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Jacky Terrasson : "L'ivresse est dans chaque respiration, c'est un état d'esprit"

Le pianiste de jazz Jacky Terrasson présente "53", un disque au ton très personnel.

Votre dernier album s'appelle "53" comme votre âge. C'est une forme d'autoportrait ?

Oui, c'est l'envie d'exprimer des choses un peu intimes, un peu personnelles, un peu privées. De se livrer. Il n'y a presque que des compositions. C'était un challenge. C'est toujours difficile pour les musiciens de jouer la musique qu'ils ont écrite. On est plus à l'aise sur des standards. Mais jouer, improviser sur ses propres morceaux demande un travail particulier.


Pour prendre la distance ?

Non, au contraire, pour entrer à l'intérieur de son être, de sa pensée. C'est l'anti- aisance, c'est un travail poussé.

Que vouliez-vous dire de vous sur ce disque ?

Que je suis un homme qui a la chance d'être pianiste et musicien, que j'aime les gens, le partage, que je suis un homme comme tous les autres avec mes sentiments, que j'aime l'amitié, que je n'aime pas la violence, l'intolérance, que j'aime la chaleur, l'amour, le bon vin. Je ne vais pas pouvoir tout livrer.


C'était donc indispensable de passer par des compositions personnelles pour exprimer tout cela ?

Oui, je crois. Les compositions permettent de se dévoiler, de se délivrer. Là, je me raconte, je me dénude, je montre tout. Et encore, personnellement, je trouve que disque est réussi, mais il faudrait en faire un autre. Heureusement, j'ai encore des choses à dire.


A côté des compositions personnelles, il n'y a qu'un morceau qui n'est pas de vous, c'est une réinterpréation de Mozart. Comment est né ce désir ?

C’était un challenge de Paul-Arnaud Péjouan, du festival Piano aux Jacobins à Toulouse. Je lui avais parlé d’improviser sur Mozart et notamment sur le Lacrimosa. Il m’avait dit : tu devrais faire tout le Requiem. J’avais gardé cette idée. Je me suis dit que c’était pas mal, s’il n'y avait qu'une reprise que ce ne soit pas un standard de jazz, mais quelque chose de complètement décalé. La mélodie et la progression harmonique sont somptueuses. J’ai appris plus tard par un historien de la musique que les 16 mesures sur lesquels j’improvise sont les seules écrites par Mozart.


La musique classique vous influence ?

Oui, j’adore notamment la musique française, je suis un inconditionnel de Ravel, de Debussy, de Fauré, de Poulenc, de Duruflé. Ce sont des âmes compositrices qui ont influencé tous les jazzmen du monde, par leur sens de l’harmonie et de la mélodie.


Il y une volonté d’économie dans ce disque...

Je trouve qu’il y a des énergies qui passent très bien en live et moins bien en disque. Un disque, il faut que ce soit contrôlé. J’invite les gens à venir m’écouter en concert, c’est là qu’il y a plus de folie. Il y a quand même deux ou trois titres où on se lâche bien.


Il y a aussi beaucoup de tendresse dans votre confidence...

Ah oui, ça, c’est le merlot…


On entend d’ailleurs les mots de Baudelaire : Enivrez-vous ! L’ivresse est une source d’inspiration ?

On n’a pas besoin de boire pour sentir l’ivresse. L’ivresse est dans chaque respiration. Là, je suis au milieu des vignes à Châteauneuf-du-Pape. L’ivresse, c’est un état d’esprit, il n’y a pas besoin d’alcool pour être ivre.


Il y a aussi beaucoup de plaisir, du jeu, notamment avec le morceau Palindrome. Il s’agit d’un vrai palindrome ?

A un moment, la mélodie qui est exposée au début est reprise à l’envers. En fait, ce n’est pas un vrai palindrome, sinon cela devrait être la même mélodie.


Pour exprimer tout cela, le choix de revenir au trio était évident ?

Pour ce disque, j’ai pris trois trios différents. Il y a eu une période durant laquelle j’ai joué avec le même batteur et le même bassiste pendant 10 ans. Je ne voulais pas que l’intérêt, le regard soit porté sur le fait que je joue en trio. Je voulais plutôt raconter des choses via des compositions personnelles.


Cette formule permet de vous exprimer pleinement ?

Oui, j’adore. C’est un peu rétro, mais il y a encore plein de choses dire en trio. On n’est pas trop nombreux, on est bien, il y a de l’interaction, du dialogue. C’est vraiment un format qui me correspond bien.

Vous êtes franco-américain. Qu’est-ce qu’il y a de français dans votre musique ?

Ce qu’il y a de français, c’est l’amour de la musique classique européenne, la mélodie, l’harmonie que j’aime incorporer dans l’interprétation et la composition. Ce sont des ingrédients primordiaux. J’adore cuisiner. La musique, c’est comme la cuisine, il faut des ingrédients de base de bonne qualité, de bons produits. Le temps compte aussi, la souplesse et la rigueur. Comme dans la vie, avec ces ingrédients, on peut être créatifs, se permettre des choses, ne pas se prostituer. Être fier non, mais assumer ses choix. Mais il faut bien choisir dès le début. Et puis, il y a aussi la chaleur du coeur.


Et qu’est-ce qui vient plutôt de vos origines américaines ?

Déjà, ma mère. Et puis plus de funk, de rythme, d’envie de danser, de bouger, plus de risque. J’adore le risque, je me suis déjà planté, mais j’adore ça.


Vous faites un clin d’oeil à Keith Jarrett. Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?

Outre ses facultés énormes d’improvisateur, ce que j’adore chez lui, là où je me retrouve, c’est que c'est un mec qui avant tout adore le piano, l’instrument. Cela se sent avec une force incroyable. Quand j’ai commencé à jouer du piano, j’aimais le classique mais je me sentais attiré par le jazz parce que j’étais réticent aux partitions, j’avais envie de liberté. Dès 14 ans, je savais que c’était ma voie. Mais au début, avant même d’aimer un style, ce que j’aimais, c’était l’instrument, le piano. C’est magique. Quand on est pianiste, on est chef d’orchestre. On a pratiquement toutes les tessitures d’un orchestre. C’est une joie immense.


Ce disque vous l’avez enregistré à Pompignan chez Philippe Gaillot. Que pensez-vous de son travail et de son studio ?

Le premier enregistrement que j’ai fait chez Philippe, c’était pour le disque A Paris, avec plein de chansons françaises. J’ai été séduit par l’endroit, paumé au milieu des vignes, par l’homme Philippe, qui est généreux, simple et cash. Le fait d’être à la campagne, logés sur place, qu’on mange ensemble, qu’on soit tous là matin midi et soir, cela crée une convivialité avec les musiciens invités.

Quelque fois, cela se passe très bien en studio. Parfois, on a l’impression qu’on va contre un mur. Là, je dis stop, on arrête tout, tout le monde va se baigner à la piscine pendant une heure, puis on revient et ça refonctionne. On est pas des machines ! Quelque fois, il faut prendre un grand bol d’air, reparler de la musique, essayer autrement. L’endroit est idéal pour enregistrer et Philippe travaille très bien. Souvent en studio, le temps fait tic tac tic tac parce que le temps c’est de l’argent. Philippe me fait totalement oublier cette idée.


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