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Le critique Truffaut "regardait les films en futur cinéaste"


Bernard Bastide est historien du cinéma. Il a publié des livres consacrés à Louis Feuillade, à Agnès Varda dont il a été l'assistant ou à la comédienne Bernadette Lafont. Après plusieurs ouvrages consacrés à François Truffaut et notamment au tournage et à l'histoire des Mistons, il dirige la publication chez Gallimard des artistes du jeune loup de la critique pour le journal Arts-Spectacles entre 1954 et 1958. Quelques années avant de débuter en tant que réalisateur, François Truffaut, cinéphile avant d'être cinéaste, chronique l'actualité avec une plume acérée, forgeant des concepts comme la "qualité française" ou la "politique des auteurs", annonçant avec fougue la Nouvelle Vague.

Qui est le jeune François Truffaut qui débute au journal Arts-Spectacles en 1954 ?

C’est un jeune homme de 22 ans qui se trouve dans une position sociale et professionnelle difficiles. Truffaut est un autodidacte en rupture familiale, qui vient de sortir d’une séquence douloureuse au cours de laquelle il s’était engagé dans l’armée à la suite d’une rupture sentimentale avant de déserter sur un coup de tête. Il vit d’expédients et loge dans des hôtels miteux ; il a vraiment besoin de trouver rapidement une voie pour survivre.

Dans l’une de ses lettres de 1951, son amie la romancière Louise de Vilmorin propose de lui « trouver une occupation ». Mais ce dont Truffaut a besoin c’est, plus prosaïquement, de trouver un travail qui lui permette de manger à sa faim. Cette planche de salut va être le cinéma et l’écriture.

Dans les années 1950, il collabore à peu près à une dizaine de titres de journaux (quotidiens, hebdomadaires, mensuels), de façon plus ou moins régulière. Toute son énergie, tout son désir de réussite passe par le cinéma, par l’écriture sur le cinéma.

Dans ce contexte, un personnage joue un rôle essentiel, André Bazin...

Après la guerre, Bazin est un critique connu et influent. Il est un des cofondateurs des Cahiers du cinéma et collabore régulièrement à de nombreux de journaux, dont Le Parisien libéré, Radio-cinéma-télévision (l’ancêtre de Télérama), etc. Dans ses Écrits complets, qui viennent de paraître chez Macula, on est fasciné de voir que, pour un même film, il écrivait à chaud un article pour un quotidien, puis un autre article plus étoffé pour un hebdomadaire et quand le film avait mûri dans son esprit, il rédigeait un troisième article pour un mensuel. On voit la construction du regard et de l’argumentaire au fur et à mesure que le temps s’écoule.

Bazin était aussi un pédagogue frustré ; pendant la guerre, il avait préparé le concours pour devenir enseignant et tout cela a échoué à cause des événements. Il va utiliser sa connaissance du cinéma comme vecteur pédagogique, s’investir aussi bien dans l’écrit que dans l’oral pour transmettre sa passion.

Truffaut rencontre André Bazin très tôt, dès 1948, alors qu’il a 16 ans. Bazin va jouer un rôle de père de substitution, le père idéal qu’il n’a pas eu. Bazin anime beaucoup de ciné-clubs, de séances art et essai à travers le mouvement Travail et culture. Il va embaucher Truffaut à ses côtés, comme assistant chargé de réunir de la documentation, de rédiger des fiches, etc. Quand Truffaut part à l’armée en 1951, Bazin va beaucoup l’aider avec des lettres, pour lui soutenir le moral et va aussi beaucoup œuvrer pour le faire sortir de prison puisque Truffaut a soudain déserté après s’être engagé.

Bazin va se battre avec des personnes haut placées et va le recueillir chez lui, lui mettre le pied à l’étrier en le faisant entrer, en 1953, aux Cahiers du cinéma, qui est la grande revue de cinéma de l’époque.

Portrait d'André Bazin, © D.R.

Que représente le journal Arts à l'époque ?

À sa création, en 1952, Arts est un hebdomadaire créé par un marchand d’art, Georges Wildenstein. C’est un journal destiné à servir de support de communication aux grandes expositions d’arts plastiques organisées par le marchand. Le vent tourne en 1954 lorsque le journal est racheté par le Hussard Jacques Laurent, l’auteur à succès des Caroline chérie sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent.

Petit à petit, le journal s’étoffe, recrute de nouveaux collaborateurs et s’ouvre de plus en plus à la littérature, au théâtre et au cinéma. Truffaut y entre au printemps 1954 grâce au succès de scandale d’un article paru dans les Cahiers du cinéma au début de l’année, "Une certaine tendance du cinéma français". Truffaut y tire à boulets rouges sur tous les tenants de ce qu’il nomme la "qualité française", c’est-à-dire Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost. Tous ceux qu’il accuse de découper en tranche les grands romans de la littérature française, d’avoir une approche très psychologique des personnages, de plaquer sur les personnages un profil souvent très anticlérical apporté par Jean Aurenche connu pour être « un bouffeur de curés ». Truffaut accuse ces gens-là de dévoyer le cinéma français et cet article va avoir un retentissement inattendu dans la profession et la presse, non seulement cinéma, mais dans la presse généraliste. Ce parfum de scandale va inciter Jacques Laurent à inviter François Truffaut à devenir un collaborateur régulier d’Arts qui prend alors le titre d’Arts-spectacles.

Ce journal est aussi un soutien au mouvement littéraire des Hussards...

Avec Jacques Laurent à sa tête, c’est un journal qui se positionne clairement à droite, très proche du mouvement littéraire des Hussards, de Roger Nimier, Antoine Blondin, Paul Morand, etc. Truffaut s’inscrit clairement dans cette lignée-là, il revendique une autre façon d’écrire, beaucoup plus virulente et mordante, la liberté de lancer des diatribes, de marquer son territoire, d’appeler de ses vœux une autre forme d’écriture cinématographique. Même si son territoire c’est le cinéma et non pas la littérature, il marche ouvertement sur les traces des Hussards.

C’est un mouvement très marqué à droite. Truffaut s’intéresse-t-il à la politique ?

Truffaut ne parle pas de politique et n’en fera jamais. On le classe plutôt à droite mais cela ne l’empêchera pas, en juin 1970, de vendre le journal maoïste La Cause du peuple aux côtés de Jean-Paul Sartre. Pour lui, il ne s’agit pas d’un geste politique mais moral : il défend la liberté de la presse contre le gouvernement qui menaçait d’interdire le journal. Cela ne l’empêchera pas, non plus, de soutenir la candidature de François Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle, en 1981.

Truffaut est surtout quelqu’un qui s’est sauvé et construit par la culture : il a toujours dévoré les livres, a toujours fait preuve d’une curiosité insatiable…

On voit qu'il a une culture incroyable et pas seulement cinématographique...

C’est assez marquant. Il y a chez lui une boulimie, une faim de savoir, de culture qui est un trait dominant de sa personnalité. Adolescent, Truffaut dévorait les classiques Garnier, une collection de classiques de la littérature française, dans l’ordre alphabétique des auteurs. Je crois que c’est représentatif de cette génération qui a connu la guerre et qui, pendant six ans, a été frustrée de beaucoup de choses, notamment de son accès à la culture et aux films américains. Après la guerre, ces gens-là se retrouvent avec une envie de rattraper le temps perdu, de tout dévorer et font preuve d’une curiosité qui semble insatiable, qui n’a aucune borne.

C'est lié à sa position d'autodidacte ?

Oui, Truffaut est le profil même de l’autodidacte : il se nourrit de tout ce qui passe à sa portée, sans établir d’échelle de valeur. Il peut lire un jour Balzac et Ponson-du-Terrail le lendemain avec le même plaisir. La décantation se fera après.

Mais comme tous les autodidactes, Truffaut va trouver des passeurs - amis, voisins, etc. - qui vont lui prêter des livres. Et puis, très vite, il provoque des rencontres avec des auteurs qu’il aime : Jean Cocteau dès 1948 lors d’un ciné-club qu’il organise, Jean Genet au début des années 1950. À une époque où Truffaut est en état de totale révolte contre la société, il apprend par cœur le poème Le condamné à mort, dévore le Journal du voleur, etc. Genet devient une espèce de double, de grand frère, qui lui montre la voie de la rébellion. D’ailleurs, Gérard Depardieu parlera toujours de Truffaut comme d’un « voyou ».

Au-delà de cette grande curiosité intellectuelle, ce qui frappe aussi lorsqu’on lit ses chroniques d’Arts-spectacles, c’est la qualité d’écriture de ce jeune homme de 22 ans, qui a déjà un style très construit, très hiérarchisé, avec une façon de développer des argumentaires, de parsemer ses articles de références littéraires, picturales, cinématographiques…

François Truffaut et Jean Cocteau, sur le tournage du "Testament d'Orphée". © D.R.

On voit dans la façon dont il construit ses critiques en décortiquant les films, qu'il s'agit des réflexions d'un futur cinéaste...

C’est sa différence avec André Bazin, qui lui juge toujours les films en spectateur. Truffaut, très vite, va regarder les films en futur cinéaste. Il est amené notamment à raconter le film, à faire un petit résumé à destination d’un public non spécialiste et cela lui fait rapidement prendre conscience des lacunes du scénario. Il s’aperçoit qu’il manque des articulations, qu’il y a des choses qui ne fonctionnent pas dans la structure scénaristique.

Très vite, également, il parle en langage cinématographique. Il s’intéresse aux mouvements de caméra, aux cadrages, aux acteurs, à tout ce qui constitue la spécificité de l’écriture cinématographique. Alors que jusque-là, on avait des critiques qui parlaient des films comme s’ils analysaient un roman ou une pièce de théâtre, c’est-à-dire qu’ils ne parlaient que du sujet lui-même.

La nouveauté qu’apporte Truffaut, c’est l’utilisation d’une grille d’analyse cinématographique parce qu’il a toujours cette idée que la critique n’est qu’un viatique et qu’un jour, lui aussi fera des films. Il va d’ailleurs très vite passer à la réalisation. Dès 1954, il réalise un premier court métrage amateur, Une visite, qui ne sera pas distribué commercialement. Le vrai passage s’effectue en 1957, lorsqu’il vient réaliser à Nîmes son premier "vrai" court métrage, Les Mistons.

Gérard Blain, Bernadette Lafont et les enfants des "Mistons". © D.R.

D’ailleurs, il dit qu’aucun enfant n’a jamais rêvé d’être critique de cinéma…

En 1955, il signe un article très méchant intitulé "Les sept pêchés de la critique" dans lequel, prenant le ton d’un commentateur de film animalier, il s’amuse à présenter ses confrères comme des bêtes curieuses. Il développe un argumentaire très fort contre les critiques de cinéma : il les accuse de méconnaître l’histoire et la technique du cinéma, d’être à la fois incompétents et gâteux. À cette occasion, il va d’ailleurs se mettre à dos une grande partie de la profession et des syndicats.

Le président de l’Association française de la critique de cinéma et de télévision va même pousser Truffaut à démissionner. Non seulement il n’en fera rien mais il repartira à l’offensive, plus regonflé que jamais !

Quelle est la situation du cinéma français à l'époque ? Qu'est-ce que cette fameuse "qualité française" qu'il dénonce ?

Le cinéma français de l’époque adapte beaucoup d’œuvres littéraires très célèbres, La Symphonie pastorale de Gide, Le Rouge et le Noir de Stendhal, etc.

Les œuvres sont découpées en tranches pour essayer de trouver des équivalences cinématographiques mais en niant tout ce qui fait la spécificité de l’œuvre littéraire : les retours en arrière, la construction du récit… Il y a une mise à plat de ces romans, toujours en valorisant une approche "psychologisante", qui est très réductrice par rapport aux propos des écrivains. Cela agace beaucoup Truffaut qui combat ces cinéastes et ces scénaristes.

Il a des têtes de turc. La principale, c’est Claude Autant-Lara dont il déteste la plupart des films tout en s’autorisant à en aimer certains comme La Traversée de Paris. Il attaque également Jean Delannoy, notamment Chiens perdus sans collier. Cette peinture misérabiliste de l’enfance délinquante est pour lui le comble de l’horreur.

Mais, ce qu’on oublie souvent, c’est qu’à côté de ces attaques virulentes et sans concession, Truffaut valorise aussi le travail d’un certain nombre de cinéastes qui n’étaient pas très reconnus à l’époque et forge la "politique des auteurs". Il défend aussi bien les anciens (Jean Renoir, Jean Cocteau, Sacha Guitry, Abel Gance) que les nouveaux cinéastes émergents (Roger Vadim, Agnès Varda, Robert Bresson).

Bourvil et Jean Gabin, "La Traversée de Paris", de Claude Autant-Lara. © D.R.

Comment présenter cette idée de la "politique des auteurs" ?

Truffaut défend l’idée qu’un certain nombre de cinéastes sont des auteurs à part entière. Ce sont des cinéastes qui sont souvent les auteurs complets de leurs films (scénario et réalisation), qui valorisent les mêmes thèmes de film en film, cultivent une façon de travailler différente de celle des cinéastes de la "qualité française".

Mais cette "politique des auteurs" va amener Truffaut à défendre parfois des cinéastes en faisant preuve d’un aveuglement et d’une mauvaise fois manifestes. Ainsi, quand, en 1954, Jacques Becker réalise Ali Baba et les quarante voleurs - un film notoirement raté - Truffaut le défend au nom de la "politique des auteurs" en disant qu’il vaut mieux défendre un film raté d’un auteur qu’une œuvre, même réussie, d’un tâcheron quelconque.

Pour lui, une œuvre d’auteur se défend en soi et forme un tout. On est donc obligé d’accepter tous les films de cet auteur, quels que soient ses moments de faiblesse. Une telle attitude conduit inévitablement à des erreurs et à des égarements.

Au-delà de l'artistique, il prône également une nouvelle éthique contre un cynisme commercial ambiant à l'époque...

Truffaut défend des auteurs sincères qui ont quelque chose de personnel à apporter au cinéma. Il dit que le cinéma de demain sera fait par des cinéastes qui parleront d’eux, à la première personne, qui apporteront leur vécu. Cela va beaucoup marquer le cinéma de la Nouvelle Vague, ce sont des gens qui s’inspirent beaucoup de leurs histoires sentimentales, de leur enfance, de leur vécu. Il y a l’idée de ne pas plaquer des schémas sur des situations qu’on ne connaît pas.

Dans sa critique de Méfiez-vous fillettes, Truffaut reproche ainsi à Yves Allégret de traiter de la prostitution des jeunes provinciales "montées" à Paris alors qu’il n’y connaît rien. Truffaut affirme qu’il faut valoriser les auteurs qui parlent de sujets quotidiens, de souvenirs personnels, de choses vécues et qui nourrissent une sincérité.

Il a été souvent accusé d'être le fossoyeur du cinéma, mais il appelle aussi à un renouveau. Il ouvre un espoir de voir apparaître une nouvelle façon de faire, de voir des films qui sont dans leur époque...

C’est lié aussi à la période où il écrit. À partir de 1956, on entre dans la période des prémices de la Nouvelle Vague. Truffaut défend le premier film de Roger Vadim Et Dieu... créa la femme qui sort en 1956, La Pointe courte d’Agnès Varda qui sort en 1955, Le Coup du berger, le premier court métrage de Jacques Rivette, etc.

On s’aperçoit qu’en raison de sa position stratégique au centre de la "bande des Cahiers" (Jean-Luc Godard, Eric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette), il est l’un des mieux placés pour capter les premiers frémissements de cette Nouvelle Vague. Il va les accompagner, défendre l’idée que ces gens-là ont quelque chose de neuf à apporter au cinéma : un art plus jeune, plus en prise avec son époque.

Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant, "Et Dieu... créa la femme", de Roger Vadim. © D.R.

Il n'attaque pas seulement des réalisateurs, mais aussi tout un système...

Il attaque un à un tous les fondements du système cinématographique français : production, distribution, exploitation. Le mode de production d’abord, qui consiste à produire des films de plus en plus chers, qui sont de plus en plus difficiles à rentabiliser, où les vedettes comme Fernandel ou Jean Gabin croquent une grosse partie - parfois le tiers - du budget total.

Il attaque le système de la critique en soulignant les insuffisances de la critique française qui n’est pas à même de juger les films comme des œuvres spécifiquement cinématographiques.

Il attaque aussi beaucoup les festivals. Il tire à boulets rouges sur le festival de Cannes pendant plusieurs années, en disant que la façon de sélectionner les films, la façon de les présenter sont un scandale ; il critique de façon virulente de miser toujours sur des vedettes qui ne viennent au festival que pour vendre un produit manufacturé. Pour lui, cela ne peut pas durer, on est arrivé au bout d’un système et il faut une prise de conscience et une renaissance.

Il est à ce point critique à l’égard du Festival de Cannes 1957 que, l’année suivante, il en est exclu. Le festival a refusé de l’accréditer tellement il a été critique sur la sélection et l’organisation cannoises. Cette année-là, c’est la rédaction d’Arts-spectacles qui devra prendre en charge son déplacement et son hébergement.

Durant cette période, quelles erreurs commet-il ?

C’est le jeu de la critique : proposer une radiographie d’une cinématographie à un moment donné. En affirmant des goûts très tranchés, Truffaut prend des risques par rapport au robinet d’eau tiède qu’était la critique de l’époque. En sortant de sa zone de confort, il est forcément amené à commettre certaines erreurs.

Truffaut va ainsi s’enticher de cinéastes français de seconde zone qu’il veut à tout prix défendre et qui ne produiront pas d’œuvre digne de ce nom. C’est le cas notamment d’Alex Joffé, de Norbert Carbonnaux ou encore de Claude Boissol. Des cinéastes heureusement totalement oubliés aujourd’hui !

Et dans les gens qu’il attaque ?

Truffaut passe à côté de quelques cinéastes importants comme John Ford, agacé par le côté très viril, le côté "militaire qui tape sur les fesses des femmes". Quelques années plus tard, en revoyant L’Homme tranquille à la télévision, Truffaut fera son mea culpa.

Il a aussi quelques têtes de turc. Il déteste, par exemple, le réalisateur espagnol Juan Antonio Bardem qu’il accuse systématiquement d’être un plagiaire. À chaque nouveau film du cinéaste, Truffaut sort de son chapeau un classique du cinéma que le cinéaste aurait plagié. Là aussi Truffaut se repentira. Aujourd’hui, Bardem est considéré comme un des cinéastes espagnols majeurs.

Quand il devient à son tour cinéaste, il tourne une page. « L’idéal serait que tous les films aient du succès… même ceux d’Audiard et de Delannoy », dira même Truffaut. Pour lui, c’était quelque chose qui appartenait à une autre époque ; comme une jeune femme qui se marie et veut oublier ses frasques de jeunesse.

Il a d’ailleurs hésité longtemps à réunir ses anciennes critiques d’Arts et des Cahiers du cinéma. Il a fini par céder à la pression et a publié, en 1975, Les Films de ma vie. Mais il a pris soin d’établir une sélection draconienne en écartant systématiquement les articles les plus virulents et en réécrivant une autre partie des articles pour les rendre plus conformes à sa pensée de 1975.

Par exemple, est-ce qu'il comprend vraiment ce qu'il se passe en Italie à l'époque ?

Truffaut n’a pas bien perçu le mouvement néo-réaliste qui éclate dans l’Italie de l’après-guerre. Il est focalisé sur Roberto Rossellini, qui un peu l’arbre qui cache la forêt. Il faut dire qu’il a eu une relation personnelle avec lui, il a été son assistant pour des films qui n’ont pas vu le jour. C’est un autre de ses pères spirituels.

Hormis Rossellini, il n’y a point de salut pour lui dans le cinéma italien des années 1950. Il est très virulent envers des cinéastes comme Vittorio de Sica qu’il accuse de faire étalage de la misère, avec un mauvais goût et une complaisance qui le dérangent, comme si De Sica prenait plaisir à transformer la misère en spectacle. Il est passé complètement à côté du Voleur de bicyclette et d’autres chefs-d’œuvre du cinéaste.

À part Rossellini, il sauve Renato Castellani, un cinéaste bien oublié aujourd’hui.

Federico Fellini bénéficie d’une bienveillance qui ira en s’accroissant : s’il passe à côté des Vitelloni, Truffaut défend Il Bidone et surtout Les Nuits de Cabiria avec enthousiasme. De manière générale, on ne le sent pas du tout en phase avec cette génération alors qu’avec le recul, on sait aujourd’hui que le néo-réalisme a été le chaînon qui a amené à la Nouvelle Vague. C’était le même type de cinéma qui s’affranchit des studios, descend dans la rue et filme des non-professionnels ou des débutants.

Les Nuits de Cabiria, de Federico Fellini. © D.R.

Parmi ses soutiens, il y a Jean Renoir. Il ne se contente pas de soutenir ses films, il le cite en permanence. Qu'est-ce qui le séduit ?

Ce qui séduit Truffaut chez Renoir, c’est sa faculté à créer une harmonie entre les personnages et la nature comme dans Une partie de campagne ou Toni. Son empathie pour les personnages qu’il met en scène alors que les cinéastes de la qualité française font des films contre les personnages. Mais Truffaut réécrit un peu l’histoire en faisant de Renoir un auteur à part entière. Grâce à des recherches récentes - notamment la biographie de Renoir par Pascal Mérigeau - on sait aujourd’hui que Renoir travaillait avec des scénaristes attitrés dont il ne pouvait pas se passer. Truffaut ment un peu pour faire de Renoir une figure tutélaire d’auteur, une des pierres d’angle de sa fameuse "politique des auteurs".

Jean Renoir en 1959. © Arquivo nacional.

Il y a également Hitchcock dont il contribue à la reconnaissance...

Dans le cinéma américain de l’époque, Hitchcock est considéré comme un bon artisan, comme quelqu’un qui fait des produits manufacturés qui marchent bien, mais pas comme un auteur à part entière. Truffaut va défendre à la fois les films récents, mais aussi les ressorties de ses films anciens. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il revient sur cette œuvre et démontre que certains thèmes sont obsessionnels, comme l’échange de meurtres qu’on retrouve de film en film.

Grâce à ce travail incessant, Truffaut et ses amis des Cahiers (Claude Chabrol, Eric Rohmer) vont parvenir à faire changer le regard que le grand public et la critique portaient sur Hitchcock. Dans la continuité de ses articles, Truffaut va lui consacrer un livre d’entretiens, Le cinéma selon Alfred Hitchcock (Robert Laffont, 1966). Traduit dans le monde entier, maintes fois réédité en France, l’ouvrage deviendra un modèle incontesté pour tout livre d’entretiens avec un cinéaste.

Entretien François Truffaut et Alfred Hitchcock. © Philippe Halsman.

Truffaut a été accusé d'élitisme. Mais comme Renoir et Hitchcock, il est toujours soucieux du public...

En tant que critique, il intègre toujours cette dimension du public qu’il reprendra ensuite comme cinéaste. Il est toujours soucieux de savoir comment un film va être vu, dans quelles conditions de confort (assise, images, son), il va être reçu et s’il va être compris par un grand nombre de spectateurs ou réservé à une élite. Les salles de cinéma des Champs-Élysées vont ainsi être désignées, dans ses chroniques, comme le baromètre du "bon goût" cinématographique.

Même quand il critique un film de façon virulente, s’il y a quelque chose à sauver, il n’hésite pas à le faire. Chez lui, il y a toujours l’idée que, même dans le pire des films, il y a toujours quelque chose de bon. Souvent, il se met vraiment à la place du spectateur et essaie de trouver un argument susceptible de justifier son déplacement. Il dit, par exemple : ce n’est pas un grand film, mais si vous allez le voir un samedi soir, en famille, c’est un bon divertissement. Par contre, lorsqu’il a envie d’éreinter un film, il est capable d’une mauvaise fois absolue, allant même jusqu’à accuser la copie d’être floue ou la bande-son inaudible - alors qu’il n’en est rien.

Quand Truffaut abandonnera la critique pour la réalisation, il gardera ce même souci et respect du public. S’il enviait des cinéastes comme Alain Resnais qui traçaient leur sillon sans se préoccuper du public, lui avait besoin de la validation de ses œuvres par le public. Au point qu’il considérera comme ratés ou plutôt, selon son expression, « malades » ses films qui n’avaient pas trouvé leur public - comme La Sirène du Mississippi, Les Deux Anglaises et le continent.

On découvre au fil des articles une grande ouverture et parfois des grands écarts. Il aime des films de Bresson, Vadim, Ophuls, Guitry, Bergman...

Oui, il a toujours une très grande curiosité. C’est lié parfois à des événements. Par exemple, il est très proche de tout ce qui se fait à la Cinémathèque française, il suit passionnément les programmations d’Henri Langlois. La découverte d’Ingmar Bergman par exemple est liée à une rétrospective à la Cinémathèque française, au printemps 1958. Dans un laps de temps très court, il revoit plusieurs films de Bergman qu’il aime et surtout découvre plusieurs films de ses débuts qu’il ne connaissait pas. Il perçoit que derrière le cinéaste, il y a une œuvre avec des thèmes récurrents, ce qui va l’inciter à valoriser désormais Bergman et à le placer dans le panthéon de ses cinéastes préférés.

À quand un nouveau livre avec les articles de Truffaut pour les Cahiers du cinéma ?

Réunir les articles de Truffaut dans les Cahiers du cinéma, c’est très compliqué car la revue existe encore et fait un commerce très lucratif de ses anciens textes. Par exemple, pour reproduire le célèbre article de Truffaut, "Une certaine tendance du cinéma français" (1954) dans une anthologie d’écrits sur le cinéma, il faut payer des droits prohibitifs. En plus, il y a eu, dans les années 1980-1990, une réédition des "Cahiers jaunes" en treize volumes, couvrant la période 1951-1963. De ce fait, les articles de Truffaut parus dans les Cahiers du cinéma sont facilement accessibles, ne sont pas aussi rares que l’étaient ceux d’Arts-spectacles. Par contre, je rêve d’une autre anthologie de textes critiques de Truffaut. Intitulée Premiers écrits sur le cinéma, elle réunirait des articles aujourd’hui introuvables, disséminés dans une dizaine de publications différentes.

Entretien relu et augmenté par Bernard Bastide, août 2019.

Chroniques d'''Arts-Spectacles" (1954-1958), François Truffaut. Edition établie par Bernard Bastide. Gallimard, 528 pages. 24 €.


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