Lydie Salvayre : "Don Quichotte rompt avec panache avec le confinement mental"
Prix Goncourt en 2014 pour Pas Pleurer, Lydie Salvayre publie Rêver Debout, une déclaration d'amour au Don Quichotte de Cervantes en particulier et à la littérature en général.
Comment vous êtes-vous replongée dans le Quichotte ? C’est lié au confinement…
Pendant cette longue période, je me suis dit qu’il existait dans la littérature quelqu’un qui rompait avec panache avec le confinement mental aussi toxique sans doute que le confinement physique. Quichotte décide de quitter sa bibliothèque où il passait ses journées à lire des romans chevaleresques pour aller habiter le monde, rencontrer les autres, errer, voyager…
Je l’avais lu il y des années et j’ai eu un plaisir extraordinaire à le relire, une impatience à écrire cette éloge du Quichotte que tout le monde connaît mais généralement très mal. On connaît l’histoire des moulins à vent qui le fait prendre pour un farfelu, un rêveur, un extravagant qui n’a pas les pieds sur terre, alors qu’il est bien plus que ça.
Ce qui est beau, c’est que Cervantes commence le roman parce qu’il veut faire une satire du roman de chevalerie qui a eu un succès énorme à l’époque. Dans les premiers chapitres, il veut ridiculiser le genre en rendant son Quichotte ridicule. Et au fur et à mesure qu’il écrit, Cervantes se prend d’affection pour ce personnage et le rend profond, subtil, humain, généreux. En avançant dans le livre, on suit le même chemin que Cervantes et plus on a envie de le défendre et de l’aimer.
Comment est né ce projet de s’adresser à Cervantes pour lui dire ce que vous avez sur le coeur ?
Je crois qu’au départ, il y a une demande d’un journal pour écrire une lettre adressée à. Dans le foutoir de mes archives, j’ai trouvé cette première lettre à Cervantes au moment où je me suis mise à relire le Quichotte. Je me suis dit tu as le sujet et la forme. Après la première lettre, je n’ai eu qu’une envie, en écrire une deuxième, une troisième. Je ne pensais qu’à ça et cela a été un bonheur. Je l’ai écrit très vite. C’était vivant en moi, enthousiaste en moi. C’était formidable.
Dans ces lettres, vous vous adressez à Cervantes sur le ton du reproche. Mais en fait, c’est aux lecteurs qui se moquent de Quichotte que vous vous adressez…
C’est une feinte pour embêter un peu les lecteurs et pour mieux dire à la fin combien j’admire l’oeuvre de Cervantes. Je le taquine. Si les lecteurs vont jusqu’au bout, ils verront que je lui dis tout ce qu’on lui doit et ma gratitude.
Ce personnage du Quichotte, que nous dit-il sur le présent ?
Plein de choses. Il pose d’abord la question qui est la nôtre à toutes les époques : le divorce entre nos paroles et nos actes, entre nos lectures et nos agissements, entre nos théories et nos pratiques. Le Quichotte est resté des années enfermé avec pour héros les chevaliers, il veut incarner cette utopie. Comment rendre concret nos désirs d’améliorer le monde ? Comment ne pas être sans cesse dans ce divorce entre la belle parole et le peu d’effets que cela a sur nos vies, sur les autres, sur le monde ? C’est passionnant dans le livre.
Il y a aussi la dénonciation de la violence. Nabokov disait que le livre était le livre le plus violent jamais vu. C’est vrai qu’à chaque chapitre, il est frappé, conspué, on lui casse les dents, on le rosse, on lui crache dessus. Et c’est pour mettre en évidence la violence de ce qu’un personnage qui n’est pas comme les autres, qui est singulier, déclenche chez ceux qui sont dans un conformisme de la pensée tel que toute différence les effraie.
C’est un livre politique ?
Je l’assume, mais évidemment au beau sens du mot politique, pas inféodé à un parti, pas voulant démontrer une thèse. Le poétique et le politique doivent marcher ensemble. Non pas seulement le sens, non pas seulement la beauté de la forme. Mais les deux inséparés. C’est très beau quand on arrive à faire que la forme et le fond se marient, s’assemblent.
C’est une forme de manifeste ?
On l’a dit. J’y dis des choses qui me tiennent à cœur, par exemple ce qu’il faut de courage pour ne pas se plier aux règles en vigueur et bénies par le consensus. Je le dis en tant qu’écrivaine et en tant que citoyenne, je n’ai pas toujours ce courage, mais il le faut pour ne pas s’aplatir devant les consensus quand ils sont toxiques ou morbides ou fascistes. Lui, il en a à revendre du courage…
C’est le courage qu’a eu aussi votre mère en prenant son baluchon pour passer la frontière et venir en France ?
Par exemple. Des Don Quichotte minuscules, il y en a à chaque coin de rue. S’ils sont Don Quichotte, ils ne sont pas comme nos politiciens, ils ne le hurlent pas sur les toits. Ils le sont parce qu’ils peuvent faire autrement que d’être en accord avec leur conscience. Heureusement, il y a encore quelques personnes dans ce cas.
Vous dites que ce personnage est un anarchiste…
Oui, je vais peut-être un peu vite. Il n’obéit jamais à aucune des institutions en vigueur. L’institution catholique, il la pourfend. La Santa Hermandad, rien à faire, rien à foutre. Il n’obéit qu’à lui-même, qu’à sa conscience, qu’à sa colère qui est toujours déclenchée par quelque chose qui l’indigne. Ce n’est pas la colère amère, méchante du ressentiment, de la jalousie ou de la vengeance, c’est une colère généreuse. Il se met en colère contre le patron qui maltraite son valet, parce qu’il ne supporte pas que les misérables soient maltraités. Cet insoucis devant l’institution, je l’ai appelé anarchie, mais on pourrait l’appeler liberté tout simplement.
C’est la colère des justes…
Exactement. Il est presque toujours en colère, c’est un furibard, un paroxystique, un intempestif. Comme Bernanos qui est en colère contre les lâches, les planqués. Je dois avoir un amour pour les colériques, parce que j’aime aussi Thomas Bernhard, Elfride Jelinek…
Bernanos fait le lien entre le fait d’être insoumis et l’esprit d’enfance...
Bien sûr, il y a cette candeur, cette innocence. Cela lui fait croire que ce que disent les livres est vrai. Les enfants croient aux histoires qu’on leur raconte. Il ne prête jamais une mauvaise intention aux autres, c’est très beau cette pureté.
C’est à la fois un personnage de fiction et une personnage historique !
C’est un personnage de légende, depuis quatre siècles. Le livre sort en 1605. Et il est vivant. L’allusion au don quichottisme, aux projets don quichottesques, on peut les retrouver en permanence.
Je crois que ce qui a fait son succès, c’est moins le Quichotte lui-même que le couple qu’il forme avec Sancho Panza. On peut se retrouver très bien dans les deux. Le Quichotte veut attraper le ciel, veut l’impossible, l’infini, l’idéal, l’âge d’or. Il veut l’utopie. A côté, il y a Sancho qui lui dit qu’il y a les limites humaines, les faits bruts, les faits nus et on ne peut pas passer outre. Ce savant dosage entre un idéalisme exalté et ce pragmatisme, ce bon sens fait qu’on peut se retrouver dans les deux, selon les jours, les humeurs, nos partis pris.
Don Quichotte, film inachevé d'Orson Welles.
Vous dites aussi qu’il est féministe avec ce personnage de Marcelle…
Je n’en reviens pas, j’avais complètement oublié ça. C’est extraordinaire, j’ai lu pas mal d’exégèses faites par des hommes et je trouve peu, sinon pas, d’allusion à cette fameuse Marcelle. En 1605, elle déclare haut et fort qu’elle préfère la présence des oiseaux à celle d’un mari, alors que le seul horizon pour une femme, surtout bien née, c’était le mariage. Elle veut travailler, ce qui pour une femme est une honte à l’époque. Elle veut être bergère, garder ses moutons. Elle ne veut être accompagnée ni d’un frère, ni d’un mari, ni d’un père. Elle déclare qu’elle est libre et qu’elle veut le rester. Et bien évidemment, que fait le Quichotte ? Il prend sa défense. J’étais stupéfaite et ravie, parce qu’il faut les trouver les personnages féministes au XVIIe siècle.
A travers toute cette histoire, ce livre est un hymne à la liberté…
Il est libre dans ses mouvements, c’est un errant, un exilé. Il est libre face aux instances de domination.
Quelle place aurait-il dans le monde d’aujourd’hui ?
Il y a j’espère des gens singuliers, des gens non dociles… Pour revenir à Bernanos, les contrôles pèsent de plus en plus.
Ce serait impossible de mener cette vie ? D’être un errant.
Bernanos a déménagé 30 fois, il ne trouvait de paix que dans le projet d’aller ailleurs. Il doit y avoir des aventuriers…
Dans la société productiviste d’aujourd’hui, il est complètement inutile...
Oui, il aurait du souci à se faire.
Je ne sais pas ce qu’il expliquerait à sa conseillère Pôle Emploi…
Ce serait drôle de faire le Quichotte au présent. Mais cela ne passait pas mieux à l’époque. Un jour, ils partent sans payer d’une auberge. Cervantes dit, mais payer alors que nous faisons de grandes choses gratuites toute la journée, pourquoi donc ?
Ce livre, c’est surtout une déclaration d’amour à la littérature ?
Bien sûr. La littérature est hospitalière, elle accueille des mondes, des univers, des personnages que l’on ne connaît pas. Elle nous oblige à l’hospitalité. C’est magnifique. Elle force à penser, elle force à ouvrir les yeux quand la tendance est de les fermer devant ce qui dérange. Elle répond à ce dont parlait Artaud, « ce féroce besoin d’envol », qui fait qu’on ne peut pas se satisfaire que de la morale utilitaire, que du pratique, de l’efficace, du rentable. On va mourir si cette pente l’emporte…
Vous avez été psychiatre avant d’être écrivaine. Si le Quichotte arrivait dans votre cabinet, que lui diriez-vous ?
Je ne le mettrai pas sous neuroleptique, je le jure ! Je lui demanderais : qu’est-ce que vous faites là ? Le livre pose la question de la folie. Qui est fou ? Le Quichotte qui défend les misérables ou ceux qui les enfoncent. Qui est fou ? Lui qui pourfend les pénitents ou les inquisiteurs qui condamnent aux buchers ceux qui sortent de la norme. La question est posée tout le long du livre. Est-ce qu’il est fou quand il est seul à défendre Marcelle ?
La folie tient une place particulière dans votre vie ?
Cela me touche de près pour des raisons familiales, parce que j’en ai fait mon métier. Je suis restée médecin résident d’une clinique psychiatrique à Bouc Bel Air, dans les Bouches-du-Rhône. Cela veut dire que je dormais, je mangeais, je prenais le café, je passais mes journées avec eux. Je trouvais franchement peu de différence entre ce milieu et l’extérieur.
J’y ai plein de souvenirs magnifiques. Le soir, on regardait la télé tous ensemble. J’avais un lien très fort et réciproque avec un mathématicien qui était complètement délirant. Je l’adorais. Un jour, on regarde un film italien sur le Christ, Gérard arrive, il n’a pas de chaise. Je lui dis d’aller en chercher une, mais il pose un dixième de sa fesse sur le rebord de la chaise où je suis et il y est resté une heure et demie. Quelle plus belle preuve d'amour ? Ce serait fou de croire qu’on ne peut pas avoir de lien, même avec les schizophrènes. Ils ne sont pas hors du monde, l’actualité résonne très fort en eux, ils ne sont pas étanches, ils sont peut-être même plus sensibles aux flux du monde.
Les gens ont peur de la folie…
Sans doute parce qu’ils ont peur de la leur. On connaît tous les passages à l’acte des fous dangereux.
Rêver debout, de Lydie Salvayre. Editions Seuil, 208 pages. 18 €.
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