Hamman et Baroncelli, les inventeurs des westerns camarguais
Un livre de l'historien du cinéma Bernard Bastide sur les premiers westerns camarguais tournés au début du XXe siècle par Joë Hamman grâce à sa complicité avec le manadier Folco de Baroncelli.
"Cent dollars mort ou vif" de Jean Durand (1912), avec Joe Hamman (à terre).
Joë Hamman est l’un des pionniers du cinéma, l'inventeur de nouvelles formes avec des films d'aventure tournés au grand air, loin des studios avec des acteurs athlétiques. Au début du XXe siècle, après avoir voyagé aux Etats-Unis, il vient en Camargue tourner les premiers westerns à la française, grâce à son amitié avec le marquis Folco de Baroncelli, manadier et grand défenseur de l’identité camarguaise.
Bernard Bastide, historien du cinéma et spécialiste de cette période, revient sur cette aventure avec le livre Aux sources du cinéma en Camargue, publié par le palais du Roure, le centre de culture provençale d’Avignon. Bernard Bastide cerne cette histoire en trois temps, d’abord avec le récit de cette amitié professionnelle entre Paris et les Saintes-Maries-de-la-Mer, puis avec l’édition critique de la correspondance adressée par Joë Hamman au marquis, enfin avec la publication des scénarios des films camarguais du réalisateur.
Qui était ce Joë Hamman ?
C’était à la fois un aventurier et un fils de bonne famille. Son grand-père, Édouard Hamman, était un peintre célèbre à la fin du XIXème siècle et son père un important marchand d’art. Il a eu une bonne éducation bourgeoise et a étudié le dessin. En 1904, grâce à son père, il a l’occasion de partir aux Etats-Unis, à l’âge de 20 ans. À cette occasion, il découvre l’Ouest américain, se fait embaucher comme cow-boy dans un ranch du Montana et se rend dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Il collecte beaucoup de souvenirs et d’impressions lors de ce séjour. Revenu en France, il a le désir de faire partager ce qu’il a vécu à travers le dessin, la peinture, mais aussi l’écriture de scénarios et la réalisation de films...
A l’époque, ces voyages sont assez rares...
Oui, les Européens qui allaient aux États-Unis étaient souvent des gens qui crevaient de faim, des Italiens ou des Irlandais par exemple. Il y avait assez peu de voyages d’agrément à cette époque. Lui il s’y rend dans le sillage de son père, parti vendre des tableaux. C’est un parcours un peu atypique.
Comment bascule-t-il vers le cinéma ?
Vers 1907-1908, il commence à tourner des saynètes, en amateur, avec ses copains des Beaux-Arts. En 1909, il va trouver le directeur de la Lux, l’une des grandes sociétés de production de l’époque, et lui montre les scénarios qu’il a écrit. Le directeur lit et lui dit : « Vous écrivez le cow-boy saute de son cheval sur un train. Mais, c’est impossible ! » A l’époque, on est encore dans un cinéma de studio, avec des décors en carton-pâte. Hamman lui explique que c’est tout à fait dans ses cordes. Il arrive à le convaincre qu'il sait faire des cascades, attraper des animaux au lasso, etc. Banco ! Il est engagé. Il va apporter un souffle nouveau au cinéma. Il a une formation qui sort du lot par rapport aux comédiens de théâtre.
Au départ, il tourne dans les environs de Paris : la plaine de Nanterre, les carrières d'Arcueil, etc. Mais il a rencontré le marquis de Baroncelli qui, très vite, lui propose de venir tourner en Camargue. Le premier séjour d’Hamman en Camargue a lieu en juin 1909.
Curieusement, les deux amis se sont rencontrés à Paris...
Ils se rencontrent en 1905, sur le Champs-de-Mars, à l’occasion d’une étape de la tournée du Wild West Show de Buffalo Bill. Le Marquis a une vraie curiosité, une attirance pour les peuples amérindiens. Et puis, il a aussi une petite idée derrière la tête : proposer ses gardians pour un tableau qui viendrait s’ajouter au spectacle et valoriserait ainsi la Camargue.
Folco de Baroncelli et Joë Hamman.
Entre eux, l'entente est immédiate. Comment se noue-t-elle ?
Il y a d'abord cette passion pour les peuples amérindiens. Ils vont se lier d’amitié avec trois Indiens de la troupe – Jacob White Eyes, Iron Tail et Sam Lone Bear – et entretenir avec eux, surtout le premier, une correspondance assidue. Ils vont les voir lors de plusieurs haltes de leur tournée européenne. Baroncelli est un grand défenseur des peuples opprimés, des gitans, des Boers d’Afrique du Sud… et des Indiens d’Amériques, en qui ils voient des frères. Mais son drame est qu’il ne parle ni anglais, ni la langue des Indiens. Hamman va donc lui servir d’intermédiaire et de traducteur.
L’amitié se noue ensuite autour des tournages de films. La relation est très forte, chacun apporte sa pierre à l’édifice. Hamman a trouvé en Baroncelli à la fois un "fournisseur" d’hommes (gardians) et de bêtes (chevaux, taureaux), un organisateur de spectacles et un régisseur d’extérieurs. Bon an mal an, le Marquis puise dans cette activité des revenus qui ne sont pas toujours à la hauteur de ses attentes, mais qui complètent ceux tirés de l’élevage. C’est une époque où il a beaucoup de soucis d’argent.
Enfin, il y a la passion de la Camargue. Ils étaient reliés par un même idéal de vie sauvage, en plein air, proche de la nature et des animaux, loin de cette civilisation dans laquelle ils avaient du mal à trouver leur place. En dehors des tournages, Hamman va en Camargue pour le plaisir, pour peindre, dessiner, participer aux fêtes locales…
Folco de Baroncelli dans "Le Réveil" de Jacques de Baroncelli (1925), photo Soulat-Boussus, DR.
Quelle image de la Camargue diffuse les films de Joë Hamman?
C’est difficile de diffuser une image de la Camargue, car tous les premiers films ne sont pas censés se passer en Camargue, mais dans l’Ouest américain. Dans les cartons (intertitres), on parle des plaines du Wyoming, d’un ranch du Colorado, du South Dakota… ou de la réserve indienne de Sioux Falls ! Au bout de quatre ans, Hamman culpabilise d’avoir « livré la Camargue à la barbarie », comme il l’écrit au Marquis. L’hiver 1913-1914, Hamman va donc tourner, pour la première fois, un film dont l’action est ancrée sur le territoire camarguais. Face au taureau raconte le parcours d’une riche veuve, éleveuse de taureaux, convoitée par deux hommes qui vont se disputer ses faveurs. Après, il y en aura beaucoup plus, dans les années 20. Il revient tourner Le Gardian, puis deux adaptations de Mireille, d’après Mistral, la première muette et la seconde parlante. À partir de là, il porte au cinéma la culture et les traditions de Camargue.
"L'Attaque d'un train" de Jean Durand (1910).
Cela participe à la diffusion de l’image de la Camargue ?
Je le pense sincèrement, sauf les premiers films soit-disant situés en Amérique. Cela permet d’ancrer durablement dans les esprits cette image d’une région sauvage, faite de marécages et de roseaux, dans laquelle évoluent de petits taureaux noirs et des gardians à cheval. Cela participe à la construction d’une image camarguo-provençale qui fait feu de tout bois : l’attribution du prix Nobel de littérature à Frédéric Mistral après le succès de Mireille, les images publicitaires ou populaires qui déclinent le personnage de l’Arlésienne, le pèlerinage annuel des Saintes-Maries-de-la-Mer, etc.
Curieusement, Baroncelli semble un peu embêté par tous ces tournages ?
Son objectif, c’est l’élevage des taureaux et les chevaux ! Dès que quelque chose l’en détourne, il a l’impression que c’est du temps perdu. Il s’investit beaucoup dans les tournages des films, il mobilise ses gardians et, en retour, il a toujours l’impression d’être un peu volé par les producteurs. Il est toujours un peu grincheux et s’en plaint à son amie et confidente, Jeanne de Flandreysy. C’est étonnant ce décalage entre l’enthousiasme débordant d’Hamman et les "ronchonneries" de Baroncelli ! Le marquis n’est pas conscient de l’impact du cinéma sur un large public, de l’image que cela peut transmettre, de la valorisation que cela représente pour la cultures provençale.
La conservation des premiers films est délicate. Que reste-t-il de cette aventure ?
On a assez peu de films de cette période, sauf quand il y a une pérennité des sociétés de production, comme la Gaumont. Celle-ci a conservé les négatifs des premiers films tournés avec le réalisateur Jean Durand en 1911-1912. Une quinzaine ont été restaurés, numérisés et édités en DVD, dans un coffret intitulé "Gaumont : le premier siècle du cinéma".
Quand les sociétés de production d’origine ont disparu (Lux, Eclipse, etc.), c’est beaucoup plus compliqué. On retrouve dans des cinémathèques ou archives des bribes de films, souvent dépourvus de cartons (intertitres), ce qui rend leur compréhension aléatoire et leur reconstruction difficile. J’ai restauré deux films en déshérence, dont Le Gardian, réalisé, produit et interprété par Hamman. Le film a été tourné en 1921 dans les rues des Saintes-Maries-de-la-Mer complètement désertes, avant l’arrivée du tourisme. Par le biais du TGI de Paris, je me suis fait attribuer très officiellement les droits producteurs de ce film, ce qui me permet aujourd’hui de le diffuser.
Joë Hamman (Ourrias) dans "Mireille" de René Gaveau et Ernest Servaès (1933), photo Darlo, DR.
Il reste des copies à la cinémathèque ?
Ce sont surtout les Archives françaises du film qui conservent la période pionnière du cinéma. Mais pour les années avant la Première Guerre mondiale, les historiens du cinéma considèrent que plus de la moitié de la production a disparu.
Le film Face au taureau a été restauré à partir d’une copie allemande incomplète. J’ai aussi retrouvé deux autres courts métrages conservés à la Library of Congress à Washington. Il faut dire que les films d’Hamman ont beaucoup voyagé : ils ont été vendus dans le monde entier. Ils ont été montrés aux Etats-Unis avant 1914 où il n’y avait pas d’équivalents. On faisait beaucoup de films en studio, d’où le succès des films en plein air. Quand les films sont distribués aux Etats-Unis dans les années 1910, certains spectateurs sont dupés : ils ne se rendent même pas compte qu’il s’agit de films tournés en France !
Joë Hamman, Mon Ciné, 1923, collection particulière.
Avec l’arrivée du parlant, la carrière d’Hamman va être beaucoup plus difficile. Comme beaucoup d’artistes de l’époque du muet…
Il se déploie vers d’autres métiers du cinéma. Au début, il participe, dans les studios de Berlin, à la réalisation de versions françaises de films étrangers tournés en plusieurs langues. Mais comme acteur, son univers se rétrécit. Comme il le dit lui-même, au début du parlant, il n’a pas envie de jouer des garçons de café. Il aime les cascades, l’aventure, le cinéma physique… Or, au début du parlant, on assiste à un retour massif vers les studios : les films sont assez statiques car on ne sait pas enregistrer le son en extérieur.
Et puis, d’après divers témoignages recueillis, Hamman avait un sale caractère, il se fâchait beaucoup, il était cabochard, il avait assez mauvaise réputation dans le métier. Il va donc être obligé de se repositionner dans le cinéma : il sera assistant réalisateur, régisseur, réalisateur de deuxième équipe et quelquefois acteur, mais dans des rôles secondaires, jusqu’en 1954. En parallèle, il va développer de plus en plus son deuxième métier, celui d’illustrateurs de livres et de périodiques.
A lire : Bernard Bastide. Aux sources du cinéma en Camargue. Avignon : Palais du Roure, 2018. Vendu uniquement par correspondance à Palais du Roure – 3 Rue Collège du Roure - 84000 Avignon. Prix 10 € franco de port, chèque à l’ordre de Trésorerie municipale.
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