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Irène Frain : "Il fallait leur dire que c'était un meurtre"

Avec "Un crime sans importance", prix Interallié, Irène Frain évoque la mort violente de sa soeur, les errances de l'enquête mais aussi la place de cette aînée dans sa construction intellectuelle.

Vous ne le dites pas immédiatement dans votre livre. Qui est Denise à laquelle vous consacrez Un crime sans importance ?

Pour moi, cela a été une expérience tellement terrible, incommunicable, indicible que je n’ai pas vu d’autre solution que de mettre le lecteur dans la situation dans laquelle on est généralement, c’est-à-dire quelqu’un qui écoute un fait divers. Le nombre des homicides en France n’est pas élevé, autour de 800 à 900 par an. On n’est pas au Mexique, en Amérique latine, ni aux États-Unis ou encore moins dans une situation de guerre où l’homicide institutionnalisé rend les gens familiers de la mort violente. On est terriblement isolé, qu’on n’ose pas en parler aux autres, même à des proches. C’est ce que j’appelle dans le livre la « zone de l’effroi ». On se demande si on a le droit de bouleverser leurs vies. Il y a des gens qui s’éloignent de vous quand vous racontez ça. Vous êtes confrontée à quelque chose d’impartageable.

C’est d’ailleurs pourquoi la justice a été inventée. La communauté a créé cette institution pour tenter de mettre de l’ordre là-dedans, que ce soit supportable, vivable pour les proches des victimes. Et les réintégrer dans la communauté. Parce que le crime, le sang versé vous en expulse. C’est une expérience très rare dans un pays comme la France.

Ce n’est pas dit et j’ai envie de mettre des mots sur ce qui n’est pas dit. En latin horrible veut dire qui ne peut pas être dit, "improférable". Il n’y avait pas d’autre solution pour moi que de m’effacer. D’ailleurs, ce n’est pas moi la victime. La victime, c’est celle qui est six pieds sous terre, ma sœur Denise. Je voulais qu’elle n’apparaisse que lorsque les faits avaient été exposés froidement, de façon clinique. D’une certaine façon aussi, pour dire que cela n’arrive pas qu’aux autres.


La littérature s’est imposée pour vous dans cette épreuve ?

Il n’y avait pas d’autre solution. Cela s’est imposé mais 14 mois après les faits, quand j’ai vu le silence triple, de la famille, de la police et de la justice. Si tout le monde se tait, si les institutions chargées de réintégrer les proches des victimes dans la parole commune se taisent, où va-t-on ? J’ai été prise sincèrement d’une colère, d’une colère froide et solitaire.

Il y a eu d’abord des mois de rage, de colère, de désespoir, d’humiliation. J’ai eu le temps de réfléchir et j’ai vu qu’il n’y avait pas d’autre issue. Ce n’est pas une décision prise de gaieté de cœur, cela voulait dire risquer de s’exposer. J’ai réfléchi aussi à la façon de parler de cette histoire, Je voulais garder la dignité et le recul. Cela me paraît essentiel pour me faire entendre de la police et surtout de la justice.

Le problème, c’est que j’avais très peu d’éléments, puisque c’était le silence. J’ai donc pris la décision d’aller sur place pour bien comprendre la ville, gratter ou grappiller ce que je pouvais comme informations. Je n’y suis pas allée seule, mais avec mon mari et une amie journaliste. Parce que j’étais ravagée par ce mutisme et je me demandais ce que cela cachait, car j’avais déjà découvert avec trois clics sur internet que ma sœur n’était que l’une des agressions, qu’il y avait un agresseur sériel.

À l’époque, d’après les coupures dans la presse locale, il y avait eu cinq agressions. En réalité, je sais maintenant qu’il y en a eu dix-sept, qu’elles avaient commencé bien avant et que le maire n’a vraiment fait de mises en garde qu’à la quinzième agression, ma sœur était le treizième.

Dans ce livre, je voulais éviter la plainte, la jérémiade. J’ai pensé que cette langue clinique ou ironique, la vérité de ma relation avec Denise, pouvait donner un destin à ce livre. Quand je l’ai fini, je l’ai remis à mon éditeur comme on lance une bouteille à la mer, comme une naufragée. Tous ceux qui m’ont connue à cette période ont vu que même si je faisais bonne figure, je n’allais pas bien.

Cela a été épuisant et puis, je suis comme n’importe quel justiciable en France, j’avais peur de la justice. Le livre a tout de suite eu un impact grâce aux médias et le lectorat a adhéré. Enfin ce que je n’attendais pas du tout, c’était le prix Interallié. Cela a été formidable. La justice s’est mise en branle et la juge d’instruction a ordonné que l’enquête soit reprise à zéro.

Elle a répertorié les failles dans le dossier et l’enquête redémarre même s’il manque des éléments très importants qui concernent les agressions qui ont précédé celle de Denise.


Ce qui impressionnant dans ce que vous racontez sur la justice, c’est la lenteur mais surtout le silence, l’absence d’écoute…

C’est le pire. Et le mépris. Quand j’apprends que ma sœur est considérée comme décédée de mort naturelle, c’est une colère énorme. Au motif qu’elle est morte après un coma à l’hôpital et qu’au réveil, elle s’est énervée quand on a voulu l'asseoir. Mais j’ai vu l’arme du crime, je n’avais pas percuté au départ, elle a été massacrée à coups de marteau. Donc, peut-être que moi aussi, je me serais énervée en me réveillant au bout de plusieurs semaines de coma, dans une chambre de réanimation. Peut-être que j’aurais eu un choc, c’est envisageable et je n’ai pas de troubles psychiques.

Je me suis aperçue après, avec mon avocat, que certaines analyses n’avaient pas été réalisées à l’autopsie. On espérait dès le départ que ce dossier termine à la casse, à la poubelle.


Il y a un sentiment et un mot qui reviennent sans cesse dans le livre, c’est l’effroi…

C’est effarant et encore je n’avais pas vu le dossier. Je m’interdisais d’imaginer ce qui s’était passé, je n’y arrivais pas, je n’avais pas la force. Le dossier a été transmis à mon avocat quelques jours avant la publication du livre quand des articles ont paru, je suis allé le consulter. À ma grande stupeur, il était énorme, puisque sont reliées d’autres agressions. J’ai vu les récits des survivants, car ma sœur est la seule décédée dans cette série. Il y a des témoignages de ces vieilles personnes, des photos des armes.

Si je n’avais pas bougé, je n’aurais jamais su. J’aurais dû me contenter de ruminer jusqu’à la fin de mes jours. Quand j’ai vu tout ça, y compris l’arme du crime pour ma sœur et les photos de la maison, je me suis dit que j’avais bien fait d’écrire. Et je le répète, il y a huit agressions dont on ne sait rien et certains disent qu’il y a eu un ou deux morts dans cette première série, dont on ne sait pas pourquoi elle est reliée à celle de ma sœur comme étant du même agresseur. Je me pose des questions et je souhaite avoir des réponses par voie judiciaire, je pense que c’est un devoir citoyen.


Vous racontez que devant ce mur de silence, on est pris par le syndrome de Columbo, l’envie de mener l’enquête soi-même…

Oui, mais je me suis arrêtée tout de suite quand j’ai vu que c’était une série, ça dépassait mes compétences. J’étais juste effondrée et j’ai écrit à l’avocat qui m’a répondu : j’ai pris prétexte de votre découverte pour appeler le chef d’enquête. Il a eu le culot de répondre qu’il n’y avait aucun lien entre ces différentes agressions, alors même que dans le dossier, il déclarait qu’il y avait un lien. C’est monstrueux.

Quelques mois plus tard, j’ai changé d’avocat, il ne se battait pas et finalement, il confortait la police et la justice, alors qu’il aurait dû me défendre moi et surtout la mémoire de ma sœur.

Le plus terrible, plus que le syndrome de Columbo, c’est le syndrome du revenant. Le mort s’invite dans vos rêves, vous relisez les articles de presse, vous refaites le film, vous avez des fantasmes comme moi le juge d’instruction imaginaire. Cela vous détruit. Je suis stupéfaite du fait que le livre ait déclenché la justice. Je suis stupéfaite, moi écrivain, de découvrir le pouvoir de la littérature.


Dans ce livre, vous avez adopté un style très précis, avec un goût du détail…

J’ai toujours été comme ça. Ou je sais ou je ne sais pas. Mais l'important, c’est le détail signifiant, c’est ça aussi la littérature : le mot juste.


Le mot juste, dans cette histoire, n’est pas donné par la justice qui, au départ, ne parle pas de meurtre…

Exactement et il fallait leur dire que c’en était un. Parce que ça change tout. Il sera défendu, c'est légitime et son avocat dira qu’elle s’est battue, que cela a dégénéré et que c’est un homicide par imprudence, il sera jugé en correctionnelle, il risquera trois ans. Si c’est un meurtre, vu les conditions atroces de ce meurtre sur une femme de 79 ans, il ira aux assises. J’entends bien que cet homme aille aux assises pour répondre de ses actes devant le peuple français.

Je ne suis pas du tout dans une logique de vengeance, rien ne ramènera ma sœur sur terre. Et les souffrances des vieilles personnes survivantes, rien ne les effacera. Mais cet homme court toujours, pour l’instant. On sait très bien quand il y a des séries, qu’il y a toujours des récidives. Si ce n’est pas dans un an, ce sera dans dix ou quinze. Ils ont des périodes de rémission mais ils recommencent, donc c’est quand même un danger public.

Un procès d’assises est là pour que la société, le peuple décide du sort d’un personnage aussi dangereux. Ce que j’ai lu dans les rapports indique quand même une forte présomption de psychopathie.


Quelles sont la place de description et celle de la dénonciation dans votre démarche ?

Nécessairement, on ressent de la colère devant une situation pareille parce qu’on attend que l’institution judiciaire et la police fassent leur travail. Donc, dans cette histoire, il y a une déficience de l’enquête puisque la juge d’instruction a pointé des failles, notamment sur la téléphonie. On avait assez de témoignages pour faire un portrait-robot, cela n’a pas été fait. Les recherches sur les passeports non plus. C’est ahurissant.

Quand vous êtes devant une telle inertie, devant une telle incompétence, devant un tel laisser-aller, vous éprouvez un sentiment de colère, qui n’est pas simplement une colère personnelle mais aussi une colère de citoyenne.

Mais il ne faut pas laisser aller à la colère qui suscite de la haine et amène à des actes négatifs. Je voulais une écriture presque blanche, calme. J’ai beaucoup réfléchi avant d’écrire. Il fallait trouver l’instrument narratif et linguistique qui permettait que n’importe qui, lisant ce livre, puisse comprendre ce que j’ai éprouvé et soit dans l’empathie pour faire sienne cette révolte. Ce qui m’intéressait, c’était la juste colère plus que la colère qui conduit à des actes insensés.

J’ai revu récemment le film Three Billboards, (NDLR : de Martin McDonagh, avec Frances McDormand et Woody Harrelson). On voit cette femme américaine qui a loué des panneaux publicitaires dans cette ville pourrie par la police qui ne fait pas son job. Au départ, il n’y a pas une grande différence entre elle et moi puisque j’ai écrit un livre. Elle se laisse aller à des actes de vengeance extrêmement violents par désespoir. Elle a la tentation d’aller abattre celui qu’elle sait être le coupable. Il ne faut pas faire justice soi-même. Je ne voulais pas tirer dans tous les coins et dire des choses injustifiées.

À un moment, je me suis dit qu’ils avaient peut-être de bonnes raisons de se taire et que j’allais peut-être foutre en l’air cette enquête. C’était capital de manier les mots pour ne pas être dans la hargne. Ce que je voulais faire ressentir, c’était la violence du silence, du mépris.


Ce n’est pas seulement le livre d’une sœur, c’est aussi un livre politique ?

Cela dépasse mon cas personnel. C’est aussi, d’où vient cette violence. Par exemple, l’urbanisme de nos villes, ces caisses en tôle semi-périphériques qui encerclent des zones pavillonnaires qui étaient jadis tranquilles. Notre monde est un monde de la route et de la circulation. Dans cette horreur économique dans laquelle nous vivons, il y a la tentation d’aller s’attaquer aux plus faibles.

La médiatisation des faits divers fait croire que les plus faibles sont essentiellement des enfants enlevés par des pédophiles ou des jeunes joggeuses violées. C’est vrai, ces crimes méritent la justice. Mais ils sont plus médiatisés, tandis que les vieilles personnes, il y a une sorte de consensus pour considérer que ce sont des demi-vies. S’il n’y a pas beaucoup d’argent à la clé, un abus sur une personne qui a des tableaux ou une grosse fortune, cela ne fait pas de formidables Chroniques criminelles ou Faites entrer l’accusé. Mais là, il n’avait volé que son portable. Et puis, il y avait aussi le contexte politique. J’aimerais bien que le maire de cette commune s’explique. J’aimerais comprendre, qu’il donne sa version.


Comment font les gens qui comme vous ne sont pas écrivains ? À un moment, vous posez la question et quelqu’un vous répond, ils font un cancer…

Oui, c’est mon deuxième avocat. C’était ma hantise pendant tous ces mois horribles. On m’avait conseillé de tenir un carnet et je me suis aperçue que je revenais là-dessus. Quand j’ai posé la question à mon avocat, il m’a dit : ils s’écrivent une maladie, souvent un cancer.

Il y a aussi beaucoup gens qui ne se portent pas parties civiles parce qu’ils se disent que cela coûte cher, que cela va durer des années. Ce sont souvent les entourages qui leur disent cela. Combien de fois j’ai entendu la phrase : ne cherche pas, de toute façon, ils ne trouveront jamais. C’est trop facile, c’est quand même quelqu’un qui a récidivé après ma sœur. Je pense que j’ai donné le maximum de chances au dossier de ma sœur, maintenant, c’est à la justice de jouer.

Mais personnellement, je suis en paix. Je ne me suis pas sentie en paix après l’écriture du livre, cela ne m’a pas libérée. Le partage avec le public m’a fait beaucoup de bien et a engendré la démarche de la justice et finalement, c’est le plus beau des prix.


Au-delà du fait divers, vous racontez l’histoire de votre famille et de votre relation avec Denise. Ce livre est aussi une ode à la culture et à la littérature comme moyens d’émancipation ?

Absolument, sans Denise et sans mon père, je ne sais pas ce que je serais devenue. J’ai voulu l’imiter. C’était mon modèle d’identification féminin, encouragé par mon père. J’ai découvert qu’elle avait été ma mère de substitution. Son départ de la maison, quand j’avais trois ou quatre ans, a été un traumatisme. J’ai eu des problèmes de santé, des troubles, je ne mangeais plus. Elle a remplacé le déficit d’amour de ma mère et je ne me sentais plus du tout protégée. Mon père travaillait beaucoup et j’étais totalement perdue.

En plus, elle a fait entrer la culture dans la maison, les livres, les disques. C’est grâce à elle que la première fois, j’ai entendu de la musique classique. Elle était très silencieuse mais très agissante. Elle pensait que les actes valaient mieux que la parole.


Vous n’aviez plus de contacts avec elle depuis plusieurs années. Comment votre famille a réagi à votre livre ?

Le silence de ma famille était très particulier. Il ne m’a pas étonné. Au motif que j’étais écrivain, on m’avait exclue. J’ai beaucoup mieux compris les ressorts de cette histoire, pourquoi j’avais été désignée comme coupable des difficultés (NDLR : psychiatriques) qu’avait eues Denise.

Mon frère a compris beaucoup de choses et a aimé le livre, cela m’a fait du bien. Mais je n’ai eu aucune autre réaction. Je suis loin d’avoir tout dit de ce que j’aurais pu dire. Cela doit être la vérité, puisqu’ils n’ont pas attaqué le livre. Et de toute façon, j’ai pris toutes les précautions, je ne voulais pas les accabler. Il faut toujours protéger les vivants. On ne peut pas à la fois se réclamer du droit dans un domaine et ne pas le respecter dans d’autres. Je voulais rester humaine. Parfois, il y a des choses à dire mais tout est dans la manière de les dire. On peut tout dire sans nécessairement tout déballer. J’ai horreur de ça, j’ai voulu faire quelque chose de digne. Devant l’horreur, il faut être digne.


"Un crime sans importance", d'Irène Frain. Editions Seuil, 256 pages. 18 €.


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