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Miguel Bonnefoy : "Montrer l'absurdité des guerres et la grandeur de certains coeurs"

Né en France d'une mère vénézuélienne et d'un père qui a fui le Chili de Pinochet, Miguel Bonnefoy publie "Héritage", une fresque qui se brosse le portrait d'une famille de déracinés bouleversée par l'histoire. Avec un style teinté de réalisme magique, il s'interroge sur l'identité, le métissage, l'humanité. Son livre a obtenu le prix des libraires 2021.

L'écrivain Miguel Bonnefoy. Photo Patrice Normand.


Votre livre s’appelle "Héritage", le titre est assez clair. Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter l’histoire de cette famille Lonsonier ?

Sans doute, parce que c’était la mienne. J’avais envie de créer une porosité avec ma mythologie familiale, ma légende familiale. J’avais envie de raconter comme ces Français avaient fui autrefois au XIXe siècle la crise du phylloxera. Mes arrière-arrière-grands-parents étaient taverniers dans le Jura. Au moment de la crise, ils sont partis au Chili, s’y sont installés et ont fait souche. Je trouvais beau cette idée de pouvoir commencer un livre en déracinant une vigne et en la replantant à 12 000 kilomètres de distance, de la même manière que cette famille se déracine elle-même et se replante de l’autre côté de l’océan. Puis va faire des enfants qui se sentent si français que lorsque la nouvelle de la Première Guerre mondiale arrive au Chili, ils sentent le désir ardent et la nécessité presque biologique de retraverser l’océan pour aller défendre un pays qu’ils ne connaissent pas.

Tout dans cette histoire montre l’absurdité des guerres et la grandeur de certains cœurs, de certains atavismes, de certains épigénétismes, de certaines traditions familiales : rester, conserver, avoir un héritage qu’on ne perd jamais.


Votre père a fait ensuite le chemin inverse pour fuir la dictature de Pinochet. C’était une façon de lui rendre hommage ?

Tout à fait, au point que l’idée du livre m’est venue avec ce dernier personnage. Ilario Da est une projection de mon père, puisque mon père a été arrêté par la dictature quand il avait 17 ans. Il a été torturé, envoyé en prison. Quand il arrive en France, il écrit ce récit Relato en el frente chileno et pour ne pas trahir les Bonnefoy qui étaient restés de l’autre côté de l’Atlantique, il a pris le pseudonyme Ilario Da.

C’était beau de pouvoir récupérer ce nom utilisé il y a presque un demi-siècle et d'en faire un personnage, de réduire ces 300 pages de témoignage de torture à deux chapitres. Puis à partir de là, j’ai déroulé en marche arrière, en parlant de ses parents, jusqu’à ce premier exil du premier Lonsonier, avec lequel j’ai un siècle d’écart. Au milieu, il y a quatre générations, des guerres mondiales, une dictature.


On vit dans un monde de migrations, traversé par des questions identitaires. Dans votre livre, on voit qu’on peut avoir plusieurs racines, être de plusieurs pays…

C’est quelque chose d’important pour moi. Je suis multiculturel, j’ai plusieurs nationalités, je vis avec une femme qui a plusieurs nationalités, ma fille a plusieurs nationalités. Je bouge dans un monde, dans une existence de gens qui eux aussi ont évité tous les nationalismes, les patriotismes de frontières pour créer des porosités, des gens qui tiennent l’étendard de la tolérance et de l’antiracisme avec beaucoup de fierté et beaucoup d’orgueil.

J’ai cela dans le cœur et au cours de mon enfance, je n’ai vu que cela. Fatalement, les livres finissent dans cette couleur bigarrée. Les exils et les migrations sont très différents de siècles en siècles. Mais si on regarde un peu arrière, depuis qu’Adam et Ève sont partis du jardin d’Eden, depuis ce premier exil forcé du paradis, l’histoire des migrations n’est qu’un long élan. Avec un roman qui donne à voir des personnages qui sont à cheval entre les cultures et qui comprennent qu’ils peuvent tenir dans leurs cœurs ces deux mondes, cela montre que le métissage est un chemin positif que prend l’humanité pour avancer.

C’est d’autant plus intéressant, que votre héros arrive au Chili par hasard. Ce n’est pas la destination qu’il vise au départ…

Absolument. C’est à la fois l’histoire de ma famille et pas vraiment. Les Bonnefoy sont réellement arrivés au Chili parce qu’ils avaient des cousins qui étaient déjà installés là-bas et qu’ils ont rejoint pour ouvrir une taverne La casa francesa, puis ils ont été chapeliers.

Mais parallèlement, ma grand-mère juive ashkénaze a fui les pogroms en Ukraine et s’est retrouvée dans un bateau. Il semblerait qu’un membre de sa famille soit tombé malade pendant la traversée. Et le capitaine, convaincu qu’il allait déclencher une épidémie dans le navire, a décidé de le descendre à la première escale qui était Buenos Aires. À partir de là, ma grand-mère a grandi dans les petites communautés juives d’Argentine. Et ensuite, avec son père, ils ont traversé la cordillère des Andes, se sont installés au Chili où elle a rencontré Georges Bonnefoy, médecin qui était le fils d’Émile Bonnefoy que j’appelle Lazare dans le livre. Et ensuite, ils ont eu mon père au Chili.

Finalement, je n’ai fait que rassembler tout cela dans un grand cocktail pour donner l’histoire d’une seule famille.


Vous racontez l’histoire très peu connue de ces Français des antipodes qui sont venus faire la guerre en Europe, par deux fois, pour sauver un pays qu’ils ne connaissaient pas…

C’est une histoire à la fois horrible et magnifique. Je l’ai découverte pour des raisons familiales. Émile Bonnefoy, ses frères Charles et Robert, sont partis du Chili, la fleur au fusil pour la Première Guerre mondiale. Ils ont pris un navire de fer qui a traversé le détroit de Magellan jusqu’aux côtes françaises où ils sont allés se battre dans la Marne. Robert et Charles sont morts et Émile est revenu, il a pu raconter l’histoire. C’est le père de Georges, qui est le père de mon père.

Je voulais raconter cette histoire qui a été vécue par presque 3 000 hommes, qui sont partis de tout le Chili, de toute l’Argentine pour aller défendre un pays qu’ils ignoraient.


Il s’est passé la même chose du côté allemand ?

Absolument. C’est assez extraordinaire de voir comment les tranchées de la Première Guerre mondiale ont été alimentées de jeunes qui parfois voyaient leur pays pour la première fois.

Il y a eu à la fin du XIXe siècle une énorme migration allemande pour le Brésil ou l’Argentine. C’est la raison pour laquelle, presque 70 ans après, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand certains nazis ont voulu fuir, ils sont partis dans ces pays où il y avait déjà des communautés allemandes très bien enracinées et qui pouvaient les recevoir.


Ce personnage de poilu, vous ne l’appelez pas Émile, mais Lazare. C’est un ressuscité ?

Naturellement. C’est aussi un clin d’œil aux personnages de Balzac ou de Flaubert qui ont tous des noms qui cachent une identité, un destin, un chemin. De la même manière, je savais que Lazare devait avoir un accident avec un obus à la guerre, qu’il devait perdre la moitié d’un poumon, revenir et avoir une deuxième vie.

Cela concerne aussi les autres personnages, notamment Ilario Da. Ce Da m’a toujours interrogé. Quand j’avais posé la question à mon père, il n’avait pas vraiment su me répondre. J’ai créé la famille Danofsky qui est tout à fait inventée, pour planter une graine, pouvoir couper le nom de famille et qu’il n’arrive pas par hasard.

En marge de cette famille, il y a un personnage intrigant, le chamane Aukan. Quelle place tient-il dans la narration ?

C’est un personnage, comme celui d’Hector Bracamonte, qui est arrivé un peu plus tard. Je me suis rendu compte pendant que j’écrivais le livre, en essayant d’être fidèle à l’histoire familiale, que je partais dans tous les sens. Je risquais de faire une constellation très large, avec énormément de personnages qui n’auraient pas chacun leur propre destin. Il me fallait des personnages béquilles, qui permettaient aux poutres principales de livres de tenir ensemble et s’ajuster.

Aukan est toujours là au cours du livre, il se retrouve de génération en génération, toujours à côté. Il soude les générations les unes avec les autres, c’est du ciment, de la mélasse. Aukan va revenir et va apporter un peu de légèreté, de magie, de folie et d’onirisme, mais aussi une solidité, un fil d’Ariane.

C’est la même chose avec Hector Bracamonte, qui devait apparaître pour qu’Ilario Da ait un dilemme, comme à chaque génération. Pour lui, c’est parler et dénoncer son ami qui a été tué ou se taire. Il me fallait un personnage qui soit à la fois autoritaire et digne, à la fois père et frère. Le personnage est apparu à la toute fin du livre, il a fallu revenir en arrière pour ajuster, le caler, le développer pour préparer la fin.


Cette question des dilemmes qui se posent à chaque génération, c’est une invitation à voir l’Histoire à hauteur d’homme ?

C’est une belle manière de le dire. L’idée est de ne pas donner de leçon, de ne pas donner une éthique en disant ce qui est bien et mal, juste et injuste, bon et mauvais. Mais au contraire, de me dédouaner de cette façon moralisatrice de faire de la littérature. Je suis ici pour pointer les blessures, je laisse au soin au législateur de trouver les remèdes.

Mes personnages se retrouvent dans des situations de dilemmes, je ne donne pas de jugement de valeur. Les choix construisent les choix à venir et les générations qui suivent. Cela permet de rendre les personnages humains, mais aussi de me séparer de la position démagogique que peut avoir l’écrivain quand il écrit puisque naturellement, il est roi, il décide.

J’avais envie que chaque génération ait son dilemme, pour ne pas donner la faute à une seule génération, cela aurait été trop facile. Cela permet de créer des rebonds, des cercles, des échos et que le livre se tienne de façon alchimique.


On ne peut pas ne pas évoquer le réalisme magique pour évoquer votre style, néanmoins vous écrivez en français. Comment avez-vous marié ces deux traditions ?

Sans doute de manière assez naturelle, puisque j’ai grandi une partie de ma vie en Amérique latine et une partie en France. Je parle les deux langues. L’espagnol est ma langue maternelle, mais je parle le français depuis l’enfance. Bien entendu au moment d’écrire, il m’a semblé évident de choisir le français. Mais comme j’écrivais sur l’Amérique latine et le Chili, je pouvais avoir des influences d’écrivains qui se sont prêtés au jeu du réalisme magique.

Dans le croisement de la langue française, avec la rigueur du style, son exactitude, et d’un autre côté le baroque latino-américain, volcanique, explosif, les phrases longues, cela donne une troisième couleur.

Le livre est très dense, c’est une longue traversée ramassée sur 200 pages. Vous avez dû beaucoup tailler dans le texte original pour tenir dans ce format ?

Absolument, il y a eu beaucoup de travail de recherche, énormément d’investigations, beaucoup de lectures, de notes… Petit à petit, quand le livre a commencé à se composer, avec ses personnages, ses chapitres dans lesquels j’essayais d’enfouir tout ce que j’avais lu, cela devenait un énorme bouquin, compliqué, fastidieux.

Après deux ans d’écriture, j’ai pris presque un an pour alléger, raboter, polir, diluer le texte et lui donner sa forme la plus exacte. Au point que lorsque le graphiste m’a envoyé le fichier pour le bon à tirer, j’ai été surpris de voir que cela ne faisait que 200 pages, qu’il était si court alors que j’y avais mis tellement de choses.


Dès le départ, vous aviez l’idée de cette narration comme une galerie de portraits ?

Assez vite. Les noms des chapitres sont arrivés après, mais rapidement j’ai trouvé le ton du texte. Cela a été un bonheur. Quand on trouve la musique du texte, ce petit scintillement, « la loi » comme dit Pierre Michon, cela ne te quitte plus. Dès que tu l’as, ensuite bien sûr il faut un thème, c’est juste une affaire de discipline, de géométrie, de méthode et tu finis par écrire ton bouquin. À partir de là, j’ai fait des chapitres d’une vingtaine de pages, avec des petites chutes. Puis, je me suis rendu compte que chacun mettait la lumière sur un personnage. Alors j’ai créé un portrait de famille, en zoomant sur chacun.


Le livre s’appelle "Héritage". Quel est le vôtre ?

Il y en a plusieurs sans doute. L’héritage des grandeurs et des bassesses de l’histoire, l’héritage du courage et de l’exil, l’héritage des migrations choisies et involontaires. Il y a aussi l’héritage de la langue, du français, de l’espagnol. Et l’héritage des choix, je ne suis que le résultat et la conséquence de mille choix qui ont été faits avant moi.


"Héritage", de Miguel Bonnefoy. Editions Payot Rivages, 256 pages. 19 €.


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