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Eric de Kermel : "Nous avons besoin de grands récits pour nous mettre en chemin"

Avec "Les Jardins de Zagarand", Eric de Kermel propose une fable humaniste et écologiste.


Qui est Paul, votre héros qui quitte tout pour partir à Zagarand ?

C’est un homme qui vit en Occident, qui vit un drame sans doute le pire qu’on puisse vivre, la perte d’un enfant. Il a été élevé dans le Sud, du côté de la Sainte-Victoire et il a une sœur anthropologue Mathilde qui a depuis très longtemps quitté cette rive de la Méditerranée pour aller vivre à Zagarand, un lieu qui se trouve aux confins du désert, qui n’est desservi que deux fois par an par un avion de l’aéropostale. Sinon, il n’est accessible qu’après la longue traversée à pied d’un massif montagneux et d’un désert. Cette sœur fait parvenir un message à son frère lui disant de venir, de la rejoindre parce qu’en Occident le rapport à la mort est tel qu’il ne pourra pas retrouver le goût pour la vie alors que l’amour pour son fils n’est pas mort, que ce fils est toujours là.

Au début du livre, l’identité de Paul, ce n’est plus que sa douleur. Il décide de partir. Je n’ai pas voulu contextualiser, on ne connaît pas son univers, qui était la mère de ce fils, qui était ce fils, comment il est mort. Ce qui m’intéressait, c’était de prendre ce point de départ universel, la douleur de celui qui perd un enfant. Il rejoint Zagarand, qui est une utopie.


Comment avez-vous imaginé cet endroit ?

Il se trouve que j’ai des origines familiales au Sud du Maroc. Je n’ai pas voulu situer le livre là-bas, même s’il y a des lumières, des ambiances de l’oasis qui sont communes à bien des oasis, dans le rapport à l’eau, la manière de cultiver la terre, la végétation… Quand j’ai écrit, j’avais ces images en tête, des oasis au fin fond du Sahara, mais je ne voulais pas situer.

Mon propos, c’était d’emmener mon héros loin, dans un endroit où il y a un rapport très contrasté entre le désert sans vie et l’oasis où grâce à l’eau, la vie éclot.

Puis, j’ai tenté d’écrire une fable humaniste, une légende, une utopie dans lequel j’ai essayé de mettre tout ce en quoi je crois d’un idéal de vie, du rapport entre les hommes et les femmes, entre les générations, du rapport aux arts, à la spiritualité, au travail manuel. Tout est rassemblé dans un territoire et Paul, quand il retrouve sa sœur, va commencer par déconstruire tout ce en quoi il croyait. Il fait une mise à plat, il doit lâcher prise, ce qui n’est pas évident quand on est adulte et qu’on est le fruit d’une éducation, qu’on a répondu à certaines injonctions. Il va reprendre pas à pas un nouveau rapport à la vie, au temps, aux autres, à la nature, un rapport aussi à cet espace spirituel, volontairement pas religieux.

Il va retrouver ce chemin en découvrant des rites dans un lieu qui reste ouvert, où il garde sa liberté de jugement. Et il va retrouver le chemin de l’amour pour son fils qu’il va être capable de faire vivre. C’est aussi un livre sur la fraternité, la sororité, la relation au père dans les deux sens, avec son père mais aussi son fils.


Zagarand, est-ce une utopie ou le rêve d’un possible ?

Je crois que nous avons besoin de grands récits, qui peuvent sembler des utopies, mais suffisamment rayonnants, sublimes pour qu’on ait envie de se mettre en chemin et de se transformer. Dans le contexte écologique et social dans lequel nous sommes, je pense que si notre volonté de changement n’est mue que par des contraintes ou des éléments rationnels, on est capable de faire quelques efforts mais sans aller très loin. Pour s’engager dans une vraie transformation, il faut une étoile, quelque chose qui soit plus grand que nous, qui soit commun, qui donne envie parce qu’on sait vers où on va.

Je suis incapable de rêver à quelque chose si ensuite je ne suis pas capable de tenter d’atteindre le rêve.

La première chose à Zagarand, c’est de vivre en harmonie avec le monde qui nous entoure ?

L’enjeu, c’est de trouver la paix, la joie. Et pour cela, il faut être cohérent entre la pensée et les actes, ce qu’on a dans la tête et dans le cœur. C’est un lieu où se dégage une forme d’harmonie joyeuse, avec une idée d’équilibre, où rien n’est acquis.


C’est aussi un lieu qui se mérite !

Déjà, il faut y aller. Ensuite, il y a d’abord 21 jours avant de pouvoir rentrer vraiment à Zagarand, 21 jours durant lesquels Paul va devoir apprendre à tirer l’eau du puits sans casser la cruche, apprendre à semer et à faire germer, à monter la terre comme un potier… Il y a des étapes initiatiques qui sont toujours en opposition par rapport au moment dans lequel on est, un moment d’hypersollicitations, un moment où on est pris dans des cycles extrêmement rapides, où tout est fait pour qu’on ne pense pas trop.

A Zagarand, on commence par dire que tout cela est une illusion, donc on se pose et on accepte d’aller regarder en soi. Il ne faut pas avoir peur de soi-même. Donc, Paul est dans cette position de devoir regarder sa vie en face et d'accepter de déconstruire le schéma sur lequel il s’était bâti. Mais ce n’est pas si simple d’appuyer sur pause pour se dire : en mon âme et conscience, est-ce que j’ai envie d’être celui que je suis en ce moment ou pas ? Trouver le lieu, les modalités, l’environnement affectif qui permettent cela, ce n’est pas donné à tout le monde. Effectivement Zagarand se mérite, mais c’est comme quelqu’un qui part faire le chemin de Compostelle, qui fait un retraite. Pour se retrouver, il faut du temps, la lenteur, le pas, la marche…


La lenteur est très importante à Zagarand. Ce récit est une invitation à ralentir ?

Bien sûr. La lenteur, c’est pas ralentir pour ralentir, mais pour exister vraiment, être vraiment dans le présent, voir la lumière du printemps qui passe à travers les feuilles des platanes. Celui qui passe comme ça, en la traversant, ne la verra pas. Et il y a beaucoup de choses qui nous sont données chaque jour, qui ne sont pas des choses pour des privilégiées, mais qui sont accessibles si on prend le temps, si on habite pleinement l’instant présent, pas si on le traverse pour la quête suivante. Sinon, on est dans fuite interminable, qui souvent est assez matérialiste.


L'écologie est une quête spirituelle ?

Il y a plein de chemins différents. Quand on commence à tirer un fil, à chercher une cohérence, toutes ces dimensions se rejoignent, forment une tresse. Je trouve que la dimension spirituelle permet à chacun de se reconnecter à quelque chose de plus grand que nous, que je ne veux surtout pas appeler Dieu ou utiliser un quelconque vocabulaire fermé. Nous sommes tous dans une spirale de vie, avec une invitation pour l’humain à être de la nature et pas hors de la nature.

Il y a un gros enjeu de réconciliation du vivant non humain avec le vivant humain. C’est ce que va sentir Paul malgré sa douleur. Il perçoit qu’il fait partie du tourbillon de cette vie, d’un mouvement large du monde auquel il est invité à participer. Cette dimension spirituelle s’oppose à la dimension matérielle, c’est l’esprit, la particularité de l’espèce humaine. On n’est pas le début et la fin de nous même, on peut s’inscrire dans quelque chose de plus large.


Vous dites : "Ma relation à la nature est celle de Mowgli"...

Je suis un enfant du Livre de la jungle. J’ai été élevé avec ce récit de Rudyard Kipling, Bagheera, Akela… C’est aussi l’imaginaire des louveteaux dans les troupes scouts. Mowgli est de la nature, il est dans une relation d’altérité et d’égalité avec tout ce qui vit. Je vis en pleine nature dans une vieille bergerie au pied du mont Bouquet, je suis un Mowgli des garrigues. Je reste touché par ces moments où l’homme se sent dans un élément qui le dépasse et l’emporte.

C’est aussi pour cela que j’aime la montagne, ces lieux où on est à la fois tout petit et très grand. En montagne, celui qui croit qu’il est le plus grand du monde ne va pas aller très loin et pourtant, c’est un lieu où on se dépasse. C’est un lieu qui permet de grandir, d’être dans une tension entre l’humilité et l’ambition.

Dans votre écriture, on sent que vous prenez plaisir à décrire les sensations...

J’ai voulu que ce livre soit un voyage sensoriel. Quand je vais dans ma famille au Maroc, il y a les sons, les couleurs, les odeurs, la fleur d’oranger, le cumin… Je voulais que le lecteur perçoive cet univers dans lequel je l’emmène. Cette dimension sensorielle, je la revendiquais déjà dans La Libraire de la place aux Herbes où je fais l’éloge du papier et des livres.

C’est aussi pour cela que j’ai voulu un objet singulier, une aquarelle sur la couverture, un papier agréable et j’ai fait quelque chose qui normalement ne se fait pas, j’ai proposé à mon éditeur d’avoir des illustrations. Ce n’est pas un roman graphique. C’est d’abord du texte, mais Valentine Plessy a réussi à saisir des moments du livre où elle pose une proposition sans la fermer. L’imaginaire du lecteur reste bien là, ce sont des ouvertures, c’est un plaisir en plus.


Un peu comme dans les vieilles éditions des romans de Jules Verne ?

J’ai en référence Le Petit Prince de Saint-Exupéry, j’avais envie de cette proposition particulière, que le lecteur garde aussi une empreinte visuelle de la proposition écrite avec Les Jardins de Zagarand.


"Les Jardins de Zagarand", d'Eric de Kermel. Editions Flammarion, 272 pages. 19,90 €.


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