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Judith Auffray : "Ne pas attendre l'événement, être dans l'errance, glaner l'imprévisible"

Dans "Une maison", la réalisatrice Judith Auffray filme un lieu de vie pour les autistes à Saint-Hippolyte-du-Fort, créé dans les sillages des expériences de Fernand Deligny.

Comment vous êtes-vous lancée dans ce projet de film sur Tentative, lieu de vie pour les autistes à Saint-Hippolyte-du-Fort ?

J'étais étudiante aux Beaux-arts de Genève, il y a eu un atelier de cinéma organisé en Cévennes, entre deux pôles importants pour la prise en charge un peu révolutionnaire des personnes marginales au sens large. D'une part, l'hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole avec l'invention de la psychothérapie institutionnelle et d'autre part les expériences de Fernand Deligny à Monoblet, avec les enfants autistes dans les années 60.

On est revenu dans ce village où il a créé un réseau de lieux de vie et où il y a encore deux personnes, des anciens collaborateurs de Deligny, qui s'occupent d'autistes et qui perpétuent cette expérience. C'est par le passé, par l'histoire que je suis arrivée à m'intéresser à cette maison.


Cette maison que vous filmez est le prolongement de cette histoire...

Oui, Thierry Bazzana était dans le réseau Deligny et il a créé cette structure plus tard, dans les années 2000. C'est la même histoire.


Qu'est-ce qui vous a frappé dans cette expérience ?

Déjà, c'est une expérience qui a duré 30 ans. C'est assez incroyable, dans des conditions très précaires, avec aucun financement de l'Etat. C'était un peu souterrain. A l'époque, la prise en charge concernait des enfants qui étaient des cas qu'on disait désespérés, des enfants totalement mutiques, avec des troubles du comportement énormes. Et Deligny pense que structurer le quotidien par des actions, par des tâches va les aider à s'intégrer dans une vie en commun. Cela permet de faire vivre ensemble des parlants et des non-parlants.

C'est ce mode de vie qui m'a intéressée, avec des êtres qui sont très loin de nous parce qu'ils n'ont pas le langage et qui deviennent très proches par le quotidien qu'on partage.

Dans cette maison que j'ai filmée, il y a encore cette idée-là. La vie se structure autour d'actions simples, qui nous réunissent malgré cette altérité profonde. A l'époque, dans les années 60, la psychanalyse régnait en maître. Elle a fait beaucoup de dégâts notamment en accusant les mères d'être la cause de l'autisme de l'enfant et en essayant de régler le problème par le langage. Deligny fait l'inverse, il essaie plutôt de le prendre par l'action, l'agir, les projets en commun.

Comment avez-vous travaillé sur place ?

J'ai tourné le film dans le cadre de mes études, cela s'est déroulé en gros sur deux ans. J'ai tourné pendant trois mois. Ensuite, j'ai eu six mois pour monter. C'était assez incroyable. C'était important, je suis arrivée sans savoir ce que j'allais faire. J'ai beaucoup filmé, je me suis retrouvée avec 200 heures de rushs. Le film s'est construit au montage.

Au départ, j'ai sélectionné les moments les plus forts. J'avais deux modes de filmage, d'une part essayer de repérer les moments rituels, les socles du quotidien, le lever, le repas, la douche, les balades et trouver à chaque fois, le meilleur endroit où placer ma caméra. D'autre part, j'avais un mode de filmage un peu plus mobile, où je suivais une personne, dans ses actions totalement imprévisibles.

Et en fait, je me retrouvais quasiment tous les soirs avec les mêmes plans. En général, c'était sensiblement la même chose avec des variations. Je regardais tous les soirs, j'en apprenais sur les personnes en visionnant les rushs et j'ajustais chaque jour la caméra. Le choix des plans s'est fait presque au fur et à mesure du tournage.

Dans le film, il y a aussi un parti pris de la durée et des plans-séquences, des plans qui peuvent tenir dans une certaine durée. Il y a aussi tout un jeu sur l'espace, la distance.


Comment les personnes ont réagi à la présence de la caméra ?

J'avais un peu peur, je ne savais pas du tout comment ça allait se passer. Je l'ai réalisé ensuite: je pense que la caméra m'a permis d'être plus proche de certaines personnes que j'aurais pu l'être sans.

Cela tient au fait que quand on regarde dans une caméra, on ne regarde pas directement la personne. Pour certaines personnes autistes, c'est très important, elles ont un problème avec le regard direct. Avoir cet écran entre eux et moi m'a permis d'être proche d'eux, c'est comme si je ne les regardais pas directement. Cela a instauré quelque chose de très simple en termes de relation.

Le film se construit sur l'émergence peu à peu des mots et de la parole...

Pendant le tournage, je suis allée rencontrer les familles des jeunes adultes, surtout des mères d'ailleurs. Au départ, c'était pour impliquer les parents dans le processus du film, pour qu'ils sachent ce que je faisais, pour entendre ce qu'ils avaient à dire mais sans vraiment l'intention de le mettre dans le film.

En parlant, j'ai décidé d'enregistrer pour garder une trace de ce qui se disait. J'ai trouvé ça très beau et je me suis dit qu'il fallait l'intégrer. Assez vite, le film s'est divisé en deux parties. Une partie sans parole, sans commentaire et une autre avec toute la parole concentrée.

Entre temps, il y a eu la parution d'un recueil de la correspondance de Deligny. C'est un pavé qui va des années 60 à sa mort en 1996, avec toute la période des Cévennes, ses échanges avec François Truffaut... Ce qui m'a frappé, ce sont les lettres qu'il écrivait aux parents des enfants dont il s'occupait, des lettres très simples, très concrètes. Cela m'a permis de faire le pont avec le passé et cela permet de faire arriver progressivement la parole, avec des cartons comme dans un film muet. Le film est aussi pensé comme un film muet, c'est très chorégraphique, presque burlesque par moments.


Fernand Deligny a travaillé le cinéma également. Cela fait partie des raisons pour lesquelles vous vous êtes intéressée à lui ?

Non, par contre, cela m'a énormément nourrie dans ma pratique. Le Moindre Geste et Ce gamin-là sont deux films magnifiques. Il a aussi beaucoup écrit sur le cinéma et sur le rapport entre l'autisme et l'image. Cela m'a accompagnée quand je faisais le film. Il y a un texte où il parle par exemple du rapport entre le filmage et l'errance. Dans mon film, on le ressent : ne pas attendre l'événement, être dans l'errance, glaner l'imprévisible, ne pas être à la recherche de l'histoire, de la chute... Être toujours dans une forme de présent.


Concrètement comment se passe la vie dans cette maison ? On a l'impression que c'est très peu médicalisé...

Il n'y a pas de médecin, ce n'est pas un lieu médicalisé, c'est un lieu de vie. Les personnes qui ont besoin de lourds traitements et de soins quotidiens ne peuvent pas y être accueillies. En général, les personnes sont placées dans des structures très grandes et donc médicamentées alors qu'elles n'en ont pas forcément besoin. Souvent quand ils arrivent, ils ont des traitements très lourds que les accompagnants décident d'arrêter pour voir ce dont ils ont vraiment besoin. Il y a une personne dans l'équipe qui est habilitée à donner les traitements.

Sinon, les personnes qui travaillent là ont pour rôle de leur faire passer la journée la plus ordinaire possible, se lever, faire son lit, faire à manger, aller se promener, regarder un film... Ce sont des adultes, il y a quand même un peu d'éducatif pour essayer de progresser sur certains points de mobilité, des choses assez simples comme couper sa viande. Le but est de les rendre le plus autonome possible pour des choses qui ont vraiment un sens direct pour eux, leur apprendre à mettre la table, à couper des carottes, à se laver...

Ils sont sept autistes dans cette maison, encadrée par une équipe d'une dizaine de personnes qui se relaient. Il y a deux ou trois personnes la journée, une la nuit. Dans le film, on a l'impression qu'il y a très peu de personnes qui s'occupent d'eux, mais c'est un parti pris.


C'est une maison qui est en contact avec le monde extérieur ?

Oui. C'est aussi un parti pris du film de rester à l'intérieur de la maison. Ils ont énormément d'activités, ils font de la spéléo, de l'escalade, ils vont faire les courses au marché, ils ont aussi des activités musicales... C'est très vivant, très dynamique. En ce moment, ils sont en train de déménager de Saint-Hippolyte-du-Fort vers le centre de Monoblet, le village historique de Deligny, où ce sera plus simple de mettre en place des échanges avec les habitants.


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