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"Les Mistons", l'été nîmois de François Truffaut

En 1957, François Truffaut pose sa caméra à Nîmes pour réaliser son premier chef-d'oeuvre, le court-métrage Les Mistons. Jeune critique aux Cahiers du cinéma et à Arts, il met en oeuvre pour la première fois les grands principes qui vont guider sa carrière et la Nouvelle Vague. Le film, adapté d'une nouvelle de Maurice Pons, met en scène cinq enfants qui décident de tourmenter les amours d'un couple interprété par Gérard Blain et Bernadette Lafont, jeune Nîmoise dont c'est la première apparition à l'écran. Voici quelques regards sur cette histoire fondatrice, à travers témoins et passionnés par cette aventure cinématographique.

Bernadette Lafont, Gérard Blain et les Mistons. Photo Emile Casanova.

Bernard Bastide, l'historien

Historien du cinéma, ancien assistant d'Agnès Varda, Bernard Bastide est l'un des spécialistes de François Truffaut. En 2019, il a édité chez Gallimard les Chroniques d'Arts-Spectacles (1954-1958). En 2015, il a fait paraître aux éditions Atelier Baie Les Mistons de François Truffaut qui revient sur l'histoire de ce tournage à partir d'une importante documentation accumulée avec patience et passion.

La nouvelle de Maurice Pons tirée du recueil de nouvelles "Virginales" se passe à Strasbourg. Comment Truffaut et son équipe rejoignent-ils Nîmes pour y tourner "Les Mistons" ? Il y a un faisceau de raisons et en premier lieu, la rencontre avec Bernadette Lafont. En avril 1956, François Truffaut écrit dans Arts une critique de Voici le temps des assassins, le film de Julien Duvivier, dans laquelle il salue l’interprétation de Gérard Blain. Cela provoque une rencontre entre le critique et le comédien. Blain s’y rend en compagnie de sa jeune épouse, la nîmoise Bernadette Lafont. Un lien se crée aussitôt. Quand Truffaut envisage de passer à la réalisation, il choisit précisément Les Mistons parce qu'il y a un rôle pour Gérard Blain dont la carrière connaît un creux. Truffaut part avec le couple au festival de Cannes en 1957. Au retour, en remontant sur Paris, ils s'arrêtent à Nîmes. Truffaut trouve que c'est une très belle ville. Bernadette a tout un réseau sur place : son père, pharmacien, connaît beaucoup de monde. De plus, ils possèdent aussi une maison familiale en Cévennes.

Dès lors que Truffaut a choisi Nîmes comme lieu d’ancrage de sa production, tout s'enchaîne très vite. À la recherche d’un chef opérateur, on lui conseille Jean Malige, un Nîmois qui a installé à Montpellier un petit studio de production cinématographique. Ce tournage fait bien l’affaire de Truffaut : cela lui permet de s’éloigner du microcosme parisien, des lieux où il serait un peu trop dans l’œil du cyclone.

En effet, ce critique à la dent dure, qui passe à la réalisation, est attendu au tournant par tout le monde… et surtout par ses nouveaux confrères réalisateurs ! En venant à Nîmes, il met en place une sorte de cordon de sécurité afin d’avoir un peu de quiétude et de réaliser son film sans trop de pression extérieure.

Au delà, Truffaut trouve aussi des facilités de tournage sur place ? Non, pas tellement, en fait. Il faut bien avoir en tête le contexte de l’époque. Dans les années 1950, Nîmes c’est un peu le bout du monde. Il y a peu d’équipement sur place, les voies d’accès sont encore médiocres, il faut huit heures de Mistral pour relier Nîmes à la capitale, etc. Pour des raisons d’économie, Truffaut va surtout compter sur des personnes relais présentes sur place.

Jean Malige devient un peu le couteau suisse du tournage. Il possède une Mercedes dans laquelle il peut stocker une caméra, des rails de travelling, des éclairages, etc. Tout cela est très rudimentaire évidemment, ce n'est pas Hollywood ! Mais c’est parfaitement adapté à l’économie modeste du projet. Cette légèreté de l’infrastructure donne une grande souplesse au tournage.

En fonction des humeurs de Truffaut, de la météo, de la disponibilité des acteurs, on décide de tourner à tel endroit, de rester à l'hôtel ou d'aller se promener. Il n'y a pas la rigueur des tournages habituels avec un directeur de production qui impose une organisation militaire, indispensable à la maîtrise des coûts. En plus de son matériel, Malige a d’autres qualités : il connaît très bien la région et aidera Truffaut dans le choix des décors. Il a aussi tout un réseau amical. Pour sélectionner les gamins qui joueront dans le film, Jean Malige met ainsi Truffaut en relation avec Jean-Charles Lheureux, le directeur de l’agence nîmoise de Midi Libre, qui publie des annonces dans ses colonnes et accueille le casting. Le tournage dure plus d’un mois, ce qui est assez étonnant pour un court-métrage... Tout cela est fait dans une grande improvisation, sans scénario ni découpage ou plan de travail. C'est une bande de copains qui se fait plaisir. Bernadette Lafont pensait que le film ne sortirait jamais, que personne ne le verrait. Elle avait l'impression de faire un film en super-8 avec des copains. Tout le contexte l’incitait à penser cela : elle s'appelait Bernadette dans le film, elle portait ses propres vêtements, rentrait dormir chez ses parents chaque soir, etc. De plus, la production utilisait une petite caméra qui attirait peu l'attention des badauds lorsque l’on tournait dans la rue.

Comme Truffaut était son propre producteur, il n'avait de comptes à rendre à personne. Il a créé la société Les Films du Carrosse juste avant de partir de Paris. De ce fait, le tournage s'est improvisé au fur et à mesure. Au moment de plier bagage, début septembre, Truffaut se dit que tout ça manque de filles et qu'il faut rajouter quelques scènes avec des "mistonnes". Il organise donc un nouveau casting, dans les locaux du quotidien Le Provençal cette fois, et tourne quelques scènes complémentaires rue du Chapitre, à la tour Magne. Dès scènes qui, finalement, ne seront pas conservées dans le montage final. On n'est pas dans une économie rigoureuse, mais dans une production à géométrie variable qui s'invente au jour le jour.

Plusieurs années après, le mensuel L'Avant-Scène cinéma écrira à Truffaut pour lui demander de publier le découpage du film. Truffaut sera bien été obligé de leur répondre qu’il n’existe pas de découpage des Mistons… Dans cette atmosphère très improvisée, Truffaut ne sait pas trop où il va, il doute beaucoup... Il a une belle expression dans un entretien, il dit : « C'est le premier film tourné par des Martiens ». Il a conscience, lui qui a vu des centaines de films, qui a passé des années à écrire sur le cinéma, qu'il est au degré zéro en tant que technicien. Il n'a pas non plus la maîtrise de l'espace pour mettre en scène et aucune idée de la direction d'acteur.

Mais intuitivement, très vite, il comprend que diriger les gamins, par exemple, le passionne. Il va aussi comprendre que dès lors qu'il y a un élément qui bouge dans le cadre - un vélo ou une voiture - c'est plus facile. Le film s'écrit comme ça. Il y a une fluidité dans le déroulement des images, une logique d'écriture que Truffaut découvre comme un amateur qui s’emparerait d’une caméra et ferait des essais avec toutes les fonctionnalités qu’offre cette dernière : ralenti, accéléré, marche-arrière, etc. Truffaut est en permanence insatisfait... En 1957, il a déjà vu des milliers de films et a déjà 6 ans d’expérience comme critique cinématographique, notamment au mensuel Cahiers du cinéma et à l’hebdomadaire Arts. En tant que critique, il a un œil très aiguisé, une pratique très rodée de la lecture des images. Bien que, cette fois, il en soit l'auteur, il regarde ses propres images avec sévérité, en repérant très vite les défauts dans le cadrage, l’éclairage ou la direction d’acteurs. À partir de là, il n'a de cesse de vouloir refaire les séquences qu’il juge ratées, ce qu'il va pouvoir accomplir avec l’aide et la complicité de Jean Malige et de son équipe. Qu'est-ce qu'il construit comme méthode de travail pour la suite de sa carrière dans ce film? C'est surtout l'apprentissage de la direction d'acteurs et plus particulièrement celle des enfants. Cela va beaucoup lui servir car ensuite, il va réaliser un énorme casting pour Les Quatre Cents Coups, son premier long métrage.

Il apprend aussi à maîtriser le récit. Il comprend que l'idée de départ de gamins qui jalousent un adulte, ça ne fonctionne pas, que les gamins n'éprouvent pas ces sentiments-là. Il apprend également à travailler dans l'espace, découper une séquence.

Il va également beaucoup participer au montage avec Cécile Decugis, qui sera la grande monteuse de ses premiers films. C'est son galop d'essai, son brouillon. Avec Les Mistons, Truffaut fait son apprentissage de tous les stades de l'écriture cinématographique.   Le fait qu'il n'ait pas d'expérience ne gêne personne sur le tournage, c'est vraiment lui qui se sent attendu... Il n'y a pas d'enjeu : ce n'est pas une grosse production, avec des gros cachets, des costumes et des décors imposants. Les acteurs et les techniciens se font plaisir, il y a un côté colonie de vacances avec cette troupe de gamins qu'on balade à Nîmes, dans les Cévennes, que Truffaut va chercher chez eux le matin, à qui il offre des croissants au petit déjeuner et le restaurant à midi.

Le seul à se mettre la pression, c'est Truffaut parce qu'il a envie de réussir ce passage de la critique à la réalisation. Il sait que la critique n’est qu’un viatique et qu’une autre carrière l’attend. On connaît sa célèbre réplique : « Aucun enfant n’a jamais dit : quand je serai grand, je serai critique ! ».

François Truffaut et son équipe dans le centre de Nîmes. Photo Hervé Collignon.

Le thème de l'enfance sera très important dans l'œuvre de Truffaut, mais la façon dont il l'aborde est moins tragique que dans les films suivants... C'est quand même tragique parce que le héros joué par Gérard Blain meurt à la fin et que les gamins ont l’impression d’avoir un peu participé à cette disparition. Il faut imaginer que Les Mistons, au départ, devait être un court-métrage dans un ensemble d'autres films sur le thème commun de l’enfance. C'était donc une touche de couleur, une tonalité dans un ensemble.

Les autres courts métrages n'ont pas été tournés car Truffaut a été un peu déçu du résultat des Mistons et a préféré passer tout de suite au long métrage avec Les Quatre Cents Coups. Mais Truffaut recyclera certaines idées de personnages et de situations vingt ans plus tard dans un autre film sur l’enfance intitulé L’Argent de poche.

Dans son œuvre, il y aura toujours la thématique de l'enfance même quand le film n'est pas centré sur l'enfance. Dans ses films, il y a toujours des enfants qui observent les adultes, essaient de comprendre ce monde auxquels ils n’appartiennent pas. Truffaut avait eu une enfance très difficile, entre une mère mal-aimante et un père adoptif qui n'était pas son père génétique. Cela a entraîné une série de questionnements qui ont irrigué toute son œuvre cinématographique… Il y a aussi quelque chose qui annonce la suite, c'est l'importance de la voix off...  Truffaut emprunte ce mode de récit à Sacha Guitry, plus précisément au Roman d'un tricheur, qu’il a découvert très tôt dans une salle de Clichy, et chez Orson Welles aussi dans Citizen Kane. Pour lui, la voix off c'est une façon de rendre hommage aux auteurs qu'il adapte. La voix off des Mistons, dite par Michel François, célèbre la beauté lyrique du texte de Maurice Pons, comme ensuite la voix off dans Jules et Jim rend hommage à la prose d’Henri-Pierre Roché.

En plus d’être cinéaste, Truffaut était aussi un grand amoureux de la littérature. Et le cinéma était pour lui un vecteur pour communiquer cet amour au grand public, d'où l'importance de la voix off qui s’efforce de restituer tout le charme d’un phrasé, du rythme d’une écriture. Comment a-t-il choisi les enfants pour jouer les fameux "Mistons" ? Dès le casting, Truffaut avait dans l’idée qu’il fallait opérer un savant mélange de types différents et complémentaires, tant au niveau physique qu’au niveau psychologique. On a donc le bon élève qui est toujours un peu à la traîne dans les mauvais coups, le petit frondeur qui n’a peur rien, le bon petit gros rigolard qui est un peu le souffre-douleur de la bande, etc.

Truffaut essaie d'avoir des personnages un peu singuliers, que le public puisse identifier au cours du récit. Il voulait former une entité malfaisante, les mistons, mais en même temps éviter que le groupe soit trop homogène. Au final, il disait qu'il avait un peu échoué parce que sur les cinq, il n'y en a que deux ou trois qui sont un peu identifiables, les autres sont plus insignifiants car moins bons acteurs. On sent qu'il a un vrai plaisir à diriger ces enfants... Truffaut, c'est à la fois le grand frère, le copain, le papa poule. Il était très complice, très proche d'eux et faisait autant de bêtises qu’eux. Il faut bien comprendre qu’il y avait aussi très peu d'écart d'âge entre le réalisateur et ses interprètes. Truffaut a 25 ans quand il tourne Les Mistons, soit une dizaine d’années de plus qu'eux. Il a encore un physique très juvénile et ressemble à un adolescent attardé. La distance avec les gamins n'était pas si grande. De plus, comme il a eu une enfance malheureuse, il a envie de choyer ces gamins, peut-être afin de leur offrir cette part de rêve qu’il n’a pas connu dans sa propre jeunesse… Pendant le tournage, les rapports avec Gérard Blain sont assez difficiles...  Gérard Blain n'était pas très souple au niveau de la direction d'acteurs, il a connu de nombreux conflits avec des réalisateurs sur des tournages. En plus, il était très jaloux, il ne voulait pas que Bernadette apparaisse dans certaines tenues. Il a fallu que Blain s'absente du tournage pour que Truffaut filme une scène où on la voit sortir de la rivière. Mais elle n'est pas en maillot de bain, elle a déjà revêtu son chemisier. C'était une lutte perpétuelle sur ce que Truffaut avait le droit de montrer de Bernadette et ce qui était strictement interdit.

Il faut comprendre que Gérard Blain venait tout juste de sortir d'une relation compliquée avec une actrice, Estella Blain. Il avait épousé Bernadette Lafont, une petite provinciale, en se disant qu'il aurait la paix, que celle-là au moins ne ferait pas de cinéma. Et la première chose qu'on propose à la jeune nîmoise, c'est de tourner dans Les Mistons ! Blain avait beaucoup de mal à l'accepter et cela a créé une tension sur le tournage. D’ailleurs le couple se séparera deux ans après… D'autant que Bernadette Lafont est vraiment la révélation du film ! Truffaut le dit dans ses entretiens : elle est tout de suite chez elle, à l'aise. Dès que la caméra tourne, elle est très naturelle, très spontanée. De plus, elle avait un physique très moderne pour l'époque, tout à fait en accord avec cette génération de la Nouvelle Vague. C'est par excellence la comédienne spontanée, elle n'a jamais pris un cours de théâtre, mais dès qu'on dit « moteur », elle rayonne, elle trouve tout de suite le regard complice, le sourire en coin, l'œil qui frise. Elle est d'un naturel, d'une fraîcheur et d'une beauté incroyables. Elle crève littéralement l’écran !

Avant le film, elle rêvait de devenir danseuse... Bernadette avait commencé la danse à Nîmes à 11 ans, avec comme professeur Nina Sereni, maîtresse de ballet à l’Opéra de Nîmes. Bientôt classée "demi-caractère" par son professeur, elle bénéficiait d’une certaine liberté au sein du groupe de ballerines. Quand elle épouse Gérard Blain, en 1956, à l’âge de 18 ans, il lui fait miroiter qu’il connaît du monde à Paris, qu’il pourra l’aider à concrétiser son rêve. Arrivée à Paris, elle va effectivement suivre quelques cours mais sans persévérer. Elle va mettre un certain temps avant de s’acclimater à la capitale et très vite on lui fait comprendre qu'elle n’a pas le niveau et qu’elle est déjà trop âgée pour amorcer une carrière de danseuse professionnelle. Lors du tournage, Truffaut trouve Malige un peu trop sage... Malige avait une formation très classique qui induisait le choix d’un certain type de cadrage, d'éclairage, etc. Par exemple, il n'imaginait pas que l’on puisse poser sa caméra sur la piste des arènes de Nîmes pour filmer un personnage installé tout en haut des gradins. Pour lui, c'était impensable. Alors que dans un espace vide, dans lequel le regard ne butte sur aucun obstacle, on voit très bien un petit personnage, même de loin, d’autant plus s’il bouge.

Malige aura le même souci quelques années plus tard sur le tournage de La Dérive, réalisé par Paula Delsol, son épouse. Sur la plage de l’Espiguette, la réalisatrice voulait filmer ses personnages au bord de la mer, avec la caméra posée très loin, en haut des dunes. Malige prétendait que l’on ne verrait rien à l’écran. Elle a tenu bon et c’est l’un des plus beaux plans du film. Malige avait des tics liés à sa formation classique : la caméra devait être à telle distance du sujet filmé, le cadrage devait être de telle taille, le visage devait être éclairé d’une certaine façon… Mais la Nouvelle Vague va se charger de faire voler en éclat toute cette grammaire cinématographique d’un autre temps ! "Les Mistons" sont très bien reçus, mais Truffaut n'est pas très content du résultat. Pourquoi ? Truffaut était plein de remords. Il trouvait l’argument artificiel, le film trop littéraire et, somme toute, assez éloigné de sa personnalité. Ensuite, il a constaté qu’il était d’une forme très différente de ses autres projets de courts métrages sur l’enfance – tous autobiographiques ou tirés d’un faits divers – et qu’il serait donc difficile d’intégrer Les Mistons dans un film à sketches.

Le film est montré d’abord en projections privées, puis en festivals (Tours, Bruxelles, Oberhausen). En tenant compte de différentes critiques qu’il reçoit, Truffaut commence, peu à peu à couper, ici et là, des répliques voire des scènes entières de son film qu’il juge maladroites ou inutiles. Résultat : le film qui, au départ, durait 32 minutes va se réduire comme une peau de chagrin pour arriver à sa durée définitive : 17 minutes. En dix ans, Les Mistons ont perdu quasiment la moitié de leur métrage ! A Nîmes, cette histoire reste une fierté. Le souvenir est toujours assez vif... Oui, principalement parce que Truffaut est devenu un immense cinéaste dont l'œuvre a fait le tour du monde. Il a reçu un Oscar pour La Nuit américaine, une pluie de César pour Le Dernier Métro, etc. Il y a encore beaucoup d'éditions DVD, de livres et de revues qui lui sont consacrés. Il reste très présent dans la mémoire collective, c'est toujours un repère dans l'histoire du cinéma.

En plus, il a la double casquette de praticien et de théoricien. Avant de passer à la réalisation, il a forgé la notion de « politique des auteurs » et les principaux postulats esthétiques de la Nouvelle Vague. L'idée que Nîmes a accueilli ses premiers pas, ses premiers balbutiements en tant que cinéaste est toujours assez touchante. On a toujours beaucoup de tendresse pour "le début des débuts" d’un grand homme, ce qui est à la source d’une vocation ou d’une œuvre.

De plus, en tournant Les Mistons, Truffaut a eu un vrai coup de cœur pour cette région dans laquelle il reviendra souvent. Pour le casting de L'Enfant sauvage, il sélectionne, avec l’aide de Malige, un petit Montpelliérain d’origine gitane, Jean-Pierre Cargol. Il revient avec Bernadette Lafont tourner Une belle fille comme moi, à Béziers et Lunel. Pour L’Histoire d’Adèle H., il rend visite à Jean Hugo au Mas de Fourques. En 1977, il tourne L’Homme qui aimait les femmes dans les rue de Montpellier, avec une importante figuration locale, et en affirmant que c’est la ville de France où l’on trouve le plus de jolies filles…

Quelle est la place des "Mistons" dans l'histoire du cinéma? C'est compliqué. Le film est un peu la tête de pont de la Nouvelle Vague. Il pose les premiers jalons d'une nouvelle façon de faire des films, en décor naturel, en étant son propre producteur, etc. Mais, en même temps, comme c'est un court métrage, c'est un film qui a eu moins de visibilité. Souvent, on cite Les Quatre Cents Coups comme le premier film de Truffaut. On a tendance à oublier Les Mistons dans son parcours, car il est plus difficile à programmer.  Une chose est sûre : c'est un film important, qui a fait le tour du monde, souvent accompagné par d’autres courts métrages réunis au sein d’un même programme. En avril 2012, quand l’Alliance Française a invité Bernadette Lafont pour une rétrospective de ses films à New York, j’ai soufflé l’idée d’ajouter Les Mistons en première partie de la projection d’ Une belle fille comme moi. J’ai été très fier de faire redécouvrir ce film aux new-yorkais présents à cette rétrospective.

Grâce à l’édition du coffret DVD "Truffaut l’intégrale", Les Mistons continuent de circuler autour du monde et de diffuser l’image d’un Nîmes à tout jamais disparu, celui des années 1950. Il y a quelque chose d'assez indéfinissable, c'est le charme incroyable qui se dégage encore des "Mistons". Comment l'expliquez-vous ? Je crois que le film a su, malgré ses maladresses, son côté gauche, filmer avec beaucoup de tendresse « le vert paradis des amours enfantines ». Il a su aussi capter le cœur battant d’une ville "dans son jus" comme l’on dit pour les meubles anciens : une ville protestante, encore très repliée sur elle-même.

À l’époque Nîmes n'avait pas encore connu de grands travaux, de grands bouleversements urbanistiques. Et puis, je crois que ce qui fait le charme des Mistons, c'est la nostalgie que chaque spectateur y met, une nostalgie pour ce Nîmes de l'après-guerre où tout était encore possible. Où les rêves étaient encore plus grands que la vie… Entretien relu et complété par Bernard Bastide.

Chroniques d'Arts-Spectacles : (1954-1958), de François Truffaut. Edition établie par Bernard Bastide. Editions Gallimard, 528 pages. 24 €.

"Les Mistons" de François Truffaut, de Bernard Bastide. Editions Atelier Baie, 144 pages. 15 €.


Claude de Givray, l'assistant

Ami de François Truffaut, Claude de Givray était l'un de ses assistants pour Les Mistons. Dans les années 1960, il devient son coscénariste pour deux épisodes de la série des aventures d'Antoine Doinel, Baisers volés, puis Domicile conjugal. Dans les années 1980, il participe aussi à l'écriture de La Petite Voleuse, de Claude Miller, adapté d'un scénario de François Truffaut. Réalisateur lui aussi, notamment de Tire-au-flanc 62, il est devenu en 1985 directeur de la fiction pour la chaîne de télévision TF1.


Son rôle d'assistant

J'avais rencontré Truffaut dans les ciné-clubs, nous étions devenus amis. Il m'avait fait faire mes premiers articles dans les Cahiers du cinéma et dans Arts. J'avais un avantage sur lui, c'était le seul, c'est que j'avais le permis de conduire. Je l'avais raccompagné quand on allait au Studio Parnasse. Et donc, il m'a proposé de le rejoindre quand il préparait son premier film. Il aimait beaucoup cette nouvelle de Maurice Pons qui montrait la cruauté des enfants.

Quand je suis arrivé à Nîmes, Truffaut avait déjà fait le casting des enfants. Je m'occupais un peu de tout, surtout des gosses. On avait une voiture, je les emmenais sur les lieux de tournage. Quand je conduisais sur la route de Saint-André-de-Valborgne, ils chahutaient comme des diables. Et en même temps, je me disais il faut pas que je les empêche de chahuter parce que c'est leur créativité. Il ne fallait pas qu'ils se referment sur eux-mêmes, il fallait qu'ils soient le plus extravertis.

Il n'y avait pas vraiment de script, Paula Delsol, la femme de Jean Malige nous avait rejoints. Je notais un peu. A un moment, j'ai fait aussi de la figuration.

On a tourné en deux temps. Au début, on était trois à assister Truffaut, il y avait notamment son copain Robert Lachenay. On retenait la foule. Quand on tournait aux Jardins de la fontaine, tout le monde nous regardait. En 1957, les gens n'étaient pas habitués à voir des tournages.

Truffaut m'a demandé de l'aider, de l'assister, de faire le factotum. Je n'avais jamais été assistant. Il m'a dit je peux te loger, te nourrir, mais je ne peux pas te payer, je te paierai plus tard. Et d'ailleurs, quand le film est sorti, il a marché et Truffaut nous a tous payés. Et puis, ça a l'air de rien, mais il a mis nos noms en énorme sur le générique, contrairement à certains réalisateurs qui cachent un peu leurs collaborateurs. Nous, on était en gros et les gens savaient qu'on avait travaillé avec François Truffaut. Sa gloire pouvait un peu nous retomber dessus.

Gérard Blain et Bernadette Lafont

Truffaut avait fait une critique d'un film de Duvivier, qui s'appelait Voici le temps des assassins avec Jean Gabin et Danièle Delorme. Il n'était pas trop cruel avec Julien Duvivier qui était un bon faiseur. Il avait repéré Gérard Blain et avait dit qu'il s'en sortait bien dans un rôle conventionnel, qui était celui d'un soupirant de Danièle Delorme. Gérard Blain lui avait écrit pour le remercier. C'est comme ça que Truffaut a pensé à lui pour faire Les Mistons.

On a rencontré Blain, dans un café aux Champs-Elysées. C'était un beau mec, un peu brut de décoffrage. Il nous a parlé de Bernadette Lafont, qu'il avait rencontré à Nîmes quand il jouait Jules César. Elle était magnifique et Truffaut avait envie de la faire tourner.

Gérard Blain était à la fois fou de jalousie, il avait toujours peur qu'on la lui pique. Et en même temps, il était exhibitionniste. Il était incroyable, il tapait sur les fesses de sa femme en disant que c'était quand même le plus beau cul du cinéma français. Il était content qu'on sache qu'il était avec elle.

Pendant le tournage, Gérard Blain a dû s'absenter, il s'était engagé à la télévision, il tournait un téléfilm (NDLR : Le Mascaret de Jean-Christophe Averty). Il était remonté à Paris. On était resté un peu avec Bernadette. Truffaut a fait des plans de Bernadette seule. Gérard Blain n'était pas très content, parce qu'il était jaloux. A partir du moment où le rôle de Bernadette augmentait, le sien diminuait. D'ailleurs, après elle a tourné dans Le Beau Serge et il ne voulait absolument pas qu'elle tourne.

Ensuite, je suis revenu tout seul pour finir avec beaucoup de plans avec Gérard Blain. Quelque part, Gérard Blain avait compris. Ce n'était pas que de la jalousie. C'était aussi très professionnel, il avait peur que Bernadette lui pique un peu la vedette. Evidemment Bernadette était splendide. Mais surtout, il a compris que ce qui intéressait Truffaut, c'était de filmer les femmes et les enfants. Comme on dit, les femmes et les enfants d'abord !

Et effectivement, ce film, c'est vraiment Bernadette et les gosses. Gérard Blain n'a pas grand chose à faire. Mais cela lui a permis de faire Le Beau Serge ensuite, parce que Chabrol l'a repéré.

Bernadette était marrante. Son grand modèle, c'était Et Dieu... créa la femme et Brigitte Bardot. Mais elle ne reniait pas sa famille bourgeoise, elle était intelligente, son père était pharmacien, ancien résistant, sa mère avait une classe formidable.

Avec son accent, elle était concrète. Elle était très second degré. Elle avait toujours un regard un peu extérieur, notamment à l'égard de Gérard.

J'avais revu Bernadette peu de temps avant sa mort, sur un tournage de télévision. Elle aurait pu continuer à faire des trucs, parce qu'elle était géniale dans les rôles de petite vieille. En vieille dame indigne, elle aurait été très bien. 

Après le tournage Après quand on est rentré à Paris, j'ai continué avec Truffaut. A l'époque, je faisais des études d'histoire et de géographie pour avoir un sursis, mais j'ai quand même fini par partir en Algérie l'année d'après Les Mistons. Pour gagner un peu d'argent, j'étais aussi visiteur médical.

J'ai demandé à Truffaut de suivre le montage. Il avait trouvé un endroit à Gennevilliers.

J'avais tourné presque clandestinement un film à la gloire de Bourguiba, en 1956. C'est là que j'avais connu Cécile Decugis. Quand François Truffaut m'a demandé si je connaissais une monteuse, je la lui ai conseillée. C'est une très bonne monteuse, elle a monté ensuite A bout de souffle de Jean-Luc Godard. Le problème, c'est qu'avec son copain tunisien, elle avait des contacts avec le FLN. Elle avait servi de prête nom à un Algérien qui avait utilisé son appartement. Et donc, elle a fait deux ans de prison.

Je suis allé suivre le montage, le mixage. J'ai fait la synchronisation avec Bernadette Lafont. Evidemment, le film était doublé. C'était tourné avec un Cameflex 35mm. Comme beaucoup de films de Truffaut et la Nouvelle Vague (Chabrol un peu moins), on filmait avec cette caméra qui faisait un son terrible, il y avait les dents qui claquaient sur la pellicule. C'était assez compliqué, il y avait un son témoin, mais c'était un magnétophone qui n'était absolument pas synchronisé. Tout le film a été postsynchronisé en studio. Bernadette est venue, elle doublait très bien. Gérard Blain, qui était professionnel, curieusement, doublait moins bien. Ce qui est marrant, c'est que 30 ans après, j'ai fait un film avec Pauline Lafont, qui elle aussi se doublait très bien. Je lui ai demandé, c'est la première fois que tu doubles. Je lui ai dis, tu vois, j'ai fait le premier doublage de ta maman.

Pour la voix off, il a pris Michel François, qui était la voix française de James Dean. Il avait aussi joué dans Les Dernières Vacances de Roger Leenhardt. Truffaut l'aimait bien. Ensuite, il a fait des films annonces, des génériques. Il avait une voix très claire.

Il y a une première version un peu plus longue, environ 25 minutes. Ce n'était pas programmable. Au cinéma, il y avait un film d'une heure et demie, des actualités, un documentaire. Il ne fallait pas que ce soit trop long pour faire cinq séances par jour.

A ce moment-là, je suis parti faire mes classes au régiment d'infanterie de Montpellier, puis au bout de quatre mois, dans une école d'officier en Algérie. Je n'ai pas suivi les pérégrinations du film, ni le tournage des 400 Coups. Et quand je suis revenu d'Algérie, ils étaient tous connus. Mais Truffaut ensuite a voulu me faire rattraper le temps perdu. Gentiment, il m'a proposé de produire Tire-au-flanc 62, que j'ai mis en scène.


Ambiance sur le tournage

C'était joyeux. Evidemment, ensuite, j'ai participé à d'autres tournages. C'était assez curieux. Truffaut était tendu. Il avait vaguement fait un film en 16 mm, Une Visite à Paris, mais c'était vraiment son premier film. Ce qui était formidable, c'est que grâce à Jean Malige, le temps ne coûtait rien. Au cinéma, le temps coûte une fortune. Mais là, il y avait une équipe ultralégère. Evidemment la pellicule était contingentée. Mais, certaines séquences comme au Pont du Gard prenaient beaucoup de temps.

C'était assez ludique. Un jour, Spielberg a dit que Truffaut lui avait appris à diriger les enfants. C'est vrai, ce n'est pas évident. Truffaut se mettait à hauteur des enfants, il s'accroupissait pour que son regard soit au niveau des yeux des enfants, ce n'était pas un ordre qui tombait de haut. Et en même temps, il ne leur dictait pas un texte, il disait les répliques à la troisième personne, c'est presque les gosses qui faisaient leurs dialogues eux-mêmes.

Plus tard, j'ai toujours été complice avec Truffaut et il a fait tourner mon fils Georges dans L'Argent de poche. Effectivement, je suis passé sur le tournage. Il avait toujours cette complicité avec les gosses. Il était content de les diriger, il redevenait un gosse, il n'essayait pas faussement d'être à la page. En même temps, il disait toujours qu'un gosse qui tourne se sent aussi important qu'un adulte, il peut faire foirer un tournage. Il a une responsabilité, il est le maillon d'une chaîne. Et Truffaut trouvait cela très beau, très digne.

L'accueil à Nîmes

Les journalistes sont venus nous voir. C'était très sympa, il n'y avait pas tellement de tournages à Nîmes. En plus, on tournait dans les lieux classiques.

On était dans les hôtels de Nîmes. Ils avaient tous les souvenirs formidables. Trois ou quatre années auparavant, il y avait eu un grand événement autour de Nîmes, c'était le tournage du Salaire de la peur. Les hôteliers nous parlaient de ce tournage, où il y avait toutes les équipes de Clouzot, une cinquantaine de personnes. Ils nous trouvaient un peu riquiqui par rapport eux.

C'était sympa. On est resté assez longtemps, on nous voyait dans les rues, avec notre petite caméra, aux jardins de la Fontaine, avec Bernadette en bicyclette. Et puis, on fait tourner les gosses de Nîmes. C'était très joyeux, on était bien intégré.

En plus Jean Malige était du coin, il y avait son fils qui venait donner un coup de main de temps en temps. Truffaut et moi, on était les deux Parigots.

Les doutes de Truffaut

Ce sont les premiers travaux pratiques, il découvre le tournage avec les enfants. C'est la découverte du cinéma, parce qu'Une Visite était tournée dans un appartement. Il n'avait jamais été assistant, il avait été assistant scénariste avec Roberto Rossellini, mais il n'avait jamais participé à un tournage. Il allait sur les tournages en tant que journaliste. J'avais conscience que pour Truffaut, c'était important. C'était l'époque où il écrivait encore. Souvent, on dînait ensemble et il me disait qu'il fallait qu'il rentre bosser. Je trouvais ça marrant. Mais il a beaucoup travaillé sur l'adaptation. Je me disais, ce n'est qu'une nouvelle. Il était vachement tendu. C'était un critique iconoclaste, il avait descendu pratiquement tous les réalisateurs dans Arts et dans les Cahiers. Il était tricard au festival de Cannes qu'il avait attaqué. En vérité, il ne savait pas tellement ce que cela allait donner, c'était son premier film, mais il savait qu'on l'attendait au tournant. Un peu comme Godard avec A bout de souffle. Les mecs étaient là avec des kalachnikovs. Si le film avait pu se planter, cela aurait fait le bonheur du tout-Paris.

Ses ennemis ne l'ont pas vu venir, comme c'était un court-métrage. Puis il a enchaîné avec Les 400 Coups et ils ont été désarmés. Je ne sais pas si Cocteau a vu Les Mistons. On disait qu'il démolissait tous les films français, mais François Truffaut aimait les films de Jean Cocteau, de Bresson, de Jacques Tati, de Jean Renoir ou de Becker, il n'était pas uniquement polémiste. Il aimait un certain cinéma français.

Scènes coupées au montage

On a tourné à Saint-André-de-Valborgne dans la propriété de la famille de Bernadette Lafont. On a tourné une scène qui a été coupée avec une mante religieuse, le couple était couché dans l'herbe. Après, j'ai compris que c'est dans cette région que Pauline s'est perdue. Plus tard, comme réalisateur de télé, j'ai tourné un film avec Pauline Lafont, 30 ans après.

A la fin du tournage, on avait mis une annonce dans le journal. On cherchait des jeunes filles pour une séquence qui a été également coupée. Truffaut avait rajouté une partie par rapport à la nouvelle de Maurice Pons, pour excuser un peu ces enfants, pour expliquer ce qu'était l'adolescence même si cela pouvait sembler un peu méchant. On avait demandé des filles de 13 ou 14 ans, mais elles avaient l'air d'avoir 17 ans.

Les Mistons et les Mistonnes, dans le centre de Nîmes. Photo Hervé Collignon.


Daniel Ricaulx, le Miston

Adolescent, le jeune Nîmois Daniel Ricaulx a été sélectionné par François Truffaut pour interpréter l'un des Mistons. Il garde un souvenir impérissable de cet été pas comme les autres.


Comment s'est passé le casting des Mistons ?

Je m'en souviens comme si c'était hier. C'est un très bon souvenir, quelque chose de merveilleux. J'étais à l'école. On était allé dans les locaux, boulevard Amiral-Courbet. J'avais suivi mes frères et les autres enfants de mon quartier, je m'embêtais, c'était l'été. Devant Midi Libre, il y avait plein d'enfants avec leurs parents. Et là, j'entends dire qu'on cherchait des "acteurs de complément" pour tourner un film.

J'ai fait le casting comme tout le monde. Au fur et à mesure, certains descendaient et repartaient chez eux. Quand ça a été mon tour, on m'a dit de rester dans un bureau à côté avec d'autres enfants, il y en avait déjà trois ou quatre et qu'on allait rediscuter avec vous.

Evidemment, il fallait venir avec les parents. Et moi, j'étais venu sans eux. François Truffaut m'a dit, bon maintenant, il faudrait que tu appelles tes parents. Là, j'ai dit que ma mère était partie parce que c'était trop long et qu'elle allait revenir. Je leur ai proposé d'aller chez moi pour la voir. Et ils m'ont gardé et sont venus à la maison pour remplir les papiers.


Quels souvenirs gardez-vous du tournage ?

On allait aux arènes, mais souvent, ils venaient nous chercher à la maison. Il y avait Truffaut, Bernadette Lafont ou Gérard Blain, ça rassurait les parents. On partait toute la journée. Le matin, on avait le petit déjeuner. A midi, on allait manger au restaurant ! C'est un film qui s'est fait sur le vif, on ne refaisait pas trop de scènes.

Tournage dans les arènes de Nîmes. Photo Hervé Collignon.


Quelle était l'atmosphère sur le tournage ?

C'était une ambiance de gamins. On était sous les ordres des adultes, on essayait de faire au mieux. Ils ne voulaient pas faire trop de prises. Truffaut n'avait pas un rond, il avait dû emprunter pour faire le film.


Comment travaillait-il avec les enfants ?

Parfois, certains n'écoutaient pas, faisaient les couillons ! On avait 14 ans. Jamais il ne criait, jamais il ne nous engueulait. Ça se passait toujours en douceur.  

C'était comme un grand frère, un homme formidable, alors que Gérard Blain était assez caractériel. Longtemps, j'ai eu des contacts avec Truffaut après le film. Il nous disait que ce film était le tremplin vers un autre film, qui allait être Les 400 coups. J'ai même été sélectionné pour participer au casting des 400 coups. Il fallait monter à Paris et mon père n'a pas voulu, il m'a dit tu ne feras jamais du cinéma.

Vous auriez aimé continuer ?

A l'époque, c'était un jeu. On ne savait même pas que c'était un métier. Bien sûr, j'aurais aimé continuer. Mais après, on a beaucoup tourné avec Truffaut pour aller présenter le film un peu partout. Il venait nous chercher, on montait sur scène, on discutait... On était les vedettes !

Après, il a fallu rentrer à l'école. Chaque fois que j'arrivais dans mon quartier, on venait me poser des questions. Dans Midi Libre, tous les jours, il y avait eu des articles, des comptes rendus du tournage. On était fier. Moi, j'habitais dans un quartier des premiers HLM à Nîmes. Mon père travaillait à la SNCF, comme tout le monde dans notre bâtiment. En face, c'était des gens l'armée. C'était très populaire. On l'appelait le quartier des Cités.


Pendant un été, vous avez mené une vie de star...

On tournait au Pont-du-Gard, à Saint-André-de-Valborgne. On était vachement chouchouté. Truffaut était un homme extraordinaire.


Vous vous rendiez compte de l'importance du moment ?

Pas du tout. J'ai réalisé l'importance du film très longtemps après. Gamin, quand je l'ai revu, je me suis dit que c'était cul-cul. Après, au fil du temps, j'ai vraiment compris. Mais enfant, je ne comprenais pas ces enfants qui embêtaient ces amoureux.


Maintenant quand vous revoyez les films, quelles sensations avez-vous ?

Déjà quand on voit le train entrer dans la gare, on se dit que c'était le Moyen-Âge ! Ça m'arrive de temps en temps de le regarder avec nostalgie. C'est dommage, dans le lot, on n'a retrouvé qu'un seul autre "miston", Robert Bulle. L'historien Bernard Bastide a cherché. Je me souviens également qu'à la mort de François Truffaut, il y a un hommage à Nîmes (NDLR : une exposition conçue par deux associations l'ARDDI et Ciné-Sud.) Il y avait Jean Malige, mais on n'avait retrouvé que Robert Bulle qui travaillait au musée de Lyon et moi.


A Nîmes, comment les gens regardaient cet événement ?

A l'époque, il n'y avait pas eu tellement de films tournés à Nîmes ! Chaque fois, il y avait beaucoup de monde. Quand on tournait dans la rue, il y avait des barrières, la police... C'était bizarre, mais c'était un jeu. On ne se prenait pas pour des stars !


Ensuite, vous avez suivi la carrière de Truffaut ?

Oui, bien sûr. Longtemps, j'ai eu des courriers. Truffaut écrivait tellement mal, d'ailleurs on le voit sur les mémos qu'il faisait sur le film, qu'il tapait ses lettres à la machine.

Bernadette Lafont, j'ai eu aussi l'occasion de la revoir plusieurs fois à Nîmes. Je me souviens notamment pour l'inauguration du parvis des Arènes. Cela faisait 40 ou 50 ans, que je ne l'avais pas revue.


Jean-Charles Lheureux, le journaliste

Journaliste à Midi Libre et cinéphile, Jean-Charles Lheureux a accueilli François Truffaut pour le casting des Mistons. Il ensuite suivi le tournage. Il est mort en 2010. Je l'avais rencontré en 2004 pour évoquer ses souvenirs. Revoici l'article rédigé à l'époque.

Le 31 juillet 1957, c'est l'émeute dans les anciens locaux de Midi Libre, boulevard Amiral-Courbet, à Nîmes. Le matin, est parue une annonce : Metteur en scène de cinéma cherche 5 jeunes garçons de 11 à 14 ans pour jouer "Les Mistons". S'adresser à Midi Libre.


Une centaine d'enfants débarque. Tous veulent devenir des vedettes. « Les premiers arrivés étaient très braillards », se souvient Jean-Charles Lheureux, journaliste et cinéphile qui avait animé le Club nîmois du cinéma français. « Les parents amenaient des gamins qui avaient peut-être 3 ans. Truffaut a fait une sélection très intelligente. D'abord, il leur a posé des questions. Il en a retenu une vingtaine. Puis cinq ont été refusés parce qu'ils ne prenaient pas la lumière. Ensuite, il leur a demandé d'apprendre un texte. Truffaut était très généreux. Il leur avait offert des casse-croûte, des gâteaux. Je me rappelle, dans mon bureau, que des gosses demandaient combien ils allaient être payés. Ce devait être leurs parents qui s'inquiétaient. »


Rapidement, cinq gamins sont retenus. Le lendemain, Midi Libre publie leurs photos et un article sur le casting. « Les cinq mistons choisis sont tous des élèves des écoles de notre ville : Dimitri Moretti de l'école de Grézan, Daniel Ricaulx de celle de la rue d'Avignon, Robert Bulle de l'école de l'Assomption, Henri Demaeght de l'école de la Grand-Rue et Alain Baldy de celle de la rue Flamande. »


Tous vont rejoindre l'équipe où brille une jeune Nîmoise qui fait craquer tout le monde. « Pour être franc, j'avais surtout été intéressé par Bernadette Lafont. Elle avait 18 ans et elle était belle », reconnaît Jean-Charles Lheureux, quand il évoque le tournage. La jeune débutante a rencontré le cinéaste par l'intermédiaire de son compagnon, l'acteur Gérard Blain qui joue également dans le film. A l'époque, elle suivait des cours de danse avec la maîtresse de ballet du théâtre. « On s'est extasié sur sa bonne prestation. Elle était toute à ses amours et je crois qu'elle jouait naturellement sans penser à l'avenir. »


Les témoins de l'époque ne se doutent pas des carrières qui commencent pour l'actrice et son metteur en scène. Truffaut est même accueilli avec scepticisme. « Les Cahiers du cinéma étaient ma bible mais je n'étais pas toujours d'accord avec ses critiques », explique Jean-Charles Lheureux. Personne ne prend au sérieux le jeune loup. Vêtu d'un short, il entrait à l'Imperator avec son vélo... « Truffaut avait eu des ennuis en raison de la foule, rappelle le journaliste. Il n'avait pas demandé le concours de la police pour faire le service d'ordre. Alors il y avait trop de curieux sur la pellicule. Nîmes était très provincial à ce moment-là. Il a été perçu plus favorablement quand est arrivée la fin du mois et qu'il a payé ses dettes. Parce que les gens n'avaient pas confiance. »


Sur place, le pourfendeur « d'une certaine tendance du cinéma français », affronte les difficultés du septième art. Après des années à publier des critiques souvent saignantes contre Jean Delannoy et Claude Autant-Lara, il passe à l'action. « On allait souvent au bistrot et il m'avait dit que c'était une expérience très fructueuse pour lui parce qu'il voyait les réalités d'un tournage. »


Sur le plateau, l'ambiance est joyeuse. L'équipe pose sa caméra aux arènes, aux jardins de la Fontaine, dans les ruelles de l'Ecusson. Elle se déplace aussi au Pont du Gard et dans les Cévennes. Jean-Charles Lheureux déjeune plusieurs fois avec Truffaut. Tous deux avaient un point commun : leur admiration pour Jean Renoir, le réalisateur de La Grande Illusion et de La Règle du jeu. « Truffaut avait espéré que Renoir viendrait mais il était retenu ailleurs. Je crois qu'il lui avait envoyé des rushs à Paris. Il m'avait parlé de lui. Il avait une peur énorme de son jugement. »


Les artistes de la Nouvelle vague appellent le vieux réalisateur "le patron". De son côté, le journaliste a participé à La Marseillaise à la fin des années 30. « On était figurants avec des copains du lycée de Tournon. On avait touché 20 francs. C'est à ranger dans la case des bons souvenirs. On avait tourné trois jours sur une petite route de l'Ardèche. Il n'y avait pas de vedettes mais un gros déploiement technique. » Ce qui n'était pas le cas pour Les Mistons. Et les Nîmois, qui avaient assisté quelques années avant au tournage du Salaire de la peur, s'étonnent un peu de la légèreté des moyens de François Truffaut.

Mais cela séduit les cinéphiles locaux. « Au ciné-club, cela nous avait donné des idées, explique Jean-Charles Lheureux. On s'était mis à plusieurs pour faire un scénario avec des rédacteurs de Midi Libre. On avait fait un film avec comme acteur principal un photographe du journal qui s'appelait Casanova. C'était une pochade, une fantaisie. Il faisait un matador, c'était une aventure picaresque (NDLR : On demande un toréador de Max Sautet,1953). Le film était tourné par Jean Malige qui a travaillé sur les "Mistons". C'était amusant parce que l'on connaissait tous les acteurs. »


Mais le film n'avait pas eu la carrière des Mistons. Une fois le film de Truffaut achevé, tous les doutes des Nîmois sont dissipés. Du premier plan où Bernadette Lafont remonte l'avenue Feuchères en vélo jusqu'au dernier sur les quais de la Fontaine, ce sont 17 minutes de bonheur. « J'ai beaucoup apprécié le film au point de vue cinématographique, se souvient Jean-Charles Lheureux. Mais il y avait quelques petites fautes au niveau de la personnalité des acteurs. Blain n'avait pas du tout l'accent du midi. En revanche, Bernadette avait l'accent, terrible... »


“Les Mistons” est disponible en bonus sur le DVD du film “Les 400 Coups”, chez MK2. Ainsi qu’en VOD sur universcine.com et senscritique.com


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