Thomas Enhco : "Normalement, le groove, ça ne s'écrit pas"
Entre classique et jazz, le pianiste Thomas Enhco publie "Thirty", un disque où figure notamment son premier concerto pour piano. Fils de la soprano Caroline Casadesus qui était mariée avec Didier Lockwood, petit-fils du chef d'orchestre Jean-Claude Casedesus, arrière-petit-fils de la comédienne Gisèle Casadesus, Thomas Enhco a baigné dans la musique dès l'enfance, se faisant d'abord connaître avec le jazz avant d'élargir sa palette musicale, ce qu'il fait de manière magistrale dans ce nouveau disque.
Thomas Enhco. © Frank Loriou
Votre disque s’appelle "Thirty". Vous venez d’avoir 30 ans, c’est un cap ?
C'est important pour tout le monde. Beaucoup d'amis avaient vachement peur, me disaient que ça changeait, que c'était la fin d'une époque.
Moi au contraire, c'est quelque chose de beaucoup plus apaisé que le passage de la vingtaine. Cela a un lien très fort avec la musique. Ces dix dernières années, j'ai eu la chance de pourvoir beaucoup m'exprimer, de faire la musique que j'avais envie de faire sans aucun problème
Vous êtes né dans une famille d’artistes. Pour vous, cette carrière musicale coulait de source ?
Pour moi, c'était très évident. Je ne me suis pas posé la question. Dès 6-7 ans, j'ai beaucoup aimé jouer de la musique, écrire des morceaux. J'adorais les théâtres, les salles de concert où je suivais ma famille, les escaliers à colimaçon, les coulisses où je jouais à cache-cache, j’aimais partir en voyage.... J'avais envie de vivre dans ce monde perpétuellement.
Passer du jazz au classique et inversément était naturel ?
Oui, dans la famille de ma mère, les Casadesus, c'est très classique. A partir de 4 ans, elle a vécu avec Didier Lockwood. C'était très jazz, même assez rock au début des années 90, dans son époque fusion.
J'ai appris les deux instruments, le piano et le violon. Et pour les deux, seul et en ensemble, en classique et en jazz.
Vous vous sentez plus libre dans un registre que dans l’autre ?
Je suis plus libre en jazz, grâce à l'improvisation. Ces dernières années, j'ai fait beaucoup d'efforts pour progresser techniquement en classique et trouver, comme les grands interprètes, une forme de liberté.
C'est seulement à un très haut niveau qu'on commence à se libérer et à presque improviser une musique qui est écrite. Mais je suis 1 000 fois plus libre dans le jazz, qui est dans l'instantané, dans l'éphémère.
Comment est né ce premier concerto pour piano que vous venez de composer ?
Samuel Jean de l'orchestre d'Avignon est le premier à m’avoir proposé un projet avec orchestre. Finalement, la commande est venue de Pau où le concerto a été créé, puis je l’ai joué avec Samuel Jean et enregistré.
C’est ma toute première expérience symphonique, ça a été une révélation, je me suis complètement éclaté à plonger dans l’orchestration. Depuis j’ai écrit un deuxième concerto et j’espère que cela va continuer.
Vous mélangez musique écrite et improvisée...
C’est un concerto sur mesure pour moi. Je voulais écrire dans une forme classique, avec trois mouvements, des thèmes mélodiques, des variations, une orchestration complètement écrite. Mais par endroits, je laisse des espaces d’improvisation, pour la main droite, pour la main gauche ou pour les deux. La partition pour l’orchestre est écrite, mais il y a des parties vides pour le piano, avec seulement une grille d’accords chiffrée comme en jazz.
En jazz, tout le monde improvise ensemble. En classique, tout le monde joue une partition ensemble. J’ai voulu une forme d’hybridation, je sais ce que l’orchestre va jouer et j’improvise sur une trame.
Cela doit être difficile pour l’orchestre et le chef…
C’est assez difficile. Dans ce concerto, je n’ai pas spécialement chercher à repousser les limites au niveau instrumental. Mais au niveau rythmique, j’ai utilisé à plusieurs reprises des éléments du jazz et des musiques qui groovent.
Il y a une énorme différence entre le jazz et le classique, dans la manière d’apprendre et dans la manière de ressentir la musique.
Tout ce qui est syncopé est assez délicat pour l’orchestre, c’est assez difficile à appliquer sur un support écrit, car normalement le groove, ça ne s’écrit pas. C’est comme un accent quand on parle. On écrit les mots, mais on écrit pas l’accent british ou marseillais. C’est donc un défi pour les musiciens de l’orchestre, individuellement mais aussi en tant qu’ensemble, et pour le chef.
Ce mélange fait partie de mon ADN. Pendant les répétitions, dès qu’on s’écartait de la partition, pour les musiciens de l’orchestre, ça allait deux fois plus vite.
On sent une grande influence de la musique française...
Bien sûr, j’aime énormément ce répertoire, depuis l’adolescence. La musique de Ravel porte une forme de perfection, comme celle de Bach. En en même temps, en plus de cette perfection, il y a une sensualité, une suavité, une émotion très grande. Il n’y a pas une note à changer.
Pour le Concerto en sol, on m’a demandé pourquoi je n’improvisais pas comme l’avait fait Herbie Hancock. J’étais très gêné car c’est forcément moins bien qu’il a écrit. Il y a aussi une influence de la très belle chanson française, Gainsbourg, Barbara, Ferré, ce mélange de drame et d’ironie.
A travers ces rencontres, vous souhaitez mélanger les publics ?
Honnêtement, je ne réfléchis pas en ces termes. J’ai été nourri par ces deux énormes univers musicaux, maintenant c’est en moi. C’est comme ça que je respire, que je pense, que je marche.
Quand je jouais exclusivement du jazz, j’étais heureux, mais pas pleinement, comme si j’étais légèrement à côté. Quand j’ai fait beaucoup de classique, c’était la même chose.
Je suis vraiment heureux quand j’arrive à trouver le terrain ou quand on m’offre l’occasion de m’exprimer dans les deux.
Sur votre disque, vous rendez hommage à Didier Lockwood...
Je l’ai rencontré quand j’avais quatre ans et j’ai vécu avec lui jusqu’à ce que je quitte la maison. Il m’a énormément apporté, guidé dans cette voie, il m’a aussi mis le pied à l’étrier de façon professionnelle en m’emmenant avec lui sur scène très tôt, dans les grands festivals, avec de grands musiciens, sur des grandes scènes. C’était vertigineux. La première fois, j’avais neuf ans, au festival d’Antibes-Juan-les-Pins.
J’ai vraiment baigné dans ce contexte idéal, je n’en avais pas conscience. Je pensais que c’était normal, alors que c’était unique. Puis, il y a eu son école, avec des profs géniaux. Ensuite on est passé à des concerts, à jouer en duo, à enregistrer des disques, à monter des spectacles. Il avait énormément d’humour, c’était quelqu’un de génial.
Pensez-vous que ce concerto peut désormais être joué par par d’autres musiciens ?
Oui, je n’y avais pas pensé au début. Plusieurs pianistes m’en ont parlé. Le problème est cette forme hybride, un pianiste 100 % classique ne pourrait pas improviser. Et un pianiste jazz aurait des difficultés pour certaines parties classiques. La seule solution serait d’écrire les parties improvisées, une version de référence, peut-être la transcription du disque. Mais pour l’instant, ce n’est pas possible, je ne l’ai pas encore relevée.