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Thomas Gunzig : "le fondement même de nos identités réside dans nos nuances"

Avec "Le Sang des bêtes", Thomas Gunzig imagine la rencontre entre un quinquagénaire à un tournant de sa vie et N7A, une créature étrange. Avec humour, l'écrivain belge brosse le portrait d'une époque pleine de certitudes.

Qui est Tom, le héros de votre livre "Le Sang des bêtes" ?

C’est un homme d’une cinquantaine d’années, qui est à un tournant, qui va se demander ce qu’il a fait de sa vie. Ce n’est pas du tout moi. Enfin, si, un petit peu… Il y a des points communs. Il représente pas mal d’entre nous à un âge où clairement on n’est plus jeune mais pas encore vieux et où on se demande ce que nous réserve la vie.


Et il va faire une rencontre qui va tout redéfinir…

C’est le propre des histoires de se déclarer à un moment où on s’y attend le moins. Cet homme pense qu’il ne lui arrivera plus rien et arrive la chose la plus inattendue qui soit, une rencontre qui va lui permettre de se redécouvrir lui même et qui va aussi réorganiser toute sa famille, les rapports qu’il a avec son fils, avec son père, le regard qu’il a sur lui-même, sur le monde, sur la vie.


Cette rencontre, c’est N7A, une créature étrange. Comment l’avez-vous imaginée ?

On pourrait penser que ce qu’elle a de plus étrange, c’est d’être une vache génétiquement modifiée de manière à ressembler à une jeune femme. Mais je pense que la caractéristique qui me plaît le plus chez N7A, c’est qu’elle dit toujours la vérité, contrairement à Tom qui se ment à lui-même et quelquefois aux autres. Tous les autres sont persuadés de savoir plein de choses sur la vie, mais sont remplis de mauvaise foi. N7A n’a pas d’arrière-pensées, elle a une franchise, une honnêteté, qu’elle est la seule à avoir autour d’elle. C’est ce qui va perturber son environnement plus que sa nature étrange.


Un peu comme dans "Théorème" de Pasolini, son surgissement oblige tout le monde à se repositionner dans son rapport au monde…

Exactement, il y a presque une étude de l’influence chimique d’une nouvel élément sur une solution qu’on pensait stable et qui en réalité, ne l’était pas du tout. Il suffit d’un tout petit élément et les événements se précipitent.


On pense aussi à Frankenstein, mais à un Frankenstein avec les nouvelles technologies d’aujourd’hui…

Même si je ne pense pas avoir écrit un roman fantastique, il y a un élément étrange dans un roman réaliste. C’est souvent une façon de décoder la vérité le mieux possible. J’aime beaucoup des auteurs classiques qui se sont servis d’éléments fantastiques, Maupassant, Henry James, Garcia Marquez… Ils font intervenir le surnaturel, la magie, la science-fiction pour parler de l’humanité d’aujourd’hui, dans ses doutes, ses errements…


Ce roman est un éloge du doute ?

Absolument, c’est un éloge du doute, de la nuance. Tom veut correspondre à certaines images corporelles et morales, comme si le mode d’emploi de la vie tenait sur quelques pages. Le père de Tom est enfermé dans une mémoire figée… Avec l’apparition de N7A, ils vont se départir de toutes leurs certitudes qui, projetées sur les uns ou sur les autres, conduisent à tous les travers qu’on connaît, le racisme, la peur et peut-être même à la guerre. Comprendre l’autre, dans sa complexité, serait merveilleux. Le fondement même de nos identités réside dans nos nuances. On est tous terriblement différents les uns des autres.


Vous avez l’impression qu’on vit dans un monde qui est plein de certitudes ?

Ce n’est pas nouveau, on a toujours vécu dans un monde de certitudes. On est persuadé que le mode d’emploi du monde, c’est une certaine forme de réussite professionnelle, que l’amour, le travail, le rapport aux gens, le rapport au corps doivent avoir une certaine forme. Et qu’en dehors de ces injonctions, pour employer un mot à la mode, il n’y a rien. Alors que je pense que c’est en dehors de ça que tout commence. Tous les corps, tous les esprits sont différents. On a tous des façons différentes d’être au monde et c’est là, que cela devient intéressant.


L’humour et le ton caustique que vous employez dans ce roman sont une arme pour résister à ces injonctions ?

Je ne sais pas si c’est une arme, mais je pense que c’est l’un plus jolis cadeaux qu’on puisse faire à un lecteur. En littérature, comme dans toute création artistique, tout est autorisé sauf d’ennuyer son lecteur. Rien n’est pire… Faire rire, c’est l’une des choses qui vous garde de l’ennui.


Thomas Gunzing, photo Corentin van den Branden.


Parmi les thèmes abordés, il y a celui de la famille, qui est un univers paradoxal…

La famille, c’est à la fois le lieu dont on vient, le lieu où on se construit, mais qui peut vous détruire. C’est un lieu dont on veut souvent s’échapper un moment mais vers lequel on peut revenir. Quand on lui a échappé, on veut en reconstruire une autre de son côté. Donc, c’est un lieu plein de paradoxe, l’enfer et le paradis à la fois.

Vu que c’est le lieu de tous les bonheurs, de tous les drames et de tous les émerveillements, c’est un lieu littéraire par excellence.


Il est aussi beaucoup question du corps. La société est un peu perdue en ce moment face au corps ?

Oui, parce qu’on a tellement envie de ne plus appartenir au champ du vivant. Les humains se positionnent d’une manière très étrange, on ne se considère pas comme des animaux. On considère le vivant comme une ressource dans laquelle on peut puiser, que les animaux sont là pour être des supports affectifs, pour nous amuser… Et notre corps nous rappelle chaque jour que nous en faisons partie. C’est un tronçon de nous-même qui est irréductible à l’esprit.

C’est quelque chose qui nous fascine évidemment, qu’on essaie à tout prix de maîtriser. On ne supporte plus l’idée d’être malade, de mourir, l’idée de perdre le contrôle sur nos corps alors que c’est la chose la plus ancrée dans une réalité biologique, à la fois merveilleuse et terrifiante, qui nous rappelle nos propres limites.


Les personnages sont assez barrés, parfois même un peu ridicules. Mais vous avez de l’empathie pour chacun d’entre eux…

Même s’ils se trompent, s’ils sont perdus, même s’ils avancent avec de fausses certitudes, au fond d’eux, ils ne sont pas méchants, mais à l’image de nous-mêmes. On ne sait pas très bien ce qu’il faut faire… Et c’est pour ça que je les aime bien, parce que c’est normal de se tromper, parce que c’est normal de ne pas toujours dire ce qu’il faut, de ne pas toujours penser ce qu’il faut. Au bout du compte, ils me ressemblent et ressemblent à tout le monde.


C’est important en tant qu’écrivain de donner une place à chacun ?

Je ne sais pas si chaque livre doit faire l’inventaire de l’humanité au complet. Mais pour ce qui me concerne, j’ai du mal à ne pas aimer mes personnages. Elaborer un personnage, c’est apprendre à le comprendre. Dès qu’on commence à comprendre les gens, on les aime un peu plus, même si parfois on peut avoir des réserves avec certains particulièrement épouvantables.

Quand on commence un roman, c’est un travail qui dure un ou deux ans, ce n’est pas possible de se dire qu’on va passer ce temps avec des gens qu’on déteste. La vie est déjà assez difficile comme ça !


Dans ce livre, il est aussi question d’identité et de mémoire à travers le grand-père qui ressasse la persécution contre les Juifs. Mais vous avez une autre identité, vous êtes belge. Est-ce que cela compte dans votre style et votre littérature ?

Je pense que oui. En France, vous avez une histoire littéraire merveilleuse, phénoménale avec des auteurs extraordinaires. Être auteur français, cela doit être assez difficile avec tous ces regards posés sur vous. Quand on est belge, on est toujours un outsider. On n’est pas à Paris, on n’est pas en France, on n’est même pas en province, on est dans un pays étranger. On pousse comme des herbes folles, à la fois en connaissant la grande histoire littéraire française et sans en faire réellement partie. Cela nous donne une forme de liberté. On n’a pas cette lourde responsabilité de l’héritage sur nos épaules. On a tous lu, appris, admiré ces écrivains mais malgré tous, à nos yeux, ils restent des auteurs étrangers, qui font partie d’une autre culture, d’un autre regard.

Qui est-on en Belgique ? Le mot surréalisme est assez galvaudé, il faut plutôt envisager le mot liberté. Liberté de dire ce qu’on a envie, de la manière dont on a envie, sans trop s’en faire de ce que cela deviendra.


Parallèlement à vos romans, vous être chroniqueur sur la RTBF. Vous observez le monde au quotidien. Comment cela se retrouve-t-il dans votre littérature ?

Être chroniqueur d’actualité me force à rester au centre de l’actualité, d’observer, d’écouter les informations. Sans ce travail, j’aurais tendance à m’éloigner. C’est quand même un peu sinistre, l’actualité est souvent triste, brutale, violente avec des gens peu recommandables. Ma littérature se nourrit de tout ce que je suis amené à dire, à connaître, à apprendre dans mon travail de chroniqueur.


Cela rejoint des préoccupations que vous pouvez avoir aussi en tant que citoyen et pas seulement en tant qu’artiste ?

Tous les artistes sont aussi des citoyens. Tous les remous du monde nous atteignent aussi. Quand il y a une pandémie, des inquiétudes, une guerre européenne, des crises de l’énergie, des élections, cela nous atteint. On vit au milieu du monde comme des gens normaux. Peut-être que dans mon cas, comme avec des écrivains qui sont journalistes, être là-dedans au quotidien nous rend encore plus sensibles, avec un regard encore plus précis.


Ce livre, c’est aussi une histoire de solidarité…

Evidemment, c’est fondamental. On le voit avec ces pauvres Ukrainiens auxquels on tend la main. Et j’espère que si une crise pareille nous touchait, d’autres pays le feraient. Mais au-delà, des romans, des films, des chansons, des musiques qui ne parlent pas forcément de solidarité restent fondamentaux. La création artistique est ce qui rassemble les êtres humains au-delà de leurs différences. Cela leur rappelle qu’on est touché par les mêmes choses, on a faim, froid ou peur de la même façon. Cela peut paraître bateau, mais pas tellement, parce qu’on l’oublie. On oublie qu’on est pareil, même si on n’a pas la même culture, la même langue. On a tous envie de vivre en paix, d’aimer nos enfants, de manger à notre faim. La fiction, l’imaginaire, la capacité de s’ouvrir sur d’autres histoires que les nôtres, nous appelle à la solidarité.


"Le Sang des bêtes", de Thomas Gunzig. Editions Au diable vauvert, 234 pages. 16 €.


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