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Agnès Varda, la "liberté de ton, de mouvement, de création"


L'historien du cinéma Bernard Bastide a été l'assistant d'Agnès Varda. Spécialiste de son oeuvre, il est l'auteur de plusieurs publications sur son cinéma. Un témoignage précieux et une analyse profonde du parcours de la réalisatrice, disparue le 29 mars 2019 à 90 ans.

Les Plages d'Agnès, © Les Films du Losange

Quelle est votre réaction après l’annonce du décès d’Agnès Varda ?

C’était quelqu’un de très précieux pour moi. Elle m’a beaucoup construit, appris dans le métier. Elle m'a fait découvrir un pan de culture, le milieu du cinéma. C’était une espèce de maman de substitution, je suis forcément complètement abasourdi.

Et en même temps, quelle vie merveilleuse, si bien remplie ! Elle a toujours fait ce qu'elle voulait avec une liberté de ton, de mouvement, de création. Elle a eu une curiosité insatiable jusqu'à son dernier souffle.

Trois jours avant sa disparition, elle mettait la dernière main à une installation dans les jardins de Chaumont-sur-Loire. C’est un destin accompli jusqu’à son terme ; elle ne pouvait pas faire plus.

Comment êtes-vous devenu son assistant dans les années 1990 ?

Je l’ai rencontrée pour la première fois l’hiver 1985, en marge du tournage de Sans toit ni loi. J’étais journaliste pour le mensuel gardois Calades et pour une radio libre nîmoise, Radio Cigale. Notre première rencontre a pris la forme d’une confrontation. J’étais venu interviewer Sandrine Bonnaire à la résidence Séverine, à Nîmes, où logeait toute l’équipe. Au moment de partir, je me suis aperçu que la seule issue possible – une porte vitrée – était obstruée par un appareil de projection 35 mm, placé à l’extérieur. L’équipe assistait à la projection muette des rushes de scènes tournées récemment. Pleine de faconde, Agnès Varda commentait les images avec force anecdotes et plaisanteries de son cru, ironisant notamment sur les charmes de la maréchaussée locale. Toute retraite étant impossible, j’ai décidé de transformer ma "captivité" en créativité. Je me suis glissé en tapinois auprès d’Agnès Varda et, mettant en route mon Nagra, j’ai commencé à enregistrer les commentaires de la cinéaste. Quand la lumière s'est rallumée, je me suis retrouvé le micro tendu. Varda, se demandant ce que je faisais là, m’a copieusement engueulé ! « Vous n’avez rien à faire là ! C’est une réunion de travail pour l’équipe ! »

L'équipe de tournage de "Sans toit ni loi", collection Bernard Bastide.

J’ai pu regagner sa confiance et la relation s’est nourrie petit à petit. J'ai un peu suivi le tournage à la gare de Nîmes et sur le boulevard Jean-Jaurès. Très vite, avec un ami, Patrick Laroche, nous avons imaginé un livre qui retracerait sa carrière et serait basé sur des entretiens. Mais le succès planétaire de Sans toit ni loi a propulsé Varda dans une tournée promotionnelle autour du monde. Pour autant, le lien ne s’est pas rompu : nous avons continué à nous envoyer des cartes postales, comme dans ses films, et à nous retrouver dans les festivals de la région auxquels elle participait comme l’American Workshop d’Avignon ou le festival cinéma Itinérances d’Alès.

Agnès Varda, tournage Sans toit ni loi, @D.R.

En 1991, après plusieurs tentatives vaines, j’ai publié plusieurs textes sur son œuvre dans la revue Études cinématographiques, première publication française entièrement consacrée à Varda. Pour me complimenter, elle m’a appelée à la Bibliothèque municipale de Nîmes où je travaillais et m’a confié qu’elle cherchait quelqu’un, « comme moi », pour classer ses archives papier. « Pourquoi pas moi ? », lui ai-je répondu. Dans un premier temps, j’ai été détaché deux fois une semaine par la ville de Nîmes, en décembre 1991 et janvier 1992. Et puis, en 1993, elle a pris conscience que je connaissais ses films de façon intime et m’a alors proposé de travailler à ses côtés, dans sa société de production, Ciné-Tamaris. Elle avait reçu commande de deux livres : un sur la genèse de Sans toit ni loi (qui n’a pas vu le jour) et une autobiographie, Varda par Agnès, parue aux Cahiers du cinéma, en 1994. J’ai donc été embauché comme documentaliste pour mettre en forme ses archives papier et lui permettre de rédiger ces livres.

Mais, à Ciné-Tamaris, nous étions une équipe de seulement cinq personnes et, en fonction des besoins, j’ai été, tour à tour, secrétaire, concepteur et loueur d’expositions, attaché de presse, etc.

Pendant les cinq années où j’ai travaillé quasi-quotidiennement à ses côtés, Varda m’a appris la polyvalence totale et la qualité totale. Tous les jours, nous remettions les compteurs à zéro : on ne tirait jamais bénéfice de qu'on avait accompli la veille.

Les années 1993-1994 ont été particulièrement denses : on a travaillé ensemble à l’écriture de Varda par Agnès, à la rétrospective présentée d’abord à la Cinémathèque française et reprise par le ministère des Affaires étrangères, puis à la préparation et au tournage des Cent et une nuits qui célébrait le centenaire du cinéma.

Agnès Varda et Bernard Bastide à la Cinémathèque, 1994, collection Bernard Bastide.

Lorsque j’ai quitté Ciné-Tamaris, en 1998, j’ai continué à cultiver ma passion pour son œuvre en écrivant des articles et des livres, en soutenant une thèse sur Cléo de 5 à 7, en accompagnant la présentation de ses films non seulement en France mais dans le monde entier et en créant un cours sur elle à Paris 3.

Chaque fois qu’elle ne pouvait pas honorer une invitation, elle répondait : « Je ne suis pas disponible, mais il y a un garçon qui connaît très bien mes films… » Je savais alors qu’il ne me restait plus qu’à préparer ma valise.

Quel regard portait-elle sur votre travail autour de son œuvre ?

C’était toujours un peu compliqué de travailler sur son œuvre car, dans son souci de tout contrôler, elle avait tué dans l’œuf plusieurs projets de monographie proposés par des historiens du cinéma ou des journalistes spécialisés. En même temps, c’est un texte que j’ai écrit sur son œuvre, Mythologies vous me faites rêver ! (Études cinématographiques, 1991) qui m’a servi de passeport pour travailler avec elle. Pour Varda par Agnès (Cahiers du cinéma, 1994), je devais, à l’origine, écrire une sorte de postface qui finalement n’a pas trouvé sa place dans le volume ; par contre, j’ai signé une copieuse filmographie « en forme de table d’orientation » (Jean-Michel Frodon) qui a été très appréciée.

Quand Varda a mis en route Les Cent et une nuits, j’étais un peu frustré de ne pas y être davantage associé. J’ai donc imaginé, pour Pierre Bordas & Fils, un livre-album racontant le tournage. Consciente de la dimension promotionnelle de l’ouvrage, Varda a validé le projet et y a participé ; elle a rédigé des petits encadrés thématiques (Les fantasmes de Simon Cinéma, Le vent et Buster Keaton, etc.) et signé une très belle préface dans laquelle elle écrit : « Je suis reconnaissante à Bastide de laisser quelques traces précises et écrites de ce tournage. » J’ai participé, avec sa bénédiction ou pas, à bien d’autres revues et publications collectives la concernant mais je ne suis jamais parvenu à trouver un éditeur français qui me laisserait carte blanche pour écrire une grande monographie illustrée sur elle. C’est là mon grand regret…

Vous l’aviez vue récemment ?

Ces dernières années, nous avions repris nos vielles habitudes : je lui envoyais une carte postale chaque fois que j’allais présenter un film d’elle ou participer à un colloque sur elle en province ou à l’étranger. De son côté, elle m’envoyait une carte postale chaque fois qu’elle était de passage à Nîmes, Sète ou Arles. Il nous arrivait aussi de nous croiser dans notre quartier, en voisin.

J’ai essayé de la voir lorsqu’elle montait son dernier film, Varda par Agnès (2019). Mais en raison de son état de fatigue – elle était soignée pour un cancer depuis 2017 - cela n’a pas été possible. Sachant que j’avais tenté de la voir, elle m’a appelé fin octobre 2018 pour me parler de son projet de documentaire. Tout en grignotant et pestant, elle m’a lancé : « La maladie, je ne m’en occupe pas ! ». Nier farouchement la camarde était, pour elle, le moyen de continuer sa route.

La dernière fois que je l’ai vue, c’était le 16 janvier, pour l’ouverture de sa rétrospective à la Cinémathèque française. Elle avait choisi Sans toit ni loi, son film préféré, et réuni autour d’elle comédiens (dont Sandrine Bonnaire), techniciens et assistants. Lors du cocktail qui précédait la projection, j’ai vu arriver Varda, marchant d’un pas mal assuré. Elle a fendu la foule de ses admirateurs et, arrivée à ma hauteur, m’a lancé le traditionnel « Ah ! Bastide ! ». Je lui ai longuement pris la main pour lui parler (elle n’aimait pas beaucoup les bises) et m’enquérir de son état de santé. Je la savais très malade mais, connaissant sa force de caractère et sa combativité, j’avais fini par la croire immortelle. J’ignorais alors que c’était notre dernière rencontre…

En tant qu’assistant, vous avez participé aux films ?

J’ai travaillé plutôt en amont ou en aval des productions, dans les bureaux de Ciné-Tamaris. Pour Les Cent et une nuits, par exemple, je me suis occupé de collecter les photos, affiches et objets cinématographiques qui peuplent le château de M. Cinéma, interprété par Michel Piccoli. Mais, pour les besoins du livre que j’ai consacré au tournage, je me suis rendu à plusieurs reprises dans les différents décors du film : château de Montjoye (Clairefontaine, Yvelines), ateliers de la SNCF (Paris XIII), etc.

Dans Les Plages d'Agnès, Varda évoque les différents lieux autour du monde où elle a vécu : Belgique, Sète, Noirmoutier, Los Angeles… Leur point commun ? Posséder une plage. La seule ville qui ne rentrait pas dans les cases, c’est Paris, où Varda a jeté l’ancre au début des années 1950. Elle a donc téléphoné au maire de Paris de l’époque, Bertrand Delanoë, afin de lui demander de déverser, le 18 août 2007, quelques tonnes de sable de Paris-Plage devant sa porte du 86 rue Daguerre. Comme j’avais été prévenu à l’avance, je me suis pointé très tôt rue Daguerre et j’ai commencé à faire discrètement quelques photos des camions-bennes en action.

Rue Daguerre, tournage des "Plages d'Agnès", photo Bernard Bastide.

Varda m’a aperçu et m’a fait « entrer » dans son film. Elle a fait installer deux chaises au milieu de la rue, plantées dans le sable, et nous avons amorcé une discussion à bâtons rompus dans laquelle je retraçais ma découverte de son « œuvre » (le terme la faisait rire) et notre relation de travail. La séquence étant trop longue, Varda ne l’a pas montée dans le film mais en a fait un bonus de l’édition DVD.

J’ai fait aussi des petites figurations dans ses films : je suis Gaston, le garçon de café cinéphile des Cent et une nuits et l’on m’aperçoit à la fête de ses "80 balais" dans Les Plages d’Agnès.

Bernard Bastide, figurant sur le tournage des "Cent et une nuits", collection Bernard Bastide.

Qu’est-ce qui fait sa singularité dans l'histoire du cinéma ?

En tournant, l’été 1954, La Pointe Courte à Sète, Varda a été l’hirondelle qui annonçait le printemps de la Nouvelle Vague, celle qui éclatera quatre ou cinq ans plus tard. « C’est le premier son de cloche d’un immense carillon », prophétisera d’ailleurs Jean de Baroncelli, le critique cinéma du Monde, en découvrant le film, en 1955.

Dans ce film, Varda expérimente en effet quelques principes qui seront ensuite prônés par les rédacteurs des Cahiers du cinéma et en partie appliqués dans leurs premières réalisations : un tournage en décors naturels, un scénario écrit par sa réalisatrice et autoproduit via la société Tamaris-Films.

Pendant la période de la Nouvelle Vague, Varda sera prise en charge par les grands producteurs de cette génération : Georges de Beauregard, Anatole Dauman, Pierre Braunberger, Mag Bodard… Mais, dès 1968, elle redeviendra sa propre productrice avec Ciné-Tamaris.

Cette activité supposait une charge de travail supplémentaire mais, d’un autre côté, elle lui donnait une grande indépendance économique et une vraie liberté créative. À partir de Jacquot de Nantes (1990), Varda va mettre en place une méthode de travail à laquelle elle restera fidèle. Elle partait tourner deux ou trois semaines en province, puis revenait à Paris effectuer le montage des images tournées. Ainsi, elle pouvait très facilement constater les manques et les réaliser lorsqu’elle repartait en tournage. Dans un système de production classique, cela aurait été impossible.

Son cinéma est aussi marqué par une très grande facilité à naviguer entre documentaire et fiction. Avant la réalisation d’une fiction, il y avait toujours un travail d'enquête préalable qui venait l’enrichir. Par exemple, pour Sans toit ni loi, elle a fréquenté des squats, pris en stop des filles sur la route et sillonné la campagne.

Pour ses documentaires, elle dirigeait ses non-acteurs, elle les plaçait d’une certaine manière dans le cadre, elle leur faisait reprendre des répliques. Il y a une forme de brouillage et d’enrichissement d’une forme d’écriture à l’autre.

Elle avait un amour des vraies gens, une curiosité pour les petites gens, une capacité d’écoute hors du commun pour filmer ceux qui dormaient dans la rue ou glanaient de la nourriture à la fin des marchés. C’était une petite bonne femme, souvent habillée de bric et de broc, qui avait la capacité de se fondre dans tous les milieux sociaux.

Elle disait qu'avant de réaliser La Pointe Courte, elle avait vu très peu de films. Comment est né ce projet au ton si particulier ?

L’environnement culturel de Varda c’était la peinture, le théâtre, la poésie, etc. Pas le cinéma. Avant de passer à la réalisation, elle avait vu moins d’une dizaine de films : Les Enfants du Paradis (pour Jacques Prévert), L’Idiot (pour Gérard Philipe), etc. À partir de 1948, elle est devenue photographe du Festival d’Avignon, puis du Théâtre national populaire de Jean Vilar. Après l’arrivée de Gérard Philipe dans la troupe, en 1951, ses photos libres de droit ont été publiées dans toute la presse nationale et internationale. Le succès aidant, Varda est devenue grand reporter pour quelques magazines prestigieux, dont Réalités.

Un beau jour, elle dit qu’elle a eu envie de « mettre des mots sur ses images ». En s’inspirant de la structure des Palmiers sauvages de William Faulkner, elle a commencé à écrire un synopsis et à dessiner un story-board dans la cour de sa maison, rue Daguerre. Puis elle a tourné, à Pâques 1953, des essais en 8 mm avec un couple d’amis. L’année suivante, elle a déposé les statuts d’une société, recruté deux comédiens du TNP – Silvia Monfort et Philippe Noiret – et, avec l’aide de quelques complices, elle a tourné, en décors naturels, à Sète, son premier film : La Pointe Courte.

Comme il y avait très peu d’argent (quelques millions d’anciens francs de l’époque), comédiens et techniciens étaient en participation ; ils recevaient des actions d’une coopérative créée pour l’occasion. Alain Resnais, qui n’était pas encore réalisateur, a accepté de monter le film en échange d’un repas chaud quotidien.

Par contre, la distribution a été compliquée. Tamaris-Films n’étant pas habilitée à produire des longs métrages, le film n’a pas obtenu le visa de contrôle cinématographique qui lui aurait permis de sortir dans un circuit commercial. Il a dû se cantonner au circuit non-commercial : salles d’art et essai et cinémathèques. Bien que peu vu, La Pointe Courte a été très commentée par la critique et a très tôt été considérée comme un film précurseur de la Nouvelle Vague.

Votre thèse porte sur le film "Cléo de 5 à 7". Que représente ce film dans l'histoire du cinéma ?

La Pointe Courte ayant été produit en dehors des circuits classiques, Chris Marker et Alain Resnais vont conseiller à Varda d’accepter des courts métrages de commande afin de prouver qu’elle pouvait travailler dans une structure classique, sans dépassement de budget. Elle a ainsi tourné Ô saisons, ô châteaux (1957) pour Pierre Braunberger, puis Du côté de la côte (1958) pour Anatole Dauman.

Elle a développé ensuite un projet ambitieux de long métrage baptisé La Mélangite : l’histoire d’un jeune homme qui confond les canaux de Sète et de Venise et se métamorphose suivant son état d’esprit du moment. Plusieurs producteurs de la place de Paris (Truffaut inclus) vont être séduits par ce projet, sans parvenir à en trouver le financement.

Georges de Beauregard, que Varda avait approché à cette occasion, va lui suggérer de tourner à la place « un petit film en noir et blanc qui ne coûte pas plus de 32 millions ». Piquée au vif, la cinéaste va écrire, en quelques semaines, l’histoire d’une chanteuse de petit renom en attente d’une biopsie. Varda met ainsi en résonance un des thèmes majeurs de 1961 : la peur du cancer qui avait saisi la société française. Pour le matérialiser, elle pense à cette toile de Baldung-Grien, La jeune fille et la mort, dont elle a vu la reproduction dans un journal.

Pour structurer son récit, Varda recourt à Diderot, plus particulièrement à Jacques le fataliste et son maître. Cléo sera donc chaperonnée par Angèle, une gouvernante rongée par les superstitions. Pour réduire les coûts de production, Varda choisit comme décor un Paris qu’elle connaît bien – celui des XIIIe et XIVe arrondissements - et une action en temps réel, de 17 h à 18 h 30. Le fameux "cinq à sept" des rendez-vous galants.

Elle déniche "sa" Cléo dans un cabaret : ce sera la blonde et sculpturale Corinne Marchand. Cléo de 5 à 7 marque l’entrée en fanfare de Varda dans la Nouvelle Vague ; aujourd’hui encore, il est considéré comme un des plus beaux fleurons de ce courant cinématographique.

Corinne Marchand dans "Cléo de 5 à 7", ©D.R.

Agnès Varda a été aussi la première femme réalisatrice reconnue…

Avant elle, il y a eu Alice Guy, au début du XXe siècle, puis Germaine Dulac dans les années 20. En 1954, quand Varda passe à la réalisation, il y a peu de femmes cinéastes en activité. Il y a Jacqueline Audry, spécialisée dans les adaptations littéraires ainsi que Yannick Bellon et Nicole Vedrès, deux documentaristes. Seule femme associée à la Nouvelle Vague, Varda va être baptisée "la mère", puis très vite "la grand-mère" de la Nouvelle Vague.

Ce surnom avait inspiré à Varda une petite saynète lorsqu’en 1985, elle était venue à Nîmes pour honorer le critique et cinéaste Roger Leenhardt, de vingt-cinq ans son aîné, qui avait pris sa retraite à Calvisson, dans le Gard. « On vous a baptisé "le père de la Nouvelle Vague" et moi "la grand-mère de la Nouvelle Vague" : il y a quelque chose qui ne colle pas… », s’était-elle amusée.

Grâce à la présence de ses films dans des festivals internationaux et leur distribution planétaire, Varda va être la première cinéaste française à connaître un rayonnement dans le monde entier. Aux États-Unis, où dominent les "gender studies" (cinéma des femmes, des Noirs, des Juifs, etc.), Varda était une icône absolue. Elle faisait des tournées dans les universités, remplissait des amphis de 200 places et pouvait mener des débats en Anglais pendant trois heures d’affilée !

En 2002, j’ai eu la chance de l’accompagner à Madison (Wisconsin) où Kelley Conway, une universitaire américaine spécialiste du cinéma français, avait organisé une rétrospective de son œuvre et un colloque qui a réuni les plus grands spécialistes mondiaux de Varda. J’y ai présenté, en anglais, une communication sur Cléo de 5 à 7 avec Agnès Varda assise au premier rang ! C’est une épreuve redoutable que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi…

Mais Varda soutenait que faire un film n’était pas plus difficile pour une femme que pour un homme. « Ce qui est difficile, c’est de faire du cinéma libre », répliquait-elle. Derrière ce plaidoyer pour un « cinéma libre », ce que revendiquait Varda sans le nommer c’était l’accès à un cinéma d’auteur à part entière, un statut qui lui permettra, après plusieurs années de lutte, de revendiquer pleinement la « maternité » de ses œuvres.

La lutte a été longue et âpre : dans les premiers articles qui lui furent consacrés, on parlait de « travaux de dame » pour évoquer ses films, comme si elle faisait du tricot ou de la broderie. À la sortie de La Pointe Courte, un critique a même écrit que « tant de cérébralité chez une femme a quelque chose de désarmant ! ». La route de la libération de la femme a été longue mais son travail a contribué à faire changer les choses !


Mais elle ne se définissait pas forcément comme une féministe...

Issue d’une famille nombreuse, Varda a très tôt ressenti le besoin de s’extraire de sa fratrie et de se singulariser pour parvenir à exister. De fait, c’était quelqu’un de farouchement indépendant : elle n’a jamais fait partie d’un groupe cinématographique ou militant. Son féminisme, elle l’a affirmé en réalisant des films et en donnant aux personnages de femmes un rôle moteur dans le récit, que ce soit dans Cléo de 5 à 7, L’Une chante l’autre pas ou Sans toit ni loi.

Les féministes de la première heure l’ont accusée d’avoir rallié tardivement le mouvement féministe. Ce qui est vrai. Mais, par contre, son rôle dans la synthèse du mouvement a été essentiel ; à travers le destin croisé de deux femmes, son film L’Une chante, l’autre pas met en effet en perspective les grandes dates du mouvement de libération de la femme qui a suivi Mai 1968.

Comme vivait-elle la célébration de ces dernières années ?

Ces dernières années, elle a reçu une pluie de récompenses dans tous les grands festivals et institutions cinématographiques du monde : Palme d’honneur du Festival de Cannes (2015), Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière (2017), etc. Elle glanait ces récompenses de bon cœur et sans rechigner, mais elle n’était pas dupe.

Dans Les Cent et une nuits, elle cite d’ailleurs Luis Buñuel qui disait « haïr les commémorations ».

Moi, ce qui m’avait frappé surtout, ces dernières années, c’était sa capacité à s’emparer des nouveaux outils arrivant sur le marché. En 1994, elle a monté son film en virtuel et non plus en pellicule 35 mm. J’étais un peu inquiet en la voyant partir pour ce premier jour de montage virtuel. Mais, le soir, elle est revenue enthousiaste, comme un enfant qui vient de découvrir un nouveau jouet.

Au tournant du millénaire sont apparues sur le marché des caméras DV et mini-caméras DV ; au lieu de les redouter, Varda s’en est tout de suite emparées pour tourner Les Glaneurs et la Glaneuse (1999). En complément d’un tournage classique, elle pouvait ainsi réaliser elle-même des images à caractère intime, comme cette séquence où elle filme ses cheveux, son visage, ses mains, avec une série d’effets stroboscopiques.

J’ai très vite compris la raison de son engouement. Avec ces nouvelles caméras, Varda bouclait en quelque sorte la boucle : elle retrouvait les caméras 16 mm légères de sa jeunesse, celle de La Pointe Courte et de L’Opéra-Mouffe.

Quelle place tenait son travail de plasticienne ?

Elle détestait le mot de "plasticienne", lui préférant celui de "visual artist" (artiste visuelle) qui avait l’insigne avantage de synthétiser les trois modes d’expression qu’elle avait exploré dans sa carrière : la photographie, le cinéma et les installations plastiques. Cette nouvelle activité de "visual artist", venue sur le tard, alors qu’elle avait 75 ans, lui tenait très à cœur.

Depuis une quinzaine d’années, elle lui consacrait beaucoup de temps et d’énergie. Comme pour le retour aux caméras légères, cette appropriation de ce nouveau mode d’expression était une façon de boucler la boucle, de revenir aux sources. Dans sa jeunesse, elle avait suivi des cours de l’École du Louvre (elle donnera ce profil au personnage de Julie Gayet dans Les Cent et une nuits) pour devenir conservatrice.

En dépit de son changement de voie, elle avait gardé un goût immodéré pour les arts plastiques. Dans les années 1950, elle avait noué des liens d’amitié avec ses voisins Calder, Hantaï, etc. Ces dernières années, elle fréquentait beaucoup Christian Boltanski et Annette Messager. Les murs de sa maison étaient couverts de toiles de Prassinos, Jacques Monory ou Yanco Varda.

En déplacement ou en tournage dans une ville étrangère ou de province, dès qu’elle avait un moment de libre, elle le consacrait à la visite d’un musée.

Ce qui est amusant à observer c’est la porosité des différents modes d’expression qu’elle a utilisés. Varda revisitait, dans ses installations, ses photos des années 1950 ou agrandissait une série de photogrammes de Sans toit ni loi.

Dans l’autre sens, son travail de plasticienne avait renouvelé sa créativité de cinéaste. Ainsi, dans la première séquence des Plages d’Agnès, elle installe une série de miroirs sur la plage de son enfance, à Knokke-le-Zoute (Belgique). En plantant dans le sable, contre vents et marées, ces « totems mémoriels », elle signe "un film installé", comme dira Raymond Bellour. De toute façon, le support et le format importaient peu pour Varda. L’important c’était l’impulsion créative.

Les Plages d'Agnès, © Les Films du Losange

Quels sont vos films préférés ?

Il y en a deux : Cléo de 5 à 7 et Sans toit ni loi. Curieusement, ce sont les mêmes sujets : l’histoire d’une femme qui marche vers sa mort. Dans le premier film, la mort est hors-champs ; dans le second, elle est inscrite dans le premier plan. Pour moi, ces deux films, réalisés à 25 ans de distance, sont les deux pierres d’angle de la carrière d’Agnès Varda. Mais, à côté de cela, il y a plusieurs courts métrages de Varda que j’aime aussi beaucoup : Uncle Yanco (1987) le portrait de son « oncle d’Amérique » et Ulysse (1984), réflexion sur la création et la mémoire.

On voit sa curiosité à travers sa collaboration récente avec le photographe JR…

Je suis moins "fan" de Visages, villages (2016) qui a été surtout monté comme une opération commerciale destinée à ajouter les publics de Varda et ceux du photographe JR. On y retrouve le goût de l’errance et des petites gens chers à Varda mais de façon un peu dévoyée, caricaturale. Pour moi c’est le film "Canada Dry" de l’œuvre de Varda : cela a le goût du cinéma de Varda, mais ce n’en est pas.

De manière générale, Varda était toujours partante pour réfléchir à de nouveaux dispositifs. C’était une tête chercheuse toujours en mouvement qui avait systématiquement trois longueurs d'avance sur le commun des mortels. C’était parfois difficile de suivre sa vitesse de pensée et sa capacité à mener de front plusieurs projets en même temps.

Visages, Villages, © Le Pacte.

Au bureau, pour capter son attention et arrêter sa course folle, il fallait prononcer le mot magique : « urgent ». Le seul susceptible de capter son attention pendant quelques minutes. Sur le tournage des Cent et une nuits, alors qu’elle avait 66 ans, je l’ai vue littéralement épuiser une équipe de 30 ans de moyenne d’âge. Il lui suffisait de dormir trois heures par nuit pour se réveiller fraîche comme une rose. Au bureau, je l'ai vue faire la pause du camionneur : elle mettait sa tête dans son coude, sommeillait 20 minutes et se réveillait en pleine forme, comme après une nuit de sommeil.

Au terme de cette carrière, quelle est l'influence d'Agnès Varda ?

C’est toujours très difficile de déterminer des influences, voire de désigner des héritiers d’un artiste quel que soit le mode d’expression dans lequel il évolue. Dans sa génération, Varda a d’abord inspiré les cinéastes de la Nouvelle Vague - Truffaut, Rohmer, Chabrol - qui tous ont fait le choix déterminant de l’autoproduction et donc de l’indépendance économique.

Dans les générations actuelles de femmes cinéastes, un certain nombre de réalisatrices peuvent prétendre avoir hérité d’un peu de sa liberté de ton ou de son insolence. Je pense notamment à Catherine Corsini, Patricia Mazuy, Catherine Breillat…

Mais, selon moi, l’influence de Varda a été déterminante pour l’industrie cinématographique dans sa globalité. Elle a permis à un très grand nombre de femmes d’accéder à la fonction de réalisatrice au point qu’aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée d’aucun critique, de parler de « film de femme » ou encore moins de… « travaux de dame » !

Les Plages d'Agnès, © Les Films du Losange

Entretien relu et complété par Bernard Bastide.


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