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"Ces enfants chétifs étaient une proie toute désignée pour la Bête du Gévaudan"

Entre 1764 et 1767, sous le règne de Louis XV, les attaques se multiplient en Gévaudan. Une Bête répand la terreur, s'attaquant aux humains, particulièrement aux jeunes bergers et bergères. Spécialiste de l'histoire des Cévennes, Jean-Paul Chabrol publie "Sur les traces de la Bête du Gévaudan", un livre jeune public aux éditions Alcide. Le texte, accompagné des illustrations de Frédéric Cartier-Lange revient sur cette affaire, mais aussi sur son époque, avec quelques éclairages pour les enfants, notamment à travers l'histoire du petit Jacques Portefaix, 12 ans, qui est parvenu héroïquement à échapper à la Bête et à sauver un plus petit que lui.


Vous publiez un livre sur l’histoire de la bête du Gévaudan. Comment vous êtes-vous emparé de cette histoire effrayante pour la raconter aux enfants ?

J’avais déjà écrit un livre aux éditions Alcide sous forme de questions et de comparaisons entre la Bête des Cévennes et la Bête du Gévaudan. C’était un gros livre scientifique, destiné à des adultes. Là, il y avait un défi : résumer une affaire complexe et adapter le récit pour un public jeunesse. Cela nécessite de réécrire l’ouvrage, en modifiant le plan de façon à faire une synthèse et à publier des textes et des récits dans lesquels les enfants sont concernés, puisque certains ont combattu victorieusement la Bête et ont évité un drame.

J’ai été aidé par l’illustrateur Frédéric Cartier-Lange. Ses dessins complètent très utilement le texte et donnent à voir des objets que l’on ne trouve pas dans les ouvrages savants écrits sur la Bête du Gévaudan. On a des récits selon lesquels les Dragons étaient déguisés en femmes pour attirer la Bête. Des personnes ont écrit jusqu’à Versailles pour proposer des pièges destinés à exterminer la Bête. Mais cela n’avait jamais fait l’objet de représentations. Les enfants et les adultes ont des images pour la première fois de ces tentatives pour capturer la Bête.


Le livre ne raconte pas seulement l’histoire mais aussi le monde dans lequel elle se déroule. Quelle était la place des enfants à l’époque ?

A l’époque, plus de 80 % de la population est rurale. Et la plupart des Français vivent des revenus de la terre, souvent pauvrement. Dans ces familles paysannes, sauf si elles sont riches, les enfants, dès le plus jeune âge, à partir de 5 ou 6 ans, sont une main d’œuvre utilisée pour des travaux agricoles, surtout pour garder le bétail. Cela explique le nombre très élevé de petits bergers ou de petites bergères qui ont été attaqués ou dévorés par la Bête. C’est une réalité courante à travers toute la France et pas seulement dans le Gévaudan.


Le Gévaudan à l’époque est une terre assez reculée…

Il faut nuancer. Le Gévaudan correspond grosso modo au département de la Lozère, avec le canton Saugues qui est aujourd’hui rattaché à la Haute-Loire. C’est surtout la Margeride, c’est-à-dire le Nord-Ouest de la province, qui est relativement isolée par rapport aux Cévennes, qui sont plus ouvertes. La région du Mont-Mouchet vit à l’écart. Mais cela ne signifie pas que l’information ne circule pas, on trouve beaucoup de colporteurs qui vont jusqu’au fin fond des hameaux et des villages pour vendre des images. C’est ce que l’on représente d’ailleurs dans le livre.


Les loups sont très fréquents à l’époque dans les campagnes…

Oui, pratiquement partout en France, les loups sont omniprésents. En Gévaudan, la densité était relativement élevée. Pendant toute la période de la crise, on a tué une centaine de loups par an, dont deux ou trois loups carnassiers anthropophages. Les paysans, surtout les bergers, voyaient quotidiennement ou presque le loup. Ce qui les a étonné, c’est qu’en temps normal, le loup ne s’attaque pas à l’homme. Il dévore des animaux de la ferme, de jeunes agneaux, de jeunes veaux. Là, surprise, non seulement, le loup continue à manger du gibier et des animaux de basse-cour, mais il s’attaque à des humains et notamment à de jeunes enfants, qui étaient une proie relativement facile. Cela s’explique parce que les enfants de cette époque n’avaient pas la taille des enfants d’aujourd’hui, ils étaient beaucoup plus petits. La Margeride était une région de malnutrition. Ces enfants étaient chétifs, malingres, c’était une proie toute désignée pour les loups anthropophages.


Que signifie cette appellation de Bête ?

C’est un mot utilisé pas seulement pour la Bête du Gévaudan, puisque dans le livre on signale d’autres bêtes tout aussi cruelles dans le royaume de France qui ont dévoré parfois plus de personnes qu’en Gévaudan. Lorsque le loup devient carnassier, cela interroge les paysans, l’opinion publique… Subitement, on a des attaques en série. On applique à cet animal énigmatique ce terme générique de Bête. Mais quand on analyse ces récits qui utilisent le mot Bête, on s’aperçoit que derrière ce mot, se camoufle très souvent le loup carnassier anthropophage.


Cette histoire résonne avec le contemporain. Par exemple, son "succès" est notamment lié à la presse…

Tout à fait. Il n’y aurait pas l’affaire de la Bête du Gévaudan s’il n’y avait pas eu la presse. Et a contrario, quand on voit la carte des régions françaises qui ont été marquées par des bêtes, la Bête du Limousin, la Bête du Bourbonnais, la Bête de Touraine, ces affaires ont été oubliées parce que la presse s’en est désintéressées. C’est un peu le hasard, la presse avait couvert la guerre de Sept-Ans et n’avait plus rien à se mettre sous la dent, sans mauvais jeu de mots, quand éclate l’affaire de la Bête du Gévaudan. Elle s’en empare, en fait ses choux gras. Les journaux et les colporteurs popularisent cette histoire au-delà même du royaume de France. Dans une partie de l’Europe, grâce aux gazettes, on a entendu parler de la Bête du Gévaudan. Et même l’opinion publique découvre qu’il y a une province qui s’appelle le Gévaudan.

Cette affaire est également intéressante parce qu’elle met le pouvoir royal à l’épreuve…

Depuis Louis XIV, le pouvoir est de plus en plus centralisé. Dès qu’il y a un événement dans une province, l’information remonte très vite à Versailles. Le roi qui se considère comme le père de tous ses sujets, ne peut pas se désintéresser des catastrophes qui peuvent éclater partout en France. La Bête du Gévaudan, avec une centaine de personnes dévorées et plus de 350 personnes attaquées, oblige le gouvernement à intervenir.

Le pouvoir intervient au niveau local, avec l’évêque de Mende, les notables, la noblesse locale qui se mobilisent. Les intendants du Languedoc ou d’Auvergne, qui sont comme des superpréfets de région, se mobilisent également. Par courrier, ils sont sans cesse en relation avec Versailles et donc, l’écho de la Bête remonte jusqu’au roi. Cela explique les sommes qu’il attribue d’abord pour quiconque tuerait la Bête, mais également l’envoi par deux fois de louvetiers professionnels pour l’exterminer.


L’histoire s’accompagne aussi d’une foule de superstitions…

Pourquoi remontent-elles à la surface ? Tout d’abord, dans les veillées, on racontait des contes et notamment animaliers avec le renard, le loup, mais également des contes fantastiques avec des loup-garous, des sorciers. Avec l’affaire de la Bête, surtout pendant les premiers mois, quand les paysans s’étonnent de cette Bête qui échappe systématiquement aux chasseurs, il était normal que circulent ou ressurgissent ces contes. Ce qui est étonnant, c’est que même des gens lettrés, des bourgeois, des nobles, qui avaient des connaissances scientifiques, qui lisaient les ouvrages de Buffon, ont été pris au piège et ont partagé parfois les racontars, les récits fantaisistes ou les superstitions qui circulaient au sein de la population.

Mais attention, tous les paysans n’étaient pas superstitieux. Et dans les textes que nous avons sur la Bête, on voit que certains paysans ont toujours pensé que cet animal fantastique n’était qu’un loup. Les bourgeois, les gens à Versailles considéraient le peuple comme superstitieux, mais c’est quand même une caricature.


Vraisemblablement, il y a eu plusieurs bêtes. Que sait-on véritablement de cet animal ou de ces animaux ?

D’abord, dès l’époque, un certain nombre de rumeurs plus ou moins fantaisistes pensaient que ce n’était pas un loup. On retrouve tout un folklore, des légendes qui disent que la Bête, c’est le diable. C’est ce que pense l’église catholique.

Mais, l’histoire d’un monstre qui ne serait pas un loup, même si elle circule dans le Gévaudan jusqu’en 1767, se développe surtout au XIXe siècle, avec les romanciers et certains historiens ou érudits. Certains disent que ce n’était pas un loup, il y a plusieurs hypothèses, ce qu’on appellerait aujourd’hui un serial-killer, une bête dressée spécialement pour dévorer les enfants, un loup-garou, un sorcier, un animal exotique... C’est ce qu’on retrouve aujourd’hui encore sur Internet. Il y a toujours des gens qui affirment, sans en montrer les preuves, que ce n’était pas un loup.

Dès l’époque de l’affaire, certains ont toujours affirmé qu’il s’agissait d’un loup ou de loups anthropophages. Et les meilleurs chercheurs, les éthologues qui étudient le comportement des loups concluent qu’il n’y a pas une seule bête, mais probablement trois, quatre ou cinq meutes de loups qui ont opéré en même temps sur ce vaste territoire.

D’autre part, lorsqu’on fait l’histoire des loups en France, avec des preuves documentaires, on s’aperçoit qu’avant l’affaire du Gévaudan, c’étaient uniquement un ou des loups qui dévoraient les humains et principalement les enfants, les jeunes bergers ou les jeunes bergères. On a deux séries de preuves, l’historique des attaques de loup en France contre les humains et les travaux scientifiques qui montrent qu’exceptionnellement, dans des conditions qui sont difficiles à expliquer, environ 2 % des loups peuvent devenir, et c’est une énigme, anthropophages.


Pourquoi cette histoire continue à fasciner aujourd’hui et reste aussi vivante ?

D’abord, parce que dans toute histoire, il y a toujours, à cause des lacunes, une part d’énigme ou de mystère. D’autre part, les loups fascinent, les histoires de loup encombrent les mémoires depuis la plus haute Antiquité, peut-être même dès l’époque préhistorique. Le loup fascine, qu’il soit normal ou déviant comme la Bête du Gévaudan.

Aujourd’hui, elle interroge aussi parce que le loup est de retour en France depuis le début des années 1990. Bien évidemment, on se pose des questions sur les loups, on a des attaques dans le Mercantour, en Lozère, en Haute-Provence… Il est normal que les gens qui s’interrogent sur le retour du loup mettent cela en relation avec les affaires précédentes, dont la plus célèbre reste la Bête du Gévaudan.

Cette mémoire est vivante, il suffit d’aller sur Internet pour voir les débats passionnés qui opposent ceux qui pensent que la Bête était un loup et ceux qui le nient radicalement.


"Sur les traces de la Bête du Gévaudan", de Jean-Paul Chabrol. Editions Alcide, 80 pages. 12 €.



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