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Olivier Barbarant : "Je pense qu'Aragon est constamment à redécouvrir"

Olivier Barbarant est poète et critique littéraire. Il a dirigé l'édition de l'oeuvre poétique de Louis Aragon dans la bibliothèque de La Pléiade, parue en 2007.


Comment avez-vous découvert l'oeuvre de Louis Aragon ?

Il y a deux étapes. Je l'ai découvert par la chanson durant l'enfance, l'adolescence, avec Léo Ferré, Georges Brassens. Puis, je l'ai retrouvé bien plus tard, après m'être éloigné, à l'issue de mes études supérieures.


Beaucoup de monde connaît avant tout Aragon grâce aux chansons...

Oui, beaucoup continuent de le connaître par là, au risque même que l'anthologie aragonienne soit faite sur ces chansons, qui ne sont qu'une toute petite partie de l'oeuvre, alors qu'elles ne sont absolument pas représentatives. Cela renvoie au fait qu'il y un génie mélodique chez lui et aussi au fait que ce sont des textes en vers comptés, des textes à rimes qui permettent la mise en chanson.

Mais l'importance de ces textes est dérisoire au regard de ce que l'oeuvre propose. C'est une bonne introduction, mais le drame, c'est que parfois, on en reste là. Et l'Aragon connu n'est que celui fait par l'anthologie d'autres.


Vous avez dirigé l'édition de son oeuvre poétique dans la Pléiade. Comment se retrouve-t-on à un tel poste ?

J'ai fait partie des premières thèses soutenues sur l'oeuvre d'Aragon en 1994. J'avais eu beaucoup de difficultés à sélectionner un champ et finalement j'avais travaillé sur une partie qui finalement était la moins étudiée, de 1954 à 1960. Le moment qui m'intéressait le plus, c'était la sortie de l'Aragon d'après-guerre, avec Les Yeux et La Mémoire jusqu'à l'Aragon de la fin avec un texte bien connu comme l'épilogue des Poètes. Comment Aragon passe d'un instrument métrique né dans la Résistance et qui s'enroue dans la guerre froide, à l'explosion des oeuvres de la fin qui, à mes yeux, sont les plus belles ? Les Yeux et la Mémoire en 1956, Le Roman inachevé, Les Poètes, Elsa... Tout ce qui va aller jusqu'aux Adieux, en passant par les grands romans, La Mise à mort, Blanche ou l'oubli, Théâtre roman, c'est-à-dire le troisième Aragon.

La thèse a été reconnue, publiée. D'autres chercheurs s'étaient positionnés sur ces Pléiades, mais ne les avaient pas menées bien, intimidés par l'énormité de l'oeuvre. Il a bien fallu trouver des remplaçants et j'ai obtenu de diriger cette édition, quand Gallimard s'est tourné vers moi après avoir mis en place une première équipe et n'avoir pas été satisfaite du rendu du travail qui n'a pas eu lieu. C'est un peu par raccroc que ma génération s'est retrouvée à faire cela. Cela aurait dû être une génération précédente. Aragon était mort en 1982 et quand j'ai soutenu ma thèse, bien des gens plus âgés n'avaient pas encore soutenu.


Quel travail cela représente-t-il ?

Cinq années de vie. Et notamment pour quelqu'un qui écrit, cinq années à mettre entre parenthèses sa propre écriture. Pendant ces cinq ans, je n'ai pas fait que ça, mais c'était cinq années passionnantes. A la fin, j'avais une sorte d'indigestion, j'ai fait une petite pause.

Nous étions une petite équipe restreinte, sinon après, on a des problèmes de cohérence dans le travail. On a consulté feuille par feuille. L'édition de poésie est plus lourde que l'édition romanesque. Il faut travailler poème par poème, la totalité des manuscrits, la totalité des versions, l'établissement du texte.

Le travail dont je me souviens maintenant comme le plus intéressant a été la rédaction de la chronologie. Sous une forme qui n'est pas celle du récit biographique, il fallait jour par jour, mois par mois, et en même temps en réduisant, essayer de reconstituer l'activité d'Aragon. Alors que je savais pas mal de choses, cela a été le plus formateur. Je garde l'impression d'avoir été introduit dans la complexité du siècle grâce à Aragon et à son activité effrayante. Je n'ai pas pu tout dire, j'ai essayé de retenir l'essentiel. On peut voir qu'il était à la fois en train d'écrire un texte, de faire un article de journal, de se battre pour les réfugiés espagnols, de faire deux reportages, de finir un roman et d'avoir écrit trois beaux poèmes, c'est tout à fait stupéfiant.


Est-ce que ce compagnonnage a changé votre vision de l'oeuvre d'Aragon ?

Pas vraiment. Je n'ai pas cessé d'écrire sur Aragon, même si après la Pléiade, j'ai fait une pause. Il n'y a pas une année sans qu'on me sollicite pour des conférences, des articles, ou récemment pour une préface aux Adieux et l'établissement du texte que je n'avais pas fait pour la Pléiade et je suis ravi d'avoir pu y replonger de très près.

Je ne suis pas sûr que cela ait changé ma conception des choses. Quand j'étais jeune, j'espérais pouvoir dire à un moment "voilà, je sais, je l'ai lu, je le connais." Je pense qu'il est constamment à redécouvrir et alors que j'ai une fréquentation assidue de l'oeuvre, il n'y a pas un jour sans que je ne découvre quelque chose, une complexité, une merveille, quelque chose que je n'avais pas compris.

En terme de textes, on n'a pas à attendre de révélations. Tout ce qui devait être publié a été publié. Il n'y a pas d'inédits mystérieux d'Aragon. En revanche, chacun des textes, je le lis mieux à chaque fois, plus richement, en comprenant encore plus de choses que la fois précédente.

Entre le surréaliste, le poète engagé, l'amoureux, qu'est-ce qui fait l'unité entre ces différentes facettes ?

Il est toujours entièrement présent. On vient de republier le texte Persécuté Persécuteur, qui date de 1931, en même temps qu'on republie Les Chambres, de 1969 et Les Adieux, de 1982. Ces deux derniers sont dans le même empan chronologique. Persécuté Persécuteur, c'est la difficile transition du surréalisme vers une écriture politique nouvelle. Et bien, dès les années 30, il y a déjà des formes, derrière l'imprécation et la violence politique, des vers qu'on pourrait prendre pour du dernier Aragon. Il n'est pas encore dans le vers compté, il y a un flamboiement lyrique qui me rétient beaucoup, de poussée de la langue extraordinaire et cela date de 1931 et cela pourrait être de 1982.

Les périodes sont pour nous une manière d'organiser la biographie. Elles correspondent pour la poésie à des réalités. Il y a la poésie surréaliste qui d'ailleurs s'accomplit plus chez Aragon dans la prose - son chef-d'oeuvre de cette période est Le Paysan de Paris. Il y a un sommet poétique avec l'Aragon de la résistance, des années 30 à 50, l'Aragon qui reconquiert la poésie du passé, mais qui la fait sonner de façon moderne au service d'un chant lyrique et politique. Et puis, il y a la troisième période plus ouverte où tout à la fois, Aragon exploite ce qu'il a appris avec le vers compté en étant capable de le déséquilibrer, de chanter autrement. Je n'aime pas trop considérer cette période comme lyrique. Pour moi, il est tout aussi politique. C'est évident dans Le Roman inachevé où il fait un bilan politique, dans Les Poètes où il livre un testament sur le leg aux générations futures, dans Le Fou d'Elsa, qui est un très grand texte anticolonialiste et une réflexion sur l'histoire, sur les échecs de la politique. Et même dans Les Adieux, si on entend d'abord la voix d'un vieillard confronté à la mort, c'est aussi quelqu'un qui passe son temps à repenser le siècle.

Pour moi, il n'est pas moins engagé en 1982 qu'il ne l'est en 1940. J'ai un peu l'impression qu'on dit qu'il a été politique puis qu'il s'est trompé et qu'il revenu dessus. Non, il a écrit autrement la politique, l'a considérée autrement. Mais il ne cesse jamais d'être politique. Et d'une certaine façon, il essaye de l'être aussi quand il est surréaliste. Il est toujours partout présent, mais pas de la même manière et il met l'accent sur différentes choses.

Ce qu'il y a de fascinant pour moi, c'est que c'est une oeuvre qui progresse. Beaucoup d'oeuvres poétiques sont un peu sur les mêmes dispositifs au début et à la fin. Valéry écrit toujours du Valéry. Il n'y a que quelques oeuvres, sans doute parce qu'elles se sont précipitées dans le siècle, ont appris avec le siècle, qui ont expérimenté des formes et se renouvellent. Il y un renouvellement permanent des formes chez Aragon qui vise la même chose, toujours assez génial par la profusion de langage, la virtuosité qu'on lui a tant reprochée. Mais en même temps, cette virtuosité peut se tromper, aller dans un sens qui n'est pas le bon, se corriger, exploiter ce qu'elle su faire, mais jamais en s'en contentant.

C'est évident qu'il est le plus grand poète de vers comptés et de formes fixes du XXe siècle. Il a récupéré toute l'histoire de la poésie, du Moyen-Âge au romantisme, il l'a fait chanter dans la Guerre mondiale. Mais il ne va pas s'en satisfaire, il se rend compte que pour dire un monde nouveau, il faut rebousculer encore ces formes, les rendre plus aléatoires, plus incertaines comme son incertitude politique laissera la place à la conviction qui a pu aller peut-être jusqu'à l'aveuglement.


Il y a toujours un jeu entre la modernité et l'héritage dans son écriture...

Sa culture était déjà phénoménale chez le jeune Aragon. Avec l'un de ses premiers textes, Les Aventures de Télémaque, un livre dadaïste très drôle, il réécrit Fénelon. Dès le début, il ne rompt pas. Il n'y a pas de formes passées pour Aragon, il n'y a que des formes qu'on n'a pas su habiter. Et donc, on ne peut cesser de les reprendre. C'est d'ailleurs ainsi que s'écrivait la poésie avant la modernité, qui a cru faire table rase. On peut inventer du nouveau à condition qu'il soit en lien avec le passé. Chez lui, la mémoire de toute l'histoire vient se réfléchir dans la poésie et lui permet de faire le pas de plus. Sa modernité, c'est un ajout, un enrichissement, pas du tout une volonté de rompre définitivement avec ce qui s'est écrit auparavant.

Plus il vieillit, plus le très grand lecteur qu'il est devient riche. On peut citer par exemple le fait qu'Aragon a l'une des premières bibliothèques de poésie médiévale de France. Il a tout lu du Moyen-Âge français. Et il va beaucoup fonder son travail pendant la Résistance, Le Crève-Coeur, Les Yeux d'Elsa, sur cette culture.

Le Fou d'Elsa, c'est un pas de plus. Il remonte des sources médiévales à leurs origines dans l'Andalousie arabo-chrétienne. Il s'approprie le monde oriental, il se fait une culture de poésie arabe extraordinaire et avec laquelle il écrit et il rêve. En même temps, il fait un texte d'actualité. Le Fou d'Elsa paraît en 1963 et cet hommage à la culture arabe, cette compréhension de ce qu'elle est la source du lyrisme occidental, est une réponse à la guerre d'Algérie. Il n'est pas dépolitisé... Cette embardée vers l'Orient n'est pas pour fuire la réalité historique, c'est parce qu'il pense le rôle de la poésie autrement que dans l'intervention directe.

Cet homme, qui était déjà érudit jeune, écrit ensuite avec la totalité de la bibliothèque mondiale. C'est phénoménal.


Aragon est très identifié au XXe siècle et vous expliquez qu'il est un poète du XXIe siècle. Qu'est-ce que cela signifie ?

Le slogan a retenu l'attention, c'est un passage de la préface aux Adieux. C'est au fond, ce que je crois profondément. D'abord, si on tire la leçon d'Aragon, il n'y a pas de poésie ancienne ou pas ancienne. Toute poésie qu'on lit et qui nous touche, même si c'est celle d'Ovide ou d'Homère, est réactualisée et parle à un homme du XXIe siècle. L'art est à la fois très historique mais dépasse l'histoire. Si moi, je me tourne vers une oeuvre ancienne, je m'y tourne en homme du XXIe siècle, cherchant des réponses à mes questions, des aliments à ma vie. Je ne lis pas comme quelqu'un du Moyen-Âge, mais quelque chose qui me parle aujourd'hui.

Au-delà de cela, qui vaudrait pour toutes les oeuvres, celui qui me nourrit le plus pour le poète que j'essaie d'être, c'est l'Aragon de la fin. Quand il est dans le désarroi, qu'il a compris qu'au fond, après l'écrasement de la Tchécoslovaquie et la possibilité d'un socialisme à visage humain, quand il a perdu cette dernière bataille, il fait l'expérience de l'incertitude absolue de l'histoire, de l'histoire comme tragique et en même temps, il refuse de s'abandonner aux pleurs. Il se dit qu'il faut essayer de voir la déroute qui est la nôtre pour pouvoir la surmonter. C'est l'épilogue des Poètes : "Il faut regarder le néant / En face pour savoir en triompher."

Il me semble que nous n'en sommes pas sortis. Est-ce que tout est perdu ? demande-t-il. La question est ouverte, il ne veut pas que tout soit perdu, il ne veut pas se contenter de faux slogans d'espérance, il veut affronter le désespoir pour en faire sortir quelque chose d'autre. Je crois que je suis, homme du XXIe siècle, dans le désarroi que l'espérance progressiste a perdu la guerre froide, mais que nous n'avons pas tout perdu, car le monde est à refaire. On ne sait pas quel est le chemin pour trouver le monde à refaire mais il faut le chercher, et d'abord dans un constat de l'horreur du monde d'aujourd'hui. C'est la leçon la plus actuelle qui soit. J'aimerais que nos sociétés regardent leurs malheurs en face et on en est très loin. Je pense qu'on ne pourra pas améliorer les choses sans ce constat.

Du point de vue de la musique, je trouve qu'il est le poète qui a trouvé la langue de ce désarroi. C'est la langue de l'inquiétude, du tragique, de l'angoisse, mais pas la langue de l'abandon. Ce n'est pas une langue qui a abdiqué, c'est une langue nerveuse et énergique, qui nous fait respirer. Le poète que je tente d'être trouve aliment à cet auteur qui parle pour aujourd'hui. Son bilan, c'est maintenant que le XXe siècle se referme sur moi, qu'est-ce que vous allez devenir et qu'est-ce qu'il va falloir faire ? C'est la question la plus actuelle qui soit.

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