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Sur la piste... Le bon et le mauvais gouvernement de Lorenzetti à Sienne


Avec sa fresque du Palazzo pubblico de Sienne, Ambrogio Lorenzetti peint un véritable traité de philosophie politique, toujours d'actualité.

La pittura è cosa mentale... Bien avant Léonard de Vinci, Ambrogio Lorenzetti avait mis en pratique cette maxime qui guide l'histoire de l'art depuis la Renaissance. Dans la salle des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne, la fresque de L'Allégorie et effets du bon et mauvais gouvernement n'est pas seulement une oeuvre d'art, mais aussi un programme politique. Commandée par l'une des premières formes de gouvernement, pas encore démocratique, mais déjà collective, la fresque prend place dans le contexte de l'Italie communale, pays fragmenté dont les villes s'affrontent. Volontiers édifiante, elle vise à promouvoir les valeurs des Neuf, qui ont dirigé la ville de Sienne entre 1287 et 1355.


Né vers 1290 à Sienne, Ambrogio Lorenzetti est mort en 1348 dans sa ville natale, emporté comme son frère Pietro par l'épidémie de peste noire qui avait décimé l'Europe. Probablement formé dans l'atelier de Duccio di Buoninsegna, il est l'un des premiers à maîtriser les techniques de la perspective, qui vont révolutionner l'histoire de l'art.

Depuis des siècles, l'oeuvre peinte entre 1337 et 1340 est observée, décortiquée, interprétée. Elle a été reproduite des centaines de fois, symbolisant cette époque et ses interrogations politiques et philosophiques. Avec son livre Conjurer la peur, l'historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, montre comment cette commande politique était au service d'un régime sur la défensive, qui entendait justifier auprès du peuple sa supériorité sur les cités voisines. Destiné à être vu par les citoyens, cet exemple ancien de propagande est truffé de symboles qui valent aussi pour les temps présents, par sa volonté de ressouder le corps social autour d'un projet collectif. « Qui ne voit aujourd’hui combien sont sinistres les idéologies de la séparation ? », clame d'ailleurs Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Preuve de cette actualité brûlante, la chorégraphe Gaëlle Bourges s'est emparé du texte de l'historien pour créer un spectacle au printemps 2017. Intriguée par les soldats peints par Lorenzetti qui figurent sur la couverture du livre de Boucheron, elle y a vu des échos avec les inquiétudes contemporaines de la France post-attentats et une urgence à repenser des vertus comme la magnanimité, la tempérance, la justice ou la concorde...

Dans cette salle, pas très grande, le visiteur est plongé de façon saisissante dans une peinture pleine d'expressivité. Au centre, sur le mur le plus petit, Lorenzetti présente l'allégorie du bon gouvernement. De part et d'autre, le peintre montre les effets du bon gouvernement, une cité idéale prospère et laborieuse qui évoque Sienne avec dans un coin sa cathédrale rayée, entourée de campagnes nourricières et de l'autre côté, les effets du mauvais gouvernement, dans une paroi nettement moins bien conservée où l'on constate aisément que la violence fait rage détruisant tout espoir dans une contrée de la désolation. Voici comment Patrick Boucheron décrit brièvement la fresque dans l'avant-propos de son livre, tout en précisant les limites de l'exercice :

« Décrire avant d'interpréter : les historiens de l'art s'imposent généralement comme méthode l'ascèse d'une neutralité descriptive. Effort louable sans doute mais voué à l'échec. Décrire une image consiste à la mettre en mots, et puisque ces mots ont leur histoire et leur vie propre, qu'ils pensent avec et contre nous mais le plus souvent derrière notre dos et sans nous, c'est dans cette opération apparemment transparente que s'immisce la catégorisation qui, par la suite, contraint la lecture. De sorte que dès le premier mot prononcé, c'est déjà trop tard : on y entend déjà grincer les premiers rouages de la machinerie interprétative, qui travaille à rabattre le sens des images sur des textes déjà lus ou que l'on vient de découvrir pour l'occasion quand il faudrait au contraire les laisser aller, ces images seules, et à leur train. Mais il faut bien commencer. Alors voici.

« Les peintures se déploient sur trois côtés, la quatrième (le mur sud) étant percé d'une fenêtre qui constitue la seule source de lumière de la pièce. Cette lumière frappe d'abord le mur nord où paradent ce que nous appelons aujourd'hui les allégories du bon gouvernement. A gauche, trône une femme tenant les deux plateaux d'une balance où s'agitent d'autres personnages ; à droite six femmes entourent un grand barbu qui siège, impérieux. Tous sont hissés sur une estrade qui les place sur un plan intermédiaire entre le ciel des idées (trois vertus théologales les inspirent).

« Ce petit mur écarte deux visions latérales et opposées. Sur la paroi est, deux fois plus longue, s'étirent les effets du bon gouvernement, le mur de l'enceinte coupant la scène en deux parts égales : la cité heureuse d'abord où l'on travaille, où l'on danse, où l'on commerce librement, ses campagnes ensuite (le contado) où se déploie le paysage proprement mis en valeur par l'ordonnancement urbain.

« En face, à l'ouest, la paroi n'est pas bipartite mais tripartite, et l'on y voit, de manière plus ramassée, les figures du mauvais gouvernement formant une cour des vices qui se donne comme le double monstrueux des personnages du mur nord, ses effets sur la cité en guerre et sur la terre morte du contado qui forment quant à eux un paysage antagoniste de celui qui orne la paroi est. »

Dans son livre, à la fois récit historique et analyse politique, Patrick Boucheron mélange de façon érudite et stimulante les apports de l'histoire, de la philosophie, de l'esthétique pour montrer à la fois l'importance de la fresque de Lorenzetti dans son temps, mais aussi sa puissance contemporaine saisissante, par delà les siècles qui nous séparent des ambitions de ce gouvernement des Neuf. « Les murs du Palazzo Pubblico de Sienne s'embrument d'une menace, qui pèse sur le régime communal, rappelle l'auteur dans son introduction. Les citoyens siennois sont fiers de leur république, mais celle-ci est en danger. Rôde le spectre de la seigneurie, que le peintre figure - pour se faire peur, ou au contraire pour se rassurer ? - comme un monstre cornu sorti des entrailles de l'enfer, ou plutôt revenu d'un passé que l'on croyait révolu. Qui ne voit, aujourd'hui, que la démocratie est subvertie et qu'il ne sert à rien - sinon à se tranquilliser - de décrire cette menace comme un retour des idéologies meurtrières. Or cette sourde subversion de l'esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer ? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent. Lorenzetti peint aussi cela : la paralysie devant l'ennemi innommable, le péril inqualifiable, l'adversaire dont on connaît le visage sans pouvoir en dire le nom. » Et par sa peinture, il donne à voir la possibilité d'une résistance de la pensée et de l'art face à l'oppression.

Pour aller plus loin :

Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images. Patrick Boucheron. Collection Points histoire, 2015. 9,50 €.

Les cités italiennes : laboratoires d'une république, émission Concordance des temps, France Culture, 2013

Ce que peut l'histoire, leçon inaugurale au Collège de France, de Patrick Boucheron, 2015.


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