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Kerwin Spire : "Romain Gary est un personnage qui ne cesse de se réinventer"

Avec "Monsieur Romain Gary, consul général de France", Kerwin Spire livre un passionnant roman sur la période où l'écrivain séjourne en Californie en tant que diplomate.

Comment est née l’idée de ce roman sur le consul de France, Romain Gary ? En travaillant depuis plusieurs années sur l’œuvre de Romain Gary, puisque j’ai soutenu une thèse en 2014 et participé à l’aventure de la Pléiade en 2018, je me disais qu’il y avait une fenêtre historique autour de son séjour en Californie qui avait particulièrement du sens. Romain Gary s’y cristallise sur le plan littéraire et sur le plan humain. Ce sont des années charnières qui font de lui un écrivain célèbre avec l’attribution du prix Goncourt, mais également sur le plan diplomatique. D’un point de vue littéraire, la période s’ouvre par Les Racines du ciel et s’achève par La Promesse de l’aube Exactement, Romain Gary va lever le voile sur ses origines, au moment où il est à son plus haut poste protocolaire. Lorsqu’il arrive à Los Angeles, il cache sa judéité et le fait qu’il est né à l’étranger. C’est une biographie bidouillée qui est donnée par l’ambassade aux différents médias américains. À la fin de son séjour, en publiant La Promesse de l’aube, il assume la tête haute sa judéité et son enfance issue de l’exil. Quand on connaît la suite et l'affaire Ajar, ce mensonge sur l’identité est troublant… C’est vrai. Cela s’explique à l’époque par des raisons politiques. Il y avait une méfiance envers tout ce qui était lié de près ou de loin à la Russie soviétique. Le maccarthysme était encore très présent aux États-Unis. Mais cela montre aussi que Romain Gary se joue de ses identités et qu’il est un personnage qui ne cesse de se réinventer. Il y a toujours une forme de schizophrénie dans son attitude ? Il y a une duplicité. Ces années le voient mener une œuvre littéraire qui l’aspire de plus en plus parce que c’est son ambition intime et absolue et dans le même temps, il doit tenir le rang de la France, représenter le gouvernement français. Une forme de cassure se passe au milieu de son séjour, à la fin de l’année 1957, quand Albert Camus obtient le prix Nobel de littérature. Gary cherche déjà à s’émanciper et aller vers les lettres plus que vers la diplomatie.

D’un point de vue politique aussi la période est charnière, car c’est le retour aux affaires du Général de Gaulle, son héros... J’ai retrouvé les dépêches et les télégrammes diplomatiques qu’il envoie en avril 1958, quelques semaines avant le retour du Général le 13 mai. On sent que Gary se délie de son devoir de réserve et invite les « véhéments critiques » à contempler la cathédrale de Chartres ou la statue du Général de Gaulle, en opposant ainsi le permanent au temporaire. Sur l’Algérie, on voit qu’il a un regard très distancié. Il a compris plus tôt que les autres ce qui se joue là-bas ? C’est vrai. Il faut remonter en amont pour analyser cela. Il a été en poste trois années à New York, où il était porte-parole de la délégation française à l’ONU. Il a vu l’organisation résonner de tous ces conflits au Maroc, en Tunisie et en Algérie. Il n’ignore rien de ce qui se passe là-bas, il n’ignore rien de la torture que commet l’armée française.

Si les médias français sont censurés sur le territoire national, la presse américaine titre sur ces événements. Évidemment, il défend le rattachement de l’Algérie à la France dans ses fonctions officielles mais l’écrivain Roman Gary a une vision assez proche d’Albert Camus, il plaide pour une communauté fraternelle et humaniste entre les Européens et les musulmans. La période est aussi charnière d’un point de vue sentimental, elle débute avec une femme et se termine avec une autre… Lesley Blanch, sa première épouse, a 10 ans de plus que lui. C’est un mentor pour l’écrivain. Elle a une œuvre déjà dans la lumière alors que Gary connaît avant Les Racines du ciel un peu le creux de la vague. Elle l’épaule dans la création littéraire, dans ses fonctions officielles en recevant la communauté française ou les dignitaires américains. Elle a un sens très avisé des relations humaines et des rapports sociaux. À la fin de son séjour californien, Romain Gary a 44 ans et rencontre une jeune actrice de 21 ans qui s’appelle Jean Seberg. Et ils vont très rapidement convoler ensemble. Ils se retrouvent à Paris alors que Gary n’a pas encore quitté son poste à Los Angeles, au printemps 1960. Jean Seberg est à l’affiche des cinémas avec A bout de souffle de Godard et Romain Gary est dans toutes les librairies pour La Promesse de l’aube.

Dans le livre, on sent aussi une évolution. En basculant vers la carrière littéraire, il s’ennuie assez rapidement dans ses fonctions diplomatiques… Il assume ses fonctions officielles, avec brio. Ses écrits sont très lus au Quai d’Orsay. J’ai retrouvé des dépêches qui circulaient à Washington ou à Paris. On voit dans les visas que toute la hiérarchie lisait les textes écrits à Los Angeles. Mais Romain Gary est aspiré par quelque chose de bien plus intime et de bien plus profond.

Je situe une cassure en 1957 au moment où la situation s’enlise en Algérie. Romain Gary est revenu quelques mois plus tôt à Los Angeles avec un Goncourt et le projet de le porter au cinéma. Surtout, il y a ce discours de Suède prononcé par Albert Camus. Au moment où Gary est en plein doute, Camus dit cette phrase à Stockholm : l’écrivain « ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Cela fait réfléchir Gary qui demande une première mise en disponibilité en décembre 1957, soit quelques semaines après. Ensuite, le retour du général de Gaulle le maintiendra en poste. C’est véritablement après sa grande œuvre, celle qu’il conçoit comme son chef-d’œuvre, La Promesse de l’aube, qu’il s'émancipe définitivement de la diplomatie en demandant son rappel à Paris et à ne pas recevoir de poste. Non seulement, il ne veut pas de poste mais il écarte également la possibilité d’une carrière politique alors que certains aimeraient le voir entrer dans la lice… André Malraux joue ce rôle, en particulier en 1958, lorsqu’il cherche à mobiliser les réseaux d’intellectuels gaullistes. Gary se tient à l’écart. Son rapport au gaullisme n’est pas politique, il est métaphysique. C’est un gaullisme spirituel, qui le pousse à faire du général une apparition de ses romans. Mais il ne veut pas convertir cette ambition en ambition politique. Il se méfie de la vie politique, de la vie de cabinet, il a été déçu par le passé par certains camarades arrivés très haut dans la hiérarchie gouvernementale, qui l’avaient reçu avec moins d’égards que leur esprit de camaraderie laissait augurer.

La Californie lui plaît beaucoup. Qu’est-ce qui le séduit dans cet univers ? Ses premières impressions lui font passer à Nice. Los Angeles est une ville qui s’étire sur les collines, bordée par l’océan, où on croise à chaque coin de rue de magnifiques bougainvillées et des grands arbres. Il y a ce rapport à la nature, ce rapport à la lumière, aux grands espaces. C’est une ville cosmopolite, qui est un peu d’inspiration méditerranéenne.

Il est aussi fasciné par Hollywood… D’autant plus que le consulat se situe sur les collines d’Hollywood, à un bloc d’Hollywood boulevard. On est vraiment à 200 mètres des studios. Il fait son footing à Griffith Park ou sur le campus de UCLA. Les studios vont l’accepter en leur sein avec le producteur Darryl F. Zanuck, qui l’accueille pour adapter Les Racines du ciel. Les studios lui donnent un regain d’intérêt pour le poste et pour la vie californienne. Il fréquente toute la société du spectacle avec assiduité pendant toutes ces années… La renommée littéraire de Romain Gary fait du consulat un lieu en vogue, où on peut croiser John Huston ou John Ford. C’est à souligner, d’autres consuls généraux seront jaloux de cette attraction qu’exerce le consulat sur le milieu du cinéma. Il y a quelque chose de totalement nouveau et qu’il va conquérir immédiatement, c’est la télévision. Il séduit tout le monde… Romain Gary est polyglotte, il parle parfaitement un anglais très chaleureux et très direct. Dans le même temps, c’est un comédien. Il a compris avant d’autres, les jeux de la télévision et il maîtrise parfaitement les codes de l’interview. Il a occupé trois ans les fonctions de porte-parole de la délégation française à New York. Mieux qu’ailleurs, il a pu s’exercer à ce numéro-là. Et c’est vrai qu’à Los Angeles, il s’exprime à la fois devant les think-tanks, les universités, les alliances françaises et autres instituts culturels, mais surtout sur les plateaux de télé, ce qui lui permet de toucher un public de masse, de manière directe et très efficace pour la cause de la France. Il y a une certaine griserie de sa part ? J’ai retrouvé des enregistrements de certaines de ses conférences et on sent que Gary, qui parle sans notes, est un très grand orateur. Il s’exprime en utilisant l’anecdote, il rompt les codes de la diplomatie pour être dans le langage d’une vedette de cinéma. Il peut se laisser emporter par son propos, par la mise en scène mais il a toujours la tête sur les épaules. Et quand il retourne au consulat, il retourne rapidement à ce qu’il appelle l’essentiel, c’est-à-dire ses personnages d’encre et de papiers, ses romans. Et il ne se laisse pas griser par la vie sociale ou les affres, les strass et les paillettes d’Hollywood. On l’imagine mal avec Maurice Couve de Murville ! Quels sont les rapports qu’il entretient avec sa hiérarchie ? Lorsqu’il reçoit dans sa circonscription Maurice Couve de Murville, qui pendant les neuf premiers mois du mandat de Gary est ambassadeur à Washington, il se dit que l’industrie du divertissement étant un secteur économique important de Los Angeles et il va l’emmener à Disneyland qui vient d’ouvrir ses portes. Et Maurice Couve Murville se plie au jeu, malgré son éthique protestante. De bonne grâce, il doit prendre place dans une tasse à café géante qui tournoie au milieu des manèges et des petits chevaux. Gary croise son regard qui le fusille et celui lui vaudra bien des inimitiés plus tard, lorsque Maurice Couve de Murville deviendra ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle et que Gary espérera, un temps, avoir un autre poste en Europe. Le deuxième ambassadeur à Washington est Hervé Alphand. Romain Gary a plus de complicité avec lui, ce sont deux anciens de la France Libre. Surtout Alphand est indulgent envers Gary, dont il connaît la notoriété. Il est amusant de noter qu’il y a des évaluations annuelles. Il lui met 18/20 et ajoute que sa grande notoriété littéraire sert parfaitement la cause de la France.

Il y a un personnage secondaire, absolument passionnant dans ce livre, c’est Odette, sa secrétaire. Qui est cette dame ? Je l’ai eue au téléphone, il y a peu. Elle vit toujours, elle a été la secrétaire des consuls généraux successifs des années 1950 jusqu’au début des années 1990. C’est un personnage qui joue un grand rôle dans le séjour de Romain Gary. C’est à la fois sa complice, sa confidente, mais aussi celle qui garde la porte du consul général et lui ménage des heures de liberté pour qu’il puisse écrire. Romain Gary lui offrira d’ailleurs un exemplaire des Racines du ciel avec une superbe dédicace que je cite dans le livre. Je me souviendrai toujours quand on est allé ensemble du côté du sud de Los Angeles à Laguna Beach, où ils avaient l’habitude de déjeuner ensemble le samedi. Elle me racontait comment Gary, assis en face d’elle, griffonnait sur un papier les titres de ses romans. Et voyant son regard s’illuminer, elle parie qu'il va avoir le prix Goncourt. Gary lui demande comment elle peut en être sûre. Elle lui dit qu’elle le perçoit et que s’il l’a, il lui offrira un vison. Quand vous l’avez retrouvée, elle était contente de se confier sur cette période ? Je voulais montrer la relation humaine et amicale. Elle a été extrêmement heureuse du travail qu’on a pu faire ensemble. Je l’ai confrontée à un certain nombre de personnages, je lui ai soumis des archives, elle a relu mon manuscrit et était très heureuse du portrait qui était le sien et de celui de Romain Gary, surtout. Comment allez-vous continuer à cheminer avec Gary ? Ce livre est le premier volume d’une trilogie. Le deuxième tome sera centré sur les années de vie conjugale avec Jean Seberg et sur l’influence grandissante du cinéma, puisque Gary se met lui-même à réaliser des films. J’ai terminé le manuscrit, j’espère qu’il paraîtra avant la fin de l’année 2022. Et le tome 3 sera l’affaire Emile Ajar, avec les péripéties et les rebondissements. Pourquoi avoir choisi cette forme romanesque pour raconter ces histoires ? C’est un récit mêlant à la fois les archives, les dialogues et les petites scènes de fiction, avec des chapitres articulés autour d’un événement intime ou politique. J’ai choisi cette forme en pensant à l’intérêt du lecteur. Je voulais une écriture très visuelle, rythmée, qui fasse vivre l’histoire. J’ai préféré cette forme hybride, plutôt qu’un essai ou une biographie.


"Monsieur Romain Gary, consul général de France. 1919 Oupost Drive. Los Angeles 28, California", de Kerwin Spire. Gallimard, 324 pages. 20 €.


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