Anne Pacéo : "Le jazz, ça veut dire métissage, liberté"
La batteuse de jazz Anne Pacéo vient d'obtenir la Victoire de jazz de l'artiste de l'année, troisième récompense pour la musicienne. Elle présente son nouvel album "Bright Shadows", disque aux influences multiples.
Votre album s’appelle "Bright Shadows", ombres lumineuses. Est-ce que cet oxymore vous définit ?
Je pense que cela définit la vie en général. Il y a toujours des choses lumineuses et des ombres. En devenant adulte, on se rend compte que la vie est multiple, riche de plein de choses différentes. Il faut aussi arriver à toujours trouver la lumière dans l’ombre.
Dans votre musique, qu’est-ce qui relève de l’ombre et qu’est-ce qui relève de la lumière ?
Les paroles sont assez sombres et la musique est très lumineuse. L’album fonctionne sur ça, des textes pas faciles et la musique qui apporte une touche d’espoir.
Vous êtes batteuse, un instrument rythmique, mais vous êtes très attentive aux lignes mélodiques ? Oui, j’écris en chantant. Pour moi, la mélodie, c’est le plus important. Il faut trouver des mélodies qui paraissent évidentes, comme si elles avaient toujours été là. C’est aussi ce qui me caractérise, ce qui fait qu’on peut reconnaître ma musique.
La voix prend aussi de plus en plus d’importance au fil des disques...
J’ai toujours chanté. La voix et la percussion parlent directement à l’âme, ce sont les moyens les plus directs d’interagir avec les émotions. J’aime beaucoup écrire pour les voix. Cela me paraissait évident d’avoir des chanteurs dans mon groupe.
Vous dites que vous écrivez en chantant. Comment se passe le processus de composition ?
J’entends des mélodies. Cela peut se passer à peu près n’importe où et n’importe quand. Ensuite, je me pose au piano et je cherche à les habiller. J’imagine le son des musiciens, j’écris vraiment pour mon groupe et pour les gens que j’ai choisis.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans les voix d’Ann Shirley et Florent Matteo qui collaborent à ce disque ?
Je cherchais deux voix très différentes, où on ne se dirait pas, de prime abord, ça va marcher. Réunir des gens très différents permet une certaine magie. Je les trouve très complémentaires.
Ann Shirley, je l’ai découverte sur Instagram. Je cherchais un type de voix et je suis tombée sur elle. Je voulais une voix de femme qui puisse descendre dans les graves, une voix avec un grain épais, soyeux, velouté.
Je voulais un homme et une femme. Une copine m’a parlé de Florent. Je suis allé l’écouter, j’ai adoré, il peut monter dans des registres qui sont ceux des femmes. J’ai trouvé intéressant de brouiller les pistes. Parfois dans le disque, on ne sait plus si c’est lui ou elle qui chante. C’est l’inverse des clichés que j’avais envie de bousculer.
Avec cette place des voix et des percussions, il y a une volonté de retour aux sources de la musique ?
Oui, ce sont les premiers instruments arrivés sur Terre. En même temps, le live est très produit, avec des claviers. C’est un truc à la fois très organique et très électrique.
On sent une grande influence de l’ailleurs, du lointain dans votre musique ?
J’ai beaucoup voyagé, donc forcément, cela déteint sur ma musique. Finalement, Bright Shadows est quand même très introspectif par rapport à d’autres disques qui étaient vraiment inspirés des voyages. J’ai tellement bougé, tellement écouté de musiques du monde entier que cela doit se ressentir dans les mélodies, les couleurs harmoniques, la manière de diriger le groupe.
Vous avez grandi en Côte d’Ivoire…
J’y ai passé les trois premières années de ma vie. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais il me reste des sensations, des impressions, un amour des musiques de l’Afrique de l’ouest. Et puis aussi le goût du voyage, je pense.
Il y a une chanson en hommage à Nehanda Nyakasikana. Qui était-elle ?
C’est une femme qui a marqué l’histoire du Zimbabwe, la figure de proue de la lutte contre les Anglais au moment de la colonisation. C’était une combattante qui a été assassinée par l’armée anglaise, parce qu’elle gênait trop. À travers elle, je voulais rendre hommage à toutes les femmes qui se sont battues, dont certaines ont été oubliées par l’histoire et qui ont contribué à faire changer les choses.
Récemment, vous avez voyagé en Haïti ?
Artistiquement, c’est très riche. Ce voyage entrait en résonance avec mon passé, mes parents coopérants en Côte d’Ivoire. Haïti a été le premier pays à prendre son indépendance. J’étais assez étonnée, je me suis dit que la colonisation n’est pas complètement terminée. Il y a plein d’ONG qui sont venues aider après le tremblement de terre, mais une grande partie de la ville n’a pas été reconstruite et on se demande où est passé l’argent. J’étais assez choquée de voir encore l’état de ruine dans lequel se trouve Port-au-Prince et ces blancs qui roulent en 4x4.
Vous venez du jazz. Mais dans le disque, se mélangent plein d’influences…
Je n’ai pas envie de me mettre de barrières. J’écoute plein de musiques différentes. En fait, qu’est-ce que le jazz ? Le jazz des années 30, n’est pas le jazz des années 40, des années 50… Jazz, pour moi, ça veut dire métissage, liberté. C’est une musique qui s’est toujours métissée avec plein d’autres, cela fait partie de son ADN. Pourquoi ne pas mélanger l’improvisation avec des sons électroniques ?
C’est une façon d’aller vers un autre public ?
Évidemment et de montrer que le jazz est une musique ouverte qui peut plaire à tout le monde. C’est une musique qui a une fausse image.
En tant qu’accompagnatrice, vous passez aussi d’un style à l’autre. Cela vous plaît de naviguer entre Jeanne Aded et Melissa Laveaux ?
L’important, c’est d’arriver à rester moi-même dans plein de styles de musiques différents. Cela m’a aussi aidée à trouver qui je suis, mon son. C’est bien d’être caméléon, en restant soi-même. C’est bien de passer d’un style à un autre, d’un concert à un autre, c’est très enrichissant. Cela nourrit ma musique, ma manière de travailler.
Récemment vous avez reçu votre troisième victoire de la musique. Qu’avez-vous ressenti ? J’étais contente. Ça s’est presque jamais vu, en tout cas pour le jazz, une artiste qui a deux fois la victoire de l’artiste de l’année. Cela me conforte pour faire ce que j’ai envie de faire, rester fidèle à moi-même, prendre ce parti d’une musique qui me touche, faire des disques qui me parlent. Cela me donne confiance en ce que je suis.
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