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Federico Garcia Lorca exprime "l'ambivalence de la condition humaine"

A la tête de la collection Po&Psy aux éditions Eres, Danièle Faugeras est poète, éditrice et traductrice. Avec "Polisseurs d'étoiles", elle propose une traduction intégrale de l'oeuvre du poète espagnol Federico Garcia Lorca.

Comment avez-vous découvert la poésie de Federico Garcia Lorca ?

C’est une histoire ancienne. Cela date de mes années d’apprentissage de l’espagnol, je vivais à Paris à l’époque. En quatrième, dès la première année, nous avions une professeur, une vieille dame qui nous paraissait à la retraite, qui parlait avec un fort accent espagnol et qui a décidé de nous apprendre la langue à partir des œuvres des poètes.

Ainsi, elle nous a vraiment introduit à la fois dans la langue espagnole, mais aussi dans le tempérament, l’hispanité dont Garcia Lorca est un bon représentant. Cela m’a donné goût à l’espagnol, mais aussi pour toute la culture hispanique.


Comment est né le projet de cette traduction de l'oeuvre poétique intégrale de Garcia Lorca ?

Quand je me suis retrouvée dans le Sud de la France, au moment de passage de Garcia Lorca dans le domaine public en 2006, j’ai vu que certaines petites publications ressortaient, des extraits de son œuvre générale. A l’époque, je traduisais déjà de la poésie et je n’étais pas satisfaite.

Je me suis dit pourquoi ne pas me lancer dans une traduction de l’œuvre complète, qui n’existait pas à une seule voix, puisque même La Pléiade a fait paraître les versions françaises de Garcia Lorca sous plusieurs noms et traduites à plusieurs époques. Il n’y avait de lecture à une seule voix qui puisse rendre compte à la fois de l’unité et de la grande diversité des formes et des thèmes poétiques.


Au départ, qu’est-ce qui vous a plu dans cette poésie ?

C’est justement, cette extrême diversité, sa fantaisie. En tant qu’adolescente, il y avait quelque chose de juvénile, de très stimulant avec ses petits poèmes qui sont des jeux, des réminiscences de chansons enfantines. Et puis aussi, le tragique de ses grands romanceros, ses sonnets, etc. A l’adolescence, ça marque, ça impressionne.

Ensuite, faisant moi-même mon travail en tant que poète et que traductrice, je me suis rendue compte que ce qu’il exprimait et qui n’était pas forcément visible au premier abord, c’était sa souffrance par rapport à l’ambiguïté, l’ambivalence de la condition humaine. J’ai compris qu’il avait saisi assez vite la difficulté d’exister dans un système qui obligeait à choisir un comportement et à en laisser de côté un autre. Alors que le réel, c’est-à-dire la nature, l’humain, le monde tel qu’il va, est ambigu. Lui avait compris en tant que poète que demander de choisir, c’était nécessairement une frustration, une perte, que cela rendait l’existence impossible.

Il rejoint la question de Rilke face à l’éternelle question de l’existence humaine : « Comment est-il possible de vivre quand les éléments de cette vie nous sont insaisissables ? Quand nous sommes toujours insuffisants en amour, hésitants devant la décision et incapables face à la mort, comment est-il possible d’exister ? » Et il répond : « en faisant des choses avec de l’angoisse », en transformant l’angoisse en choses qui « soient sorties du temps et confiées à l’espace », en poèmes.

Garcia Lorca est là. Ce n’est pas étonnant qu’il ait gardé cette place essentielle dans le panorama littéraire du XXe siècle. Le poème est la réponse à la question de l’angoisse existentielle. Je pense qu’adolescent, on le pressent.


C’était intimidant de se lancer dans la traduction ?

Pas du tout. En plus, au début, je l’ai fait uniquement par plaisir. Même si à l’époque, j’entrevoyais la possibilité d’une petite collection de poésie. J’aime aussi travailler sur des œuvres de longue durée, on a dans la maison d'édition une collection InExtenso d’œuvres complètes. J’aime aller au fond.

Je n’ai pas regardé sur le moment les traductions existantes, par contre, une fois le travail fini, je me suis énormément documentée pour l’appareil de notes, en essayant de faire apparaître toutes les références culturelles, personnelles, psychiques même. Et là, j’ai regardé les autres traductions et je me suis rendue compte que je n’avais pas eu tort de me lancer dans une traduction à une seule voix.

On voit par exemple avec le Romancero qui a été énormément traduit. On ne peut pas dire qu’une traduction est juste et les autres pas bonnes, ce n’est pas la question. Mais, cela induit un mode de lecture qui n’est pas forcément compatible avec les autres poètes de Garcia Lorca.

Ce qui m’est apparu en le faisant, ce sont les variations extrêmes. C’est vraiment quelqu’un qui a cherché pour chaque thème la forme qui correspondait. Je ne l’ai pas trouvé chez d’autres poètes, sauf peut-être chez l’Américain Sid Corman, qui a vécu au début du XXe siècle. C’est aussi quelqu’un de très réservé, qui a été plutôt un passeur d’autres poètes qu'un écrivain cherchant à faire publier sa propre œuvre. Pour eux, ce n’est pas l’auteur qui est premier, c’est la chose qu’ils ont à aborder.


Ce travail a changé votre façon de voir Garcia Lorca ?

Non, au contraire, cela me l’a rendu plus familier, intime. En fait, c’est ce que je cherche dans la traduction, l’intimité des auteurs.


Le travail de traduction est difficile. Mais encore plus pour la poésie… Comment cela se passe-t-il ?

Etant moi-même poète, une part de la difficulté est réglée, dans la mesure où j’étais avertie d’un certain rapport à la langue. Ensuite, il y a traduire la poésie de Garcia Lorca. Et là, j’ai pris un parti radical dès le début. Je me suis fiée à ses propres choix pour la métrique et la syntaxe. Quand il choisissait des formes codifiées comme le sonnet ou le romance espagnol qui est généralement en octosyllabe avec une rime mixte (qu’on ne peut pas rendre en français puisque ce n’est pas une rime de fin de vers, mais une rime interne), j’ai trouvé des équivalents.

Quand on se confronte à des formes établies qu’on ne peut pas rendre exactement dans la langue d’arrivée, on cherche à produire un effet semblable, mais avec d’autres procédés. Par exemple, l’accentuation du romancero, un vers sur deux par l’avant-dernière syllabe, ce n’est pas possible en français. Il fallait trouver soit des assonances internes, soit des rimes de fin de vers. On parle d’intraduisible. En poésie, il y a toujours une façon de trouver un équivalent.


Cela veut dire que pour chaque poème, il faut se reposer la question de comment traduire ?

Absolument. C’est ce qui me passionne. Rien n’est jamais donné, selon les formes qu’il utilise ou selon les périodes. On voit bien dans ses premiers recueils, qu’il y a quelque chose d’une fantaisie et aussi d’une recherche de sources, de racines. Il y a énormément d’emprunts à des chansons populaires, à la mythologie grecque qu’il transforme, aux formes poétiques arabes.

A la fin de sa carrière, quand il fait les gacelas et les casidas, ce sont des formes très codifiées en arabe. Lui, les traite à sa manière, c’est du Lorca. J’ai décidé de suivre cela au plus près.

En même temps, il ne faut pas que cela paraisse artificiel. C’est ce qui m’avait fait entrer dans cette entreprise, parce que j’avais trouvé qu’une nouvelle traduction du Romancero était une catastrophe. La traductrice avait voulu reprendre le même nombre de syllabes que Garcia Lorca, mais cela ne correspond pas d’une langue à l’autre. Corazon, trois syllabes, coeur, une syllabe. La traduction était bourrée de chevilles. On n'écrit pas en petit nègre, il faut rendre un poème français, qui soit lisible et émouvant en français.


Le mot à mot est impossible. Comment fait-on pour manier à la fois le sens des mots et la métrique ?

Une traduction, surtout en poésie, ce n’est surtout pas du mot à mot. Cela ne veut pas dire qu’on change le sens. Le poète la plupart du temps le fait déjà et nous mâche le travail. On choisit les mots les plus polysémiques, qui arrivent à garder le sens mais en ouvrant des possibilités. Le plus gros du travail dans le premier jet du travail est de chercher les mots les plus ouverts, les plus riches de sens. A partir de là, on choisit ceux qui vont avoir le nombre de pieds nécessaires à la métrique. Et en général, cela tombe bien…

Dans toute son œuvre, on sent une grande importance de la nature...

Pour lui, la nature n’est pas un environnement, n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme, mais le grand tout dans lequel l’homme est pris. La nature, c’est l’ensemble. C’est aussi oriental. Chez Garcia Lorca, il n’y a pas d’allusions à la poésie orientale, mais c’est nourri de tout cela. Sa position par rapport à l’homme est de revendiquer son ambiguïté, sa face de Janus, toutes les possibilités de sa nature humaine. Ses amis disaient qu’au quotidien, derrière celui qu’ils voyaient, il y avait quatre ou cinq autre Garcia Lorca.

Pour lui, on fait partie de la nature, on fait partie de ce monde de la diversité, du variable, du côté amphibie. Ce n’est pas un hasard si dans ses poèmes de nature, il y a l’eau et la terre. Amphibie, au-delà, c’est l’être double. La nature pour Garcia Lorca, c’est la grande matrice.

Il y a quelque chose d’étonnant. La nature pour lui, c’est la couleur vert. Il y a 600 occurrences du mot vert dans le recueil, c’est-à-dire une fois toutes les deux pages. Le vert pour lui, c’est à la fois, la nature, le vent qui passe à travers les feuillages, c’est à la fois la verdeur, la force, la vigueur, l’immaturité, mais c’est aussi la mort, la putréfaction, la froideur du regard, la froideur de la lune. Plus qu’une couleur, c’est un état de ce côté amphibie du monde.

Au niveau de la sexualité, il y a une malheureuse histoire parce qu’il s’est trompé d’époque. Il s’est fait vraiment inquiété par sa famille, par le monde. C’est une énorme erreur. Ce n’est pas une question de comportement personnel, il référait la sexualité humaine à la nature, au monde. Pour lui, ce n’est pas une affaire charnelle comme pour la chrétienté. Pour lui, c’est une énergie localisée dans le squelette. Quand il écrit ce merveilleux poème sur Walt Whitman dans Poète à New York, c’est étonnant. Il y a une contradiction, il parle des homosexuels, des jeunes hommes qui se baladent sur le port, il en parle d’une façon très dépréciative comme des êtres soumis à la chair. Et pourtant, Walt Whitman était réputé homosexuel. Donc, il y a quelque chose qui ne va pas. Ce n’est pas une homosexualité d’ordre excluante, c’est la possibilité pour lui que l’humain s’exprime de toutes les manières et d’une manière naturelle. C’est cette revendication de cet axe de vie qui lui permet d’exister dans une ambiguïté qui est celle du réel.


Dans sa langue, il y a à la fois quelque chose de très simple dans la vocabulaire et en même de très lyrique. C’est paradoxal…

Non, c’est poétique ! C’est paradoxal quand on est en dehors de la poésie, mais c’est ça la poésie. Ce n’est pas utiliser les mots très compliqués, c’est partir du quotidien et articuler les mots, les faire porteurs d’un enthousiasme, qu’ils aient une autre dimension. Arriver à dépasser la condition banale par les mots. La poésie, c’est ce dépassement. Et les mots les plus évidents et moi j’ajouterais, les plus brefs, permettent le maximum d’émotion.


Il y a dans toute son œuvre une importance de la chanson. Comment cela se manifeste dans sa poésie ?

Cela se manifeste déjà par le titre de deux recueils, Premières chansons en 1921 et Chansons, publié en 1936, l’année de sa mort. Cela traverse toute son écriture. Ces poèmes utilisent en permanence des références à la chanson enfantine, aux chansons du flamenco… Pour lui, c’est l’essence même de l’Andalousie. Federica Garcia Lorca est andalou avant d’être espagnol.


C’est-à-dire ?

Il a fait ses études à Madrid où il a fréquenté beaucoup de monde. Mais quand même, il est très investi par cette double culture arabe et espagnole qui se trouve en Andalousie. Grenade, Cordoue et Séville : il est dans ces trois villes, il est dans les paysages autour de ces trois villes qui sont des villes avec une culture mixte, chrétienne et islamique.

Il y a un texte qui tranche, c'est ce qu’il écrit quand il est à New York qui est très différent du reste...

Cela m’a posé problème. C’est un tout autre monde. Mais je suppose qu’il y a trouvé une façon de prendre ses distances. Au fond, sa famille lui a rendu un grand service en l’envoyant là-bas. Elle lui a donné la liberté de se comporter comme il l’entendait, mais aussi l’a obligé à écrire autrement et sur d’autres thèmes.

Il a mis en scène des êtres en difficulté existentielle, les noirs, les homosexuels, les pauvres. Mais si on regarde bien son écriture, on retrouve Garcia Lorca. Il y a des références américaines qui m’ont échappé dans Un poète à New York. Mais ce n’était pas son monde, d’ailleurs il s’est échappé à plusieurs reprises vers Cuba et vers l’Amérique du Sud où il a été bien accueilli. C’est là qu’on a commencé à publier son œuvre, tout de suite après sa mort.


Dans ses sources d'inspiration, il y a aussi la corrida...

Le chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias est magnifique. J’ai découvert la corrida en arrivant à Nîmes. A la limite, c’est peut-être le poème qui a été le plus facile à traduire. C’est purement descriptif, élégiaque. Il n’y a pas de références externes, il suffit de se laisser porter.


Il meurt de façon tragique pendant la guerre d'Espagne, est-ce qu’elle donne une couleur à toute son œuvre ?

Il semblerait que quand il est rentré en Espagne en 1936, avant la déclaration des hostilités en juillet, il savait ce qu’il risquait. C’est une sorte de mise à l’épreuve, qui n’est pas suicidaire pour autant. Il s’y attendait mais il l’a fait quand même. Et on ne sait pas exactement ce qui s’est passé.


Cela impose un regard différent sur son œuvre ?

Non, je ne crois pas. C’est presque naturel dans son parcours, il prenait infiniment de risques, pas seulement par écrit, il a aussi pris des positions fortes dans son mouvement de théâtre populaire. Son éditeur espagnol, dont j’ai traduit la préface, dit qu’on pourrait regretter que sa production se soit limitée à 15 années, mais au fond, on a déjà tout Garcia Lorca. C’est infini…

Est-ce qu’il savait ce qu’il risquait et sachant qu’il ne pourrait pas tenir cette présence poétique éternellement, est-ce n’était pas une façon de mettre un point final. Il n’y a rien de plus triste qu’un poète qui se prolonge…


"Polisseurs d'étoiles", oeuvre poétique complète de Federico Garcia Lorca, traduite par Danièle Faugeras, illustrée par des encres d'Anne Jaillette. Editions Eres, collection Po&Psy In Extenso, 1 144 pages. 25 €.

Pour aller plus loin :

Ozvan Bottois : "La tauromachie permet permet de réfléchir sur la création artistique"

Dans la "Boîte rouge", 5 000 photographies inédites de la guerre d'Espagne Aurel : "Raconter l’histoire de Josep avec des dessins vivants"


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