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Florence Miailhe : "On passe par la peinture, le conte, la couleur pour parler de choses actuelles"

Un village pillé, une famille en fuite et deux enfants perdus sur les routes de l’exil...Kyona et Adriel tentent d’échapper à ceux qui les traquent pour rejoindre un pays au régime plus clément. Avec "La Traversée", la réalisatrice livre un passionnant film en peinture animée évoquant les migrations.

Comment est né ce projet de film "La Traversée" ?

Le film remonte à 2005 environ, au moment où on commençait à parler des migrants qui essayaient de traverser la Méditerranée et s’échouaient. On connaît très bien cette histoire maintenant… Je viens moi-même d’une famille de migrants. Mon arrière grand-mère est partie d’Ukraine à la suite des pogroms antisémites. Cela résonne particulièrement en moi, cette double histoire, cette histoire de migration qui commence au début du XXIe siècle et ces migrations du début du XXe siècle qui étaient extrêmement importantes et qui concernaient à la fois les juifs, mais aussi les Arméniens, les Grecs…

D’autre part, mon mari Patrick Zachmann est photographe à l’agence Magnum. Il a fait un reportage à Lampedusa en 2008. Ses photos n’ont pas tellement étaient publiées. A l’époque, on parlait pas tant que ça des migrants qui arrivaient à Malte, en Grèce ou mourraient en mer. Ce n’était pas encore au coeur de l’actualité alors que le phénomène était déjà important.

Cette histoire de fuite et d’exil, c’est quelque chose qui vous a été transmis dans votre famille ? J’ai connu mon arrière grand-mère qui est morte à 100 ans. Effectivement, c’était important, le fait qu’on venait d’ailleurs, que notre arrière grand-mère parlait pas très bien français. D’un autre côté de ma famille, mon grand-père juif polonais avait aussi un accent. Ma grand-mère est arrivée en France à 10 ans. Quand mes grands-parents parlaient entre eux, ils parlaient en yiddish. On était très fier de cette arrière grand-mère qui avait 10 enfants, qui avait traversé beaucoup d’épreuves même si on ne connaissait pas toute son histoire. Avec son mari, elle avait traversé ce continent pour venir en France et mettre sa famille à l’abri. Ma famille n’a pas eu une histoire tragique, mon arrière grand-mère est arrivée là où elle voulait, même si elle pensait aller plus loin aux Etats-Unis. Bien que venant d'une famille juive, il y a eu très peu de déportés, ils ont pu passer en zone libre. Ensuite ma mère a été résistante à Toulouse. C’est une épopée dont je suis fière. Comment avez-vous travaillé avec Marie Despleschin qui a écrit le scénario ? Ce n’est pas la première fois qu’on travaille ensemble, elle a participé à la plupart de mes courts-métrages. C’était une évidence de lui demander d'écrire cette histoire. Elle a travaillé à recueillir des propos de migrants pour l’écriture, elle est très militante, elle se préoccupe de l’actualité. Au départ, je voulais raconter quelque chose de plus historique, justement sur les migrations du début du XXe siècle. C’est elle qui a proposé d’en faire quelque chose de plus intemporel, de ne pas se fixer sur une époque, mais d’être dans une histoire plus universelle.

Il n’y a pas de lieux précis, même si on peut reconnaître une migration d’est en ouest. Le départ ressemble à des petites villes d’Ukraine en 1905 et quand le film avance, c’est comme un voyage dans le temps, il y a un téléphone portable et on sait qu’on est dans l’époque moderne aussi. Dans le travail, on fait des aller-retour. Je dessine ce qu’elle écrit et elle écrit ce que je dessine.

On est toujours dans un univers parallèle qui évoque le conte… Absolument. On a mélangé des bribes de réel à des contes. Chaque chapitre est un peu une référence à un conte, le premier auquel nous faisons référence, c’est Le Petit Poucet et les moments où les parents sont obligés d’abandonner leurs enfants parce qu’ils savent que, pour eux, ce sera plus facile de s’échapper s’ils ne sont pas ensemble. Comme cela a pu être le cas pendant la Seconde Guerre mondiale. L’animation permet de raconter une histoire très douloureuse en restant dans la beauté et la poésie… L’animation, mais tout simplement la fiction, permet de se détacher du réel et de montrer des choses qui sont supportables. Quand on est trop dans le réel, on a envie de détourner les yeux et de regarder ailleurs. Là, cela permet de trouver un biais pour parler de choses extrêmement douloureuses. On passe par la peinture, le conte, la métaphore et la couleur pour parler de choses très actuelles. Toute proportion gardée, Guernica parle très bien de la guerre, aussi bien qu’une image qui nous ferait tourner la tête. Vous utilisez une technique très particulière de peinture animée. Comment travaillez-vous ? C’est une peinture qui est animée directement sous la caméra. Chaque dessin efface et remplace le précédent. Au fur et à mesure des transformations, on prend des photos. En animation classique, on fait tous les dessins à l’avance, puis on les prend en photo et on les passe à 24 images seconde pour créer le mouvement. Nous, on va fait un premier dessin, on le transforme légèrement, on prend une photo, on le transforme, on prend une photo… L’image se déroule au fur et à mesure. Cela interdit tout repentir ? Cela interdit tout retour en arrière. Du moins, c’était comme ça, quand on filmait en 35 mm. Maintenant, avec le numérique, si on n’a pas trop avancé dans l’erreur, on peut retrouver l’image précédente sur l’ordinateur… Il y a des petites soupapes… Mais a priori, si le plan est raté, il faut le refaire. Si le plan dérape et qu’on va jusqu’au bout, il faut recommencer entièrement. C’est une technique peu pratiquée. C’est l’un des premiers longs métrages, c’est assez rare car c’est très artisanal, très artistique et très risqué.

C’est un travail titanesque, vous avez travaillé 10 ans sur le projet ? Pas tout à fait. Cela a commencé en 2005. En 2006, j’ai fait une résidence d’écriture pour ce projet à l’abbaye de Fontevraud. On a écrit le scénario avec Marie tranquillement, en prenant notre temps. L’écriture s’est étalée sur trois ans. On l’a présenté au CNC et le scénario a été sélectionné au festival Premier plan d’Angers, où on a eu le prix. Cela commençait assez bien. Puis, on n’a pas eu les financements qu’on espérait et la productrice a mis beaucoup de temps à les trouver. Le film était mal compris. A l’époque, la presse ne s’était pas encore emparé du sujet des migrations. En 2015, quand on a retrouvé ce petit garçon mort sur une plage, on a pris la mesure du problème des migrations contemporaines. En 2016, on a réussi à boucler les financements à un moment où on pensait qu’il ne se ferait plus… Heureusement, la productrice n’a jamais lâché le projet. Pendant ce temps, régulièrement, avec Marie, on se voyait, on a pris du recul, on a amélioré le scénario. J’ai pu faire des recherches… Après, la réalisation elle-même a duré trois ans et demi environ. Avec cette technique, on voit vraiment la touche du peintre, la transparence, l’épaisseur, le mouvement de la peinture… C’est ce qui me séduit, être dans une matière vivante, qui donne doublement vie aux personnages. La peinture est vibrante. Contrairement à l’animation traditionnelle, elle accepte le hasard, les défauts, les accidents. Cela n’a rien à voir avec la prise de vue réelle, mais quand même, on retrouve l’inattendu. Dans votre style, on pense à certains grands maîtres de l’art moderne, cela vous nourrit ? Oui bien sûr, déjà, ma mère était peintre. Le carnet de Kyona et les peintures que l’on voit au début du film sont celles de ma mère. J’ai grandi dans cette atmosphère, elle était très influencée par des gens comme Matisse, comme Braque même si on le sent moins dans le film, Cézanne, les fauves, Vuillard, Marquet… Avec la chef décoratrice, on donnait comme exemple des peintures de Matisse, de Vuillard, de Bonnard et de ma mère aussi. Marc Chagall également ? On ne le donnait pas comme exemple, mais c’est sûrement une influence qui remonte. Gauguin, aussi dans la façon très pure d’utiliser les couleurs.

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