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Véronique Olmi : "Le système était plein de bonnes intentions mais avait oublié l'enfant"

Avec "Le Gosse", Véronique Olmi brosse le portrait d'un enfant orphelin, passé par les bagnes d'enfants. Une page sombre de l'histoire de France, évoquée avec humanité.

L'écrivaine Véronique Olmi. Photo AFP - Joël Saget


Comment vous êtes-vous intéressée aux bagnes d’enfants ?

Il y a d’abord la lecture des livres de Jean Genet et particulièrement Le Miracle de la rose, dans lequel il parle de son expérience de deux ans et demi à la colonie pénitentiaire de Mettray. J’ai mis presque deux ans à attraper cette histoire. Quand on découvre le monde des bagnes d’enfants, il y en avait 10 en France à l’époque, on déroule une bobine. C’est un sujet tellement vaste, que j’ai mis très longtemps avant de trouver Joseph, la manière de l’inscrire dans ce paysage.


Dans le livre, ce qui est effrayant, au-delà de la sauvagerie de ces lieux, c'est la rapidité avec laquelle le petit Joseph se retrouve plongé dans cet enfer...

C’est un peu pareil aujourd’hui. Il y a des moments où la vie peut basculer. C’était une récurrence, que ce soit une guerre, la perte d’un parent, d’un emploi… Et les enfants sont toujours en première ligne. Ils sont sans défense et pris en charge. A cette époque, il y avait tout une système d’État providence qui s’était substitué à tous les organismes de charité issus de Saint-Vincent-de-Paul. L'Etat a créé un système qui au départ était plein de bonnes intentions mais qui avait oublié les enfants, qui en faisait des dossiers, des matricules, qui a créé des bagnes avec des esclaves.


Avant le bagne, Joseph passe par la prison de la Roquette, un lieu effroyable et qui était situé au coeur de Paris...

C’est un lieu inimaginable, mais beaucoup de prisons en France aujourd’hui sont pleines à 200 %. Certaines comme la Santé sont au coeur de Paris et derrière les murs, on ne sait pas ce qui se passe. Il y a des mondes terribles qu’on frôle en passant, qu’on ignore.

Cette prison pour enfants, au départ dans les années 1830, était conçue pour séparer les enfants des adultes, ce qui était d’une grande sauvagerie. C’était louable, mais on n’avait pas pensé qu’un enfant a besoin de lien, de parole, d’humanité. En réalité, il y avait tellement de suicides, de cas de folie, de mort par faim ou manque d’hygiène qu’ils ont fini par les fermer aux enfants, mais il a fallu que cela aille très loin pour que la décision soit prise.

Ces endroits vont désocialiser Joseph…

Ces enfants désapprennent à lire, à écrire, à compter, à se situer dans le monde, dans une lignée familiale, dans une société. Ils perdent les repères du lien, les repères spatio-temporels, ils deviennent des choses. On ne peut être humain que dans la relation à l’autre. On disait à ces enfants qu’aucun son ne devait sortir de leurs bouches, pour réfléchir seuls à leurs fautes, fautes qu’ils n’avaient pas commises.

En fait, ils étaient face à ce que tous les enfants éprouvent depuis leur naissance : si tu ne me parles pas, si tu ne me regardes pas, si tu ne me touches pas, je ne suis pas là, je deviens fou.

Joseph a un petit bagage. Pendant 7 ans, il a su dans quelle lignée il s’inscrivait, on lui a raconté l’histoire de sa famille, il a connu sa grand-mère. Cela le sauve, mais après on peut perdre tout ça, comme si on lâchait une corde.


Quand on parle de cette époque, on a une vision héroïque de l’école de la IIIe République. Vous avez voulu montrer la face cachée ?

Quand je commence un récit, je n’ai pas la volonté de... Je n’écris pas un roman historique, sociologique ou un essai. En fait, je découvre de la documentation, je découvre un monde. C’est comme ouvrir une boîte, par le biais des archives, des livres, des films, des historiens, des lieux aussi puisque je suis allée à Mettray. La documentation appelle la documentation, c’est sans fin.

En écrivant l’histoire de Joseph qui se passe au début du XXe siècle, j’ai dû remonter jusqu’au siècle précédent, car tout cela a un logique, s’inscrit dans un système. Il faut voir d’où on est parti pour arriver à une cruauté qui n’a pas disparu, même si aujourd’hui, on connaît mieux les besoins de l’enfant.

Cette école de la IIIe République est formidable. D’ailleurs, au début, il apprend. Et puis quand sa mère meurt d’un avortement, il comprend qu’il ne sera plus au tableau d’honneur. Il y a déjà une déchéance qui rejaillit sur l’enfant. A l’époque, la notion d’hérédité est prégnante. Ce n’était pas forcément méchant, on pensait que ces enfants étaient de la "mauvaise graine", qu’on ne pourrait pas aller très loin avec eux, qu’il fallait essayer de les redresser pour rétablir l’ordre social, pour qu’ils ne dérivent pas mais on en n’espérait pas grand-chose. On pensait que c’étaient des "tarés".


Le poids de la morale et de la religion dans cette république laïque était écrasant !

C’est très étonnant. A Mettray, qui est une institution privée dans un Etat laïc, comme à la prison de la Petite Roquette, Dieu est absolument partout. De la même façon que dans les familles nourricières à l’époque, il y avait l’obligation d’envoyer l’enfant à la messe et à partir de 10 ans, d’aller au catéchisme, de faire les communions, etc.

Quand Mettray a été créée dans les années 1840, le fondateur qui était un homme très bon, intelligent et altruiste, demandait la religion des éducateurs. On est dans un Etat français dans lequel le catholicisme n’est pas une option. Cela fait partie de la morale.

Vous vous êtes rendue à Mettray. Que reste-t-il sur place ?

Il reste tout. Cela n’a jamais fermé. Maintenant c’est un ITEP, un institut thérapeutique d’éducation pédagogique. Il y a de jeunes enfants, des filles et des garçons en difficulté d’adaptation, qui suivent des cours, font des travaux manuels. J’ai tout vu, le directeur m’a ouvert les cachots, le cimetière, les anciens ateliers. C’est un lieu immense et magnifique qui reçoit de l’argent pour être restauré et les fermes fonctionnent toujours. La chapelle accueille des conférences. C’est un lieu qui vit.


D’un lieu comme ça - et on pense à Jean Genet - on ne peut sortir qu’enragé !

Quand on prend l’exemple de Jean Genet ou qu’on recueille les témoignages des gens qui ont vécu ça, on voit d’abord que ce sont des gens qui ne voulaient pas dire qu’ils étaient de l’assistance. C’était une grande honte, cela vous suivait tout la vie. Ces enfants étaient marqués par ce qu’ils avaient vécu, cette perversion de tous les codes. Il y avait de grandes carences affectives.

Il y a des témoignages de familles qui disent que le grand-père ne prenait jamais un enfant dans ses bras, qu’il n’arrivait pas à garder un emploi, qu’il était violent… Certains s’en sortent, ce n’est pas une condamnation à vie, mais c’est une souffrance à vie. C’est une expérience comme l’esclavage, la déportation qui ne s’efface pas, qui fait partie de vous. Et vous êtes toujours l’enfant de ce parcours-là. Cela donne aussi des forces, des artistes comme Jean Genet, des gens qui aiment, des gens qui veulent fonder une famille, mais cela abîme terriblement.


Finalement, c’est par la beauté que Joseph va s’en sortir...

Oui, c’est la beauté qui le sauve. Après guerre, la musique était partout dans la rue. Quand il entend pour la première fois cette fanfare en Picardie, c’est comme une révélation mystique. C’est un coup de foudre. Et ce que lui apporte la musique, c’est une envie de vivre.

Il faut comprendre que ces enfants n’avaient pas de miroir, ils ne se voyaient pas. A part ce qu’on leur disait être, c'est-à-dire des tarés, des vicieux, des moches, à part être rasés, moqués, violés, ils ne savaient pas à quoi ils ressemblaient. Quand il rencontre Aimé à la Petite Roquette, puis à la colonie, tout à coup, dans le regard de l’autre, il est aimable, il est beau, il est désirable, il est quelqu’un.

Joseph est comme une herbe qui pousse au milieu du pavé, qui cherche le soleil et le trouve. La musique et puis la relation amoureuse apportent une façon de supporter la souffrance.

Le livre se termine pendant la période du Front Populaire. Il est tellement décalé avec ce qu’il a vécu qu’il ne comprend pas ce qui se passe…

On leur a tellement dit qu’ils avaient une dette envers la société, qu’ils étaient la honte de la République, qu’ils coûtaient cher à l’État… D’ailleurs, beaucoup intégraient l’armée. Quand il sort, Joseph ne sait pas qu’il y a eu la crise de 1929, il ne comprend pas le Front Populaire, il vient d’un autre monde. Incarcérer, c’est couper. C’est très violent pour lui de lire les journaux, qu’il y ait cette proximité entre ce monde de l’enfer et le quotidien.


Au delà de la domestication des enfants, vous montrez aussi, en filigrane, le sort des femmes à l’époque…

Je voulais vraiment souligner à quel point les femmes, si elles étaient enceintes, c’était considéré comme entièrement de leur faute. Le père n’avait pas obligation de reconnaître l’enfant. Depuis 1920, il y avait une loi pour repeupler le pays, pénalisant toute incitation à la contraception. Les femmes ne pouvaient pas s’en sortir. Si elles avaient un enfant hors mariage, c’était la honte. Comment travailler et le faire garder ? De toute façon, elles étaient désignées mauvaises.

Je voulais que la mère de Joseph ne soient pas une victime de son sort, mais qu’elle soit dans la vie. Mais elle aime tellement la vie, que ce n’est pas acceptable pour la société, ce n’est pas acceptable d’aimer hors mariage, d’aimer un homme plus jeune, d’avoir envie de s’amuser si on a perdu son mari. Mais elle est la vie, l’incarnation de la vie. Cela surprend Joseph, toutes les insultes passent par la femme. Dans cette société, il y a un rejet de la femme. D’ailleurs à la prison de la Petite Roquette, après les enfants, on y a mis les femmes.


"Le Gosse", de Véronique Olmi. Editions Albin Michel, 304 pages. 20,90 €.




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