindre, mais aussi ce qu'est regarder et donc ce qu'est vivre. Chaque fois, les portraits qu'il fait de ses compagnons de route, peintres, critiques ou collectionneurs sont comme ses toiles : il voit juste et direct.

Tout démarre à l'âge de 17 ans, quand il décide de devenir peintre. « On n'est pas sérieux quand on a 17 ans », disait le poète. Peu importe, Gérard Fromanger a pris la décision, quitte à fâcher un père conservateur. Dans les premières années de formation, le passage par la Grande Chaumière, où ont étudié des artistes comme Gauguin ou Modigliani, est essentiel. Il montre à la fois l'obstination de l'homme et l'exigence de l'artiste. « C'était un endroit mythique. Je passais au moins cinq ou six heures à dessiner des nus. Les modèles changeaient toutes les heures. Des jeunes, des vieilles, très peu d'hommes. De pauvres filles. C'est un métier de fou. Tu ne peux pas bouger, c'est terrible. Des modèles avaient parfois soixante, soixante-dix ans... Mais j'étais passionné, je sentais que je progressais. » Gérard Fromanger pousse cet apprentissage très loin, le plus loin possible : « Je voulais être solide, avoir une arme, un bagage solide. J'étais persuadé que le dessin allait me donner une structure. (...) Je me suis même retenu de peindre pendant deux ou trois ans. Pour me fixer sur cette discipline du dessin comme un boxeur qui se serait entraîné à courir dans les bois pendant des années, à faire du punching ball, à gagner en souffle, en mollet, sans faire de combat. Pour être sûr d'avoir les forces suffisantes lorsque je me lancerais. »

La peinture est un art de combat. Après la Grande Chaumière, il arrive aux Beaux-arts de Paris. L'expérience est de courte durée. Il y reviendra en Mai 68 et ce sera nettement plus drôle, lors de la création de l'Atelier populaire. Car immédiatement, l'artiste épouse les combats de son époque, sa révolte, sa fièvre, ses utopies. Dès le mois de mars, il rencontre Serge July et la bande de Cohn-Bendit. « Je suis de gauche, antiautoritaire, anarcho-romantique (...). J'entrevois un immense changement possible, l'espoir de libérer une société figée, enfoncée par les gaullistes dans un conservatisme total alors que la culture pop avait déjà envahi le monde », rappelle l'artiste, très loin de toutes les sectes et les chapelles de l'époque comme le montrent les sentiments mitigés que lui inspire la Chine qu'il visite dans les années 1970 grâce à Joris Ivens. En 1968, il se lance corps et âme dans le mouvement de révolte et participe avec enthousiasme à la création des fameuses affiches qui encore aujourd'hui résument visuellement cette aventure. « Nous étions installés au premier étage. On a plongé dans une vie de travail, de folie totale. On mange, on dort sur place. Castel nous fait livrer des sacs de cinquante baguettes de pain toute fraîches, croustillantes. L'un de ses amis nous apporte des jerricans d'essence pour que nous puissions aller chercher du matériel en voiture. Les ouvriers typographes du Figaro nous déposent d'énormes rouleaux de papier. On avait inventé une usine et on faisait les trois-huit même si on ne le ressentait pas comme ça. L'Atelier a produit environ huit cents affiches chaque fois à mille exemplaires ! Les équipes partaient, épuisées. D'autres arrivaient. D'autres encore préparaient les sandwiches. Il y avait un énorme travail d'impression. On était enivré - et empoisonné ! - par les effluves des encres sérigraphiques. »

Série "Boulevard des Italiens", Salon de thé, 1971, huile sur toile, 100 x 100. Collection particulière.

Tout le reste du récit conserve le même ton enflammé, le même enthousiasme pétillant. Et c'est particulièrement intéressant quand il parle vraiment de son art, de la façon dont il travaille, pense et conçoit ses toiles. Ainsi, parmi les multiples séries qui traversent son oeuvre, il détaille par exemple le travail autour du Boulevard des Italiens au début des années 1970. « Je voulais peindre un lieu très parisien, à la fois populaire et petit-bourgeois neutre - ni riche, ni pauvre, ni mode. Il me revenait en tête des chansons d'Edith Piaf, d'Yves Montand : "J'aime flâner sur les grands boulevards, y a tant de choses, tant de choses, tant de choses à voir". Je me suis dit : c'est pas mal les boulevards. J'y suis allé et ça m'a plu. C'est exactement ce qu'il me fallait. J'ai demandé à un ami photographe, Elie Kagan, de m'aider. » Il lui demande des photos de moments et de lieux anodins, loin de tout romantisme : « Je voulais qu'un photographe fixe pour moi des instantanés de la vie ordinaire, sans aucune mise en scène : quelqu'un qui traverse la rue, un banc public avec des enfants... Je voulais que Kagan immortalise la banalité la plus totale avec le professionnalisme qu'il aurait mis à photographier l'assassinat du président Kennedy. Comme un événement extraordinaire parce que chaque instant est extraordinaire. » Pour lui, la photo lui offre une matière picturale première, hors de toute émotion, un morceau de réalité brute : « La photo, c'est comme une bouteille ou une pomme. J'avais besoin d'un modèle à la Cézanne. Cela se traduit par cette photo que je regarde comme je regarderais un compotier sur une nappe blanche. J'ai besoin de ce modèle froid, presque scientifique, à partir duquel je peux parler du réel. Avec une méthode pas du tout... sentimentale, émotionnelle. Je veux extraire de ce modèle une nouvelle sensation du monde qui tranche avec toute la figuration qui m'a précédé. »

Ce qui compte, ce n'est pas l'image elle-même, mais ce qu'elle permet à l'artiste. Cette banalité, ces lieux sans qualité, ces moments insignifiants, il les transfigure ensuite par la peinture, avec une méthode qui laisse la place au mystère. Les images sont projetées sur la toile et Gérard Fromanger peint dans l'obscurité, laissant la place à la magie de la découverte quand la lumière s'allume. Peindre dans le noir, « c'est bizarrement un vrai plaisir. Un plaisir de solitude extrême. Dans ces moments-là, je suis vraiment entièrement voué à moi-même, plein de ma vie, de mes gestes, de mes attitudes. Rien ne me distrait (...). Nuit, lumière électrique, travail, effort, volonté, choix des couleurs, l'attente stupéfiante du moment où je rallumerai la lumière : que vais-je découvrir sur la toile ? Comment ça va être ? Je n'en sais rien. »

Cela lui offre une liberté totale, une vraie spontanéité dans l'acte et une distance avec le travail en cours. « Cela participe d'une leçon que m'avait donné Giacometti : il ne regardait jamais ce qu'il peignait parce que dès que tu regardes, c'est foutu. Tu deviens maniéré, tu commences à aimer ton trait ou à vouloir le corriger, tu te dis : ce serait mieux comme ci ou comme ça. Non ! Le trait doit venir d'une vraie relation entre toi et ta main, qui empêche l'esthétisme, le repentir, qui empêche le jugement sur ce qu'on fait. Il faut faire confiance à ce que la main fait et à ce que la tête pense. Dans le noir, je suis dans cet état : je ne vois pas du tout le résultat. »

Fromanger, de toutes les couleurs, de Laurent Greilsamer. Editions Gallimard, 240 pages. 25 €.


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