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Gérard Guégan : "J'avais envie d'un personnage resté fidèle à ses engagements, Fraenkel est celui-là

L'écrivain Gérard Guégan publie "Fraenkel, un éclair dans la nuit", portrait d'une figure méconnue du surréalisme, aux éditions de l'Olivier.

Comment avez-vous découvert ce personnage de Théodore Fraenkel ?

C’est encore une fois le hasard. Je le connais depuis très longtemps. En 1959, on est monté en stop à Paris avec deux copains. On n’avait pas d’argent, on dormait dans un gymnase de banlieue qui faisait office d’auberge de jeunesse. Un jour, en parlant avec le responsable, on lui demande comment gagner de l’argent. Il nous dit d’aller aux halles, que toute la nuit on peut trouver des choses à faire et qu’on est payé en cash. On y va, on porte des cagettes, etc.

Au matin, en sortant, on va vers le quartier latin, les bouquinistes sont en train d’ouvrir leurs caisses. Il faisait beau, c’était l’été et j’ai l’oeil attiré par un livre avec le dessin d’un soldat, Lettres de guerre de Jacques Vaché. Je feuillette et je vois des noms que je connais, il y a des lettres à André Breton, à Louis Aragon et puis Théodore Fraenkel que je ne connais pas. J’achète cette belle édition. J’ai lue et relue ce livre plusieurs fois et je me suis familiarisé avec le nom de Théodore Fraenkel.

Mais à l’inverse d’aujourd’hui, où on se met derrière un clavier, à l’époque, il n’y avait rien pour savoir qui était qui. D’autant qu’il n’avait pas publié de livres, il s’y était refusé, il était très peu connu par ma génération. C’est resté dans un coin de ma tête depuis 60 ans.

Les lettres de guerre de Vaché ont reparu chez Gallimard, dans une édition complète, avec non seulement les lettres à ses amis, mais aussi à sa famille. C’est un ouvrage sérieux, avec des notes et petit à petit, le personnage de Fraenkel a pris de la consistance.

Je cherchais à faire un livre qui soit le contraire dans le choix du personnage de Fontenoy ne reviendra plus, qui était un jeune homme d’extrême gauche qui terminait à l’extrême droite, mort à Berlin à 1945. J’avais envie d’un personnage qui serait resté fidèle à ses propres engagements et Fraenkel est celui-là.

Ensuite, il y a la chance. Il n’y a que ça qui compte. Quand j’ai voulu être journaliste, Louis Nucera m’a fait rencontrer Joseph Kessel. J’avais une idée de reportage, de partir avec un journaliste d’origine africaine pour trois mois en Afrique du Sud et chacun ensuite, ramenait ce qu’il avait vu. Je sens que ça l’intéresse sans plus, mais il me demande : « Est-ce que vous avez la baraka ? » Je lui réponds : « Oui, je crois ». Il me dit : « Parce que sans baraka, c’est pas la peine. » Ensuite, j’ai souvent reposé la question aux plus jeunes.


Et là, vous avez eu de la chance ?

Sur internet, à force de recherches, de suivre des petites pistes, je vois qu’il y a eu un Fraenkel qui a à peu près mon âge, qui a été prof à l’Idhec et à la Fémis. Comme mon ami marseillais Bernard Stora a fait l’Idhec, je lui demande s’il connaît Jacques Fraenkel. Et il me dit que cela a été longtemps son meilleur ami. Et je suis arrivé chez quelqu’un qui était le dernier maillon de la chaîne. Chez lui, les murs sont couverts d’André Masson, de Giacometti… Il a toute sa mémoire. Il ne m’a pas toujours donné des réponses, mais beaucoup de pistes. Il m’a permis d’avancer et de me dire que je pouvais peut-être éditer quelque chose.

L’éditeur Olivier Cohen est un autre témoin de cette époque. Je l’ai formé pour entrer au Sagittaire. Il m’a semblé naturel d’aller le publier aux éditions de l’Olivier. Tout se remet en place. On tient beaucoup à ce genre de signes en vieillissant…


L’histoire démarre tout feu tout flamme par l’amitié avec André Breton. Et on voit tout de suite à quel point, pour toute cette génération, la Première Guerre mondiale va être un moment fondateur dont on a du mal à imaginer aujourd’hui la violence…

Oui, parce que par bonheur, on vit en paix depuis 1945. Même si il y a eu quelques guerres coloniales, elles n’ont pas l’envergure des grands conflits mondiaux, où on a tué des millions d’individus. 14-18, c’est l’acte I de la grande tragédie du XXe siècle.

Là encore, même nous qui étions des militants, quand j’y réfléchis, on n’en savait pas grand-chose. On connaissait les grandes batailles, Verdun, Ypres, les taxis de la Marne. Mais les images étaient sautillantes, 18 par secondes et non pas 24. C’était toujours un peu solennel, un peu figé. J’avais lu Barbusse, Dorgelès, mais il a fallu les reparutions de ces dernières années, les livres de Maurice Genevoix, de Charles Vildrac pour découvrir l’horreur absolue de cette guerre.

Pour ceux qui survécu, notamment parmi les écrivains, Giono, Paulhan, Aragon, Drieu, cela a été formateur. C’est la grande différence avec notre génération, la rencontre avec la mort. Nous, il y a eu des morts dans certaines manifestations, mais c’était l’exception et c’était surtout très vite mythifié. Eux avaient les mains dans le sang. Et on comprend ce que cela a donné artistiquement.


C’est de là que naît Dada, auquel participe Fraenkel...

Dada naît en Suisse. Les dadaïstes au départ sont germanistes. Tzara parlait allemand. J’ai aussi découvert que Breton, Aragon, Paulhan, Fraenkel évidemment étaient aussi germanistes. C’est surprenant dans cette période où l’Allemagne était l’ennemi héréditaire. Quand ils vont se retrouver dans la Seconde Guerre mondiale, cela va beaucoup les aider…

Dada arrive au moment où ils n’en peuvent plus de la guerre. Dada souligne l’absurdité et la folie de ce monde, la non-obéissance aux règles. En même temps que Dada, il y a la redécouverte de Lautréamont, la mort d’Apollinaire, le dernier grand poète qui peut être considéré comme une victime de la guerre, puisqu’il a été trépané et était affaibli au moment de la grippe espagnole dont il est mort.

Dada, c’est aussi le moyen de se dire contre la société dans laquelle on vit, cette société qui n’a pas fait la guerre, a vécu à l’arrière. C’est pour cela que cela va prendre chez les plus jeunes, ceux qui lisent Rimbaud et Lautréamont.

La mort de Vaché par une surdose d’opium participe aussi de la mythologie. Quelques surréalistes vont en faire un usage immodéré des drogues, Artaud, Rigaut. Théodore Fraenkel va jouer un rôle. Après la guerre, il retourne finir ses études de médecine qui sont abrégées pour ceux qui ont fait fonction de médecins auxiliaires pendant les combats et il va aider ses amis surréalistes, en essayant de les modérer dans l’usage des drogues.


Dans cette période, il aurait pu comme Aragon ou Breton abandonner la médecine pour devenir écrivain, mais il reste médecin...

C’était sa passion. Il sera médecin jusqu’au bout. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, quand il rejoint l’Afrique du Nord ou la fameuse escadrille franco-soviétique Normandie-Niemen, c’est en tant que médecin. Il a pratiqué jusqu’au bout, son cabinet était chez lui, il travaillait aussi à Lariboisière. Et tous ont défilé, Leiris, Giacometti, Masson, Aragon…

A sa place, un médecin qui aurait eu le goût du récit aurait pu tirer de sa pratique médicale un livre. Et quel livre ! Ils avaient tous un rapport de sujétion à son égard, sauf Breton évidemment, qui ne supportait pas l’humour quand il en était la cible et n’a pas supporté le comportement de son ami de jeunesse. Tous les autres lui étaient très attachés. Avec ce matériel, il aurait pu faire un livre formidable.


Sauf que lui voulait qu’on l’oublie !

Il efface ses pas. Lui est resté dadaïste dans l’âme. C’était un extrémiste dans le refus dadaïste, il a laissé des lettres, des tracts, son compte rendu de la traversée de l’Espagne en 1943. Mais il n’a pas fait acte littéraire et il aurait pu, quand on voit les lettres adressées à Bianca qui allait être sa première femme.

Le problème, c’est que non seulement, volontairement, il s’effaçait. Mais involontairement, la plupart des choses ont disparu. D’après Marguerite Bonnet la grande historienne du surréalisme, Breton lui a écrit 240 lettres, mais on n’a pas les réponses. Il y a très peu de lettres, alors qu’il écrivait beaucoup. C’est le sort, le destin…


A l’égard du communisme, comme du surréalisme, il reste toujours indépendant...

Quand les surréalistes adhèrent au PC, lui n’adhère pas et prend ses distances avec Breton. Alors que les communistes auraient aimé qu’ils le rejoignent. Mais il va jouer sa peau en Espagne, l’un des premiers pendant la guerre, alors qu’il y en a peu qui y sont allés, malgré les grands discours. Il y va pendant un mois de vacances, puis il aura une action médicale à distance, il alimente la République espagnole avec des dons, des envois de médicaments, de matériel médical.

Au fond, s’il signe le manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie, c’est parce que c’est un insoumis. Même quand il a appartenu au groupe surréaliste, il n’était pas un surréaliste endoctriné.


C’est important ce manifeste, cela veut dire qu’en 1960, il fait encore partie des gens qui comptent, dont on va chercher la signature.

Dans le petit milieu de la gauche engagée, il existait. Marguerite Duras, Dyonis Mascolo savaient qui c’était. Jorge Semprun, que j’ai connu, m’en avait parlé. C’est là où il s’est retrouvé avec Breton. Dans un groupe, il faut un minimum d’organisation pour qu’il y ait des signatures. Ce n’est pas un appel où immédiatement les gens accourent, ce sont des minorités agissantes. Tous les proches de Fraenkel signent.

Je me souviens très bien du manifeste. Il y a eu deux manifestes, un premier en septembre, puis un autre 15 jours plus tard avec les retardataires, toujours les mêmes, ceux qui se disent qu’ils sont obligés d’en être, Guy Debord par exemple.


Il y a un moment impressionnant, c’est la façon dont il quitte la France pendant l’Occupation parce qu’il est juif en traversant les Pyrénées…

Fraenkel en a fait le récit. Il publie ce texte dans les Temps modernes à la Libération, mais il signe T.F. Il obtient de ne mettre que ses initiales. Ensuite, 20 ou 30 ans plus tard, des universitaires font la recension des articles parus dans la revue, il n’est pas cité. A force de pouvoir effacer ses traces, on l’efface aussi.

J’ai lu son texte, je le cite et j’ai refait son parcours, je n’arrive pas à comprendre pourquoi cela a duré aussi longtemps. Cela veut dire que leur guide voulait en profiter au maximum. J’ai voulu voir la difficulté à pied, cela m’a pris deux jours et demi, lui met plusieurs semaines. Pour les passeurs, les réfugiés étaient du matériel humain, cela avait de la valeur. Ils ont été donnés à la Guardia Civil, puisqu’ils avaient la liste et que tout le monde a été arrêté.

En même temps, dans son récit, il accentue sa douleur, mais il a une énergie, une volonté de survivre qui vient de 14.

La grande surprise, c’est ce que me raconte son neveu Jacques. Il est né en 1934. En 1944-45, il a 10-11 ans, c’est la première fois qu’il voit son oncle, qui est en grand uniforme blanc avec dans son souvenir une médaille rouge. C’est la confirmation qu’après l’Algérie, il est allé chez les Russes. Il n’y a aucune trace. Il y a plusieurs livres qui sont parus sur Normandie Niemen, je les ai tous lus, il n’y a jamais son nom. J’ai écrit à certains de ces auteurs, ils n’ont jamais répondu.

J’ai commencé à désespérer, je suis allé aux archives de l’armée à Vincennes. Là, il y a tout, mais je n’ai pas trouvé tout de suite le dossier militaire. La réponse à ma première demande était négative. Alors je suis allé sur place, j’ai eu de la chance. La capitaine qui s’occupait de cette partie des archives a réussi à le trouver. Je voulais savoir s’il y avait été, il y a été, j’ai découvert les grades, etc.

Et la légion d’honneur, c’est pareil, ignorance totale. En plus, on se dit que c’est très chic de la refuser comme Godard. Lui, il l’a prend car il sait que cela peut servir. Il ne l’a jamais portée, semble-t-il.


La rencontre avec le neveu de Fraenkel vous permet aussi de percer le mystère de sa fin…

Il fait un AVC, on le transporte à l’hôpital où il a dirigé un labo d’analyses. Il y a le frère de Théodore, Jacques son neveu qui se succèdent à son chevet. Il est dans le coma. Un jour, Jacques me raconte une autre fin.

Un an auparavant, il a senti venir la fin, il a eu un style de vie qui le prédisposait à des alertes cardiaques sans s’interdire les bonnes choses de la vie. A l’issue du réveillon, il dit à son frère et son neveu qu’il n’en a plus plus pour longtemps, qu’il ne veut pas se soigner. Et ce jour-là, il dit à son frère, pour l’enterrement, pas de funérailles, évidemment pas de fleurs et la fosse commune. Ce qui est quand même assez rare. C’est une véritable athée, matérialiste, tout est poussière. Et c’est ce qui va se passer.

Jacques m’a autorisé à le raconter. Comme médecin, Théodore Fraenkel a pratiqué des avortements et l’euthanasie. Et son frère qui était chirurgien savait exactement comment faire. Au milieu de la nuit, il lui a fait une injection. Cela se faisait souvent et le matin, on constatait que le coeur avait cessé de battre.

Un suicide assisté, puis la fosse commune. Au bout de quelques années, on débarrasse la tombe et c’est fini, il ne reste plus rien.


"Fraenkel, un éclair dans la nuit", de Gérard Guégan. Editions de l'Olivier, 320 pages. 19 €.




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