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"Ces artistes veulent essayer de se sauver deux fois"

Historien du protestantisme, Patrick Cabanel publie "Deux peintres du refuge" aux éditions Alcide, un beau livre consacré à la vie et l'oeuvre de Leo Maillet et Jacob Barosin, deux artistes cachés en Cévennes pendant l'Occupation.

La déportation depuis le camp de Gurs, 1948 ? © United States Holocaust Memorial Museum, Washington.


Comment est né ce nouveau livre Deux peintres au refuge ? II est lié à votre précédent ouvrage Nous devions le faire, nous l’avons fait, c’est tout qui était consacré au refuge des juifs en Cévennes durant l’Occupation…


C’est même beaucoup plus ancien. En 1982, le Club Cévenol et son président Philippe Joutard ont lancé l’idée d’une enquête sur quelque chose qui à l’époque n’était pas du tout connu, qui n'était raconté nulle part : l’accueil clandestin de juifs dans les Cévennes. On avait écrit un premier livre, puis j’ai publié Nous devions le faire...

On s’est aperçu que c’était un phénomène collectif. Des centaines de gens étaient concernés. Et ce que j’ai découvert, on était passé à côté pendant des années, c’est que parmi eux, il y avait plusieurs artistes, des peintres, certains étaient connus avant la guerre. Ces peintres sont venus se cacher dans les Cévennes, comme d’autres juifs. Ils ont échappé aux forces de répression, à Vichy, aux Allemands, ils ont tous survécu à cette période si difficile.

Et donc, j’ai lancé une enquête spécifique sur la trace de ces hommes et de cette femme, Marianne Ahlfeld, sculptrice, marionnettiste, peintre juive allemande. Quand j’ai retrouvé leur trace, j’ai essayé ensuite de retrouver la trace de leurs œuvres.


Et vous êtes allé plus loin sur le parcours de deux d’entre eux, Leo Maillet et Jacob Barosin.


Il se trouve que chacun d’eux a publié, l’un aux Etats-Unis en anglais, l’autre en allemand en Allemagne, dans les années 1980, des livres de souvenirs avec des pages entières racontant leur refuge dans les Cévennes. Marianne Ahlfeld, qui est partie vivre en Israël après la guerre, a aussi publié un livre en Allemagne dans les années 1990.

On avait des éléments biographiques très précis. Mais pour Marianne Ahlfeld, je n’ai pas réussi à retrouver d’oeuvres, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent pas.

Alors que pour Leo Maillet et Jacob Barosin, qui font l’objet de ce livre, il existe beaucoup d’oeuvres. Tout a été sauvegardé. Dans le cas de Jacob Barosin, son œuvre a été déposée dans deux grands musées de la Shoah, le United States Holocaust Memorial Museum à Washington et à Yad Vashem à Jerusalem. Les œuvres sont connues, protégées, cataloguées.

Pour Leo Maillet, la plupart de ses œuvres sont conservées par ses deux fils, l’un qui vit à Munich, l’autre qui a conservé la maison paternelle dans le Tessin suisse. Ce livre est une sélection, on a essayé de choisir les plus belles œuvres, les plus caractéristiques.

Sans titre, 1944. © Collection particulière, Daniel Maillet & Nikolaus Mayer.


Qui sont Jacob Barosin et Leo Maillet ?


Leo Maillet est un juif allemand. Jacob Barosin est un juif allemand, d’origine lettone. Avec lui, on est tout de suite dans l’histoire de la diaspora juive. Ses parents avaient quitté la Lettonie de l’époque, qui était russe, pour s’établir à Berlin, grande capitale intellectuelle dans laquelle le jeune Barosin a fait ses études artistiques. Il a commencé à se faire connaître comme peintre dans les années 1920.

Quand le nazisme arrive, et cela ne concerne pas que Barosin, ce sont des milliers d’intellectuels, de romanciers, de philosophes, de peintres, de sculpteurs, de militants politiques qui doivent partir. Certains sont mis en prison, d’autres ont le temps de fuir. Tous ces gens-là se retrouvent en exil, beaucoup choisissent la France, la république laïque qui était très ouverte. Le livre Weimar en exil de Jean-Michel Palmier raconte cette histoire. Dans les deux cas, Barosin, comme Maillet, arrivent à Paris, la capitale culturelle. Ils recommencent leur vie, recommencent une œuvre. Tous croient possible de reconstruire une vie dans l’exil, dont ils savent qu’il va être durable. Et tous réussissent à retrouver une forme d’équilibre, de bonheur. Mais ils seront à nouveau frappés une deuxième fois avec la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne nazie.


Vous racontez avec précision les situations administratives extrêmement complexes pour ces réfugiés qui arrivent en France...


Quand on n’est pas familier de cette histoire, on a du mal à percevoir que cela commence avant l’Occupation allemande, avant Vichy. Le régime qui va contrôler, interner toute cette masse d’intellectuels en exil, c’est la IIIe République. Elle le fait, non pas par autoritarisme, mais parce qu’elle vient de déclarer la guerre à l’Allemagne nazie et qu’elle redoute que dans ces milliers d’anti-nazis déclarés, il y ait des espions. Dans un geste de protection, elle décide d’interner ceux qui avaient été les premières victimes de l’Allemagne nazie, ceux qui voulaient se battre contre elle.

Ensuite, ils ne vont plus réussir à sortir de l’internement. Ils sont enfermés en 1939 à titre d’Allemands ou d’Autrichiens. Puis le régime de Vichy ne fait que pérenniser leur internement. Certains vont réussir à s’échapper, comme Maillet et Barosin et trouver refuge en Cévennes en 1942-1943.

On peut comprendre la IIIe République. Il y avait aussi en France une immigration italienne depuis les années 1920, mais il y avait aussi parmi eux de faux réfugiés, de vrais espions. C’était le cas aussi à l’époque du tsarisme en Russie. L’État est vigilant sur les flots de réfugiés. Le problème, c’est que la IIIe République, surtout à partir de 1938 où il y a une crispation autoritaire avec Daladier, ne cherche pas trier. Elle considère que tous les réfugiés politiques sont a priori suspects et elle les interne tous, les femmes comme les hommes. Il y a une réaction panique, pas très éclairée.

Beaucoup de ces jeunes rêvaient d’en découdre avec le nazisme. Certains étaient arrivés en France par le détour de la guerre d’Espagne et des Brigades internationales, où ils avaient fait la guerre contre le fascisme. Et la République n’a pas cherché à prendre en compte ces parcours, la sincérité des engagements. Ils se sont retrouvés piégés par l’histoire, une seconde fois en 1939.

Cévennes, 1943. © Collection particulière, Daniel Maillet & Nikolaus Mayer.

Ce qui est bouleversant, c’est que malgré l’oppression, la cache, la fuite, Leo Maillet et Jacob Barosin continuent à créer…


C’est une force. On pourrait les imaginer brisés, terrorisés, n’ayant d’ambition que de survivre, de se cacher, de se faire oublier, de manger à leur faim. Or ce n’est pas le cas. Et en même temps, est-ce qu’ils pouvaient faire autre chose ? Quand on est artiste, peut-on renoncer à cette vie ? Les romanciers continuent à écrire, les philosophes à philosopher. On sait que les musiciens juifs, dans les camps d’extermination, essayaient de continuer à écrire de la musique.

Ces gens veulent essayer de se sauver deux fois. Ce sont des créateurs, ils veulent sauver leur peau, mais aussi ce qui fait le sens de leur vie. Ils n’ont pas le choix, ils ne peuvent pas s’abandonner eux-mêmes. Ils sont peintres depuis toujours et ils continuent. Il leur manque tout, de la peinture, des chevalets, des toiles, des cadres. Donc, ils dessinent sur n’importe quel support, sur du carton, ils sont heureux quand ils réussissent à acheter ou à faire acheter pour eux un peu de papier et de gouache. Pour eux, survivre n’est pas seulement échapper aux forces de répression, c’est continuer à créer.

L’oeuvre qu’ils laissent est aussi un formidable témoignage de ce qui s’est passé...


Ce sont des œuvres d’art, mais ce sont des œuvres qui intéressent les historiens car elle traduisent directement les grandes émotions de cette période. Pour eux qui sont juifs traqués, cela raconte la peur, l’internement et la déportation. Tous les deux, Maillet et Barosin, ont été dans les camps français d’où partaient les trains de déportation.

Maillet a été dans le camp des Milles à Aix-en-Provence, puis à Rivesaltes. Il a été mis dans un train pour Drancy, étape ultime avant Auschwitz. Mais il s’est échappé du train. Il sait ce que c’est que d’être dans un camp d’où vont partir des trains pour une destination inconnue et angoissante.

Barosin a été enfermé à Gurs, d’où partaient aussi des trains pour Drancy. Il a été sorti du camp pour intégrer un groupe de travailleurs étrangers, pour travailler pour Vichy. Cela l’a sauvé. Mais il a vu les gens partir, il a vu l’appel fait dans les baraques, il a vu ses camarades. Ils ne connaissaient pas les chambres à gaz, mais ils savaient qu’ils partaient pour le fin fond de l’Europe et que le pire leur était garanti.

Ils décrivent cela, ils dessinent les visages dignes de personnes qui savent que le destin est tombé sur eux. Puis, quand ils sont dans les Cévennes, ils dessinent aussi les paysages, les scènes du refuge, des scènes plus apaisées et apaisantes. Les Cévennes les ont sauvés physiquement mais elles ont aussi contribué à les sauver psychiquement en leur offrant des réseaux d’entraide, en leur faisant découvrir une autre humanité, que d’autres essayaient de leur interdire. C’est l’époque du crime contre l’humanité, et les Cévennes les consolent, les protègent de ce crime.

Après le transport, un autre jour à Gurs, non daté. © Yad Vashem Art Museum, Jerusalem.

Ils ne se croisent pas durant leur séjour ?


Absolument pas et c’est très joli d’ailleurs. Ils sont à une vingtaine de kilomètres. Dans les deux cas, ce sont les protestants, les pasteurs qui les sauvent, des pasteurs qui ont été nommés Justes parmi les nations par Israël. Mais ce ne sont pas les mêmes micro-réseaux. Ces gens-là ne savaient pas mutuellement qu’ils sauvaient des juifs et ces artistes ne se sont jamais rencontrés, ni avant, ni pendant, ni après. Sauf que les Cévennes les ont réunis.


Cela dit aussi le secret dans lequel ils vivaient…


C’est l’une des recettes de la clandestinité heureuse. Tout doit être extrêmement compartimenté. Il se trouve que dans les Cévennes, cela fonctionne bien avec un ensemble de petits hameaux. Quand on est dans un hameau de trois ou quatre familles, il est quasiment impossible de cacher aux autres qu’on est là, mais cela s’arrête à cet espace. Avec ses vallées déchiquetées, c’est un paysage qui se prête bien à la clandestinité.

En même temps, au départ, Barosin et son épouse, tous les deux juifs, se sont cachés au coeur de Florac, une petite ville. Ils étaient dans une maison où il y avait à la fois un couple un peu âgé, leur fille et leur petite-fille. Et la petite-fille ne savait pas que dans sa propre maison, il y avait une pièce fermée à clé où vivait le couple. Les gens ont pris des risques considérables…

Florac, Lozère, 1943. © United States Holocaust Memorial Museum, Washington.

En tant qu’auteur, vous vous aventurez sur un autre terrain en passant les œuvres au crible de l’histoire de l’art ?


Je vais rester modeste ! Je porte un regard d’historien sur les choses, ce qui ne m’interdit pas d’aimer l’art contemporain. On peut dire avec ces œuvres, que ce ne sont pas seulement des témoignages pour l’histoire. Je crois qu’elles ont une vraie qualité esthétique.

Leo Maillet était un peintre déjà reconnu avant le nazisme, c’est la raison pour laquelle les nazis ont détruit ses œuvres, dans leur guerre contre ce qu’ils appelaient l’art dégénéré. Sa voisine Marianne Ahlfeld, qui était cachée à quelques centaines de mètres de chez lui, avait été l’une des assistantes du grand Paul Klee. On est dans la grande histoire. Ce ne sont pas des peintres du dimanche. Même sans être spécialiste de l’histoire de l’art, on voit tout de suite qu’on est dans le domaine de l’art, pas uniquement dans celui des archives pour historiens.


Chèvres et chevriers, 1965. © Collection particulière, Daniel Maillet & Nikolaus Mayer.

Leurs styles sont très différents…


Leo Maillet est typique de l’expressionnisme allemand, une vision très expressive, violente de la société. Alors que Barosin a une ligne plus classique, plus claire, plus sereine. Ce n’est pas du tout le même art.

Pour les historiens, il reste encore beaucoup à explorer sur l’histoire de la clandestinité en Cévennes ?


Il en reste de moins en moins. D’abord, malheureusement, les derniers témoins disparaissent, même les enfants cachés. Par ailleurs, toutes les archives sont aujourd’hui ouvertes. On peut considérer que l’essentiel est connu, mais c’est presque réjouissant, il restera toujours des inconnus, des gens qui auront échappé à la déportation, mais dont nous ne saurons jamais ni le nom, ni même le passage, parce que ceux qui se sont cachés comme ceux qui les ont cachés ont disparu.

Je pense que ce n’est pas considérable, ce n’est pas le double de ce que l’on sait. Mais à l’évidence, il y a des choses qui nous ont échappé et qui nous échapperont toujours. Et je crois que c’est rassurant...

En mémoire de Ludwig Rosenwald, 1942, 1960. © Collection particulière, Daniel Maillet & Nikolaus Mayer.

"Deux peintres du refuge, artistes juifs dans les Cévennes, 1942-1944", de Patrice Cabanel. Editions Alcide, 96 pages. 22 €.


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