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Mon père Marius de Zayas "a laissé un patrimoine qui doit être connu"

Rodrigo de Zayas publie un beau coffret consacré à l'oeuvre et au parcours de son père Marius de Zayas, figure méconnue et fondamentale de l'histoire de l'art moderne.


C’est une somme monumentale que fait paraître la maison nîmoise Atelier Baie, avec un remarquable travail d’édition, salué par toute la critique d’art, de Jean de Loisy, directeur des Beaux-arts de Paris à Laurent Le Bon, patron du musée Picasso. Dans un volumineux coffret (6 kilos !), sont rassemblés une biographie illustrée de Marius de Zayas par son fils Rodrigo, montrant à la fois sa place dans l’émergence de l’esprit dadaïste avec la revue 291, son rôle de passeur des avant-gardes européennes avec les expositions en collaboration avec Alfred Stieglitz, mais aussi son œuvre de caricaturiste oublié et de peintre méconnu.

Le deuxième volume est la traduction d’un texte signé par Marius de Zayas lui-même. En 1947, à la demande d’Alfred Barr, le directeur du Moma, il met de l’ordre dans ses archives et raconte la découverte de Rodin, Matisse, Picasso, Brancusi, Braque ou de l’art africain par le public américain et la presse outre-Atlantique. La reproduction des œuvres d’art aujourd’hui iconiques, mises en parallèle avec la violence de certains accueils critiques, laisse aujourd’hui pantois et montre la clairvoyance de cet esprit éclairé…

Comment est né le projet de cette somme énorme consacrée à Marius de Zayas ?

Je suis très attaché à mon père. A sa mort, j’étais évidemment très triste. Il y a une douzaine d’années, j’ai décidé que c’était la meilleure façon de justifier ce qui a été l’existence de mon père, qui a laissé un patrimoine artistique qui doit être connu. Mais il fallait mettre de l’ordre dans ses archives, il fallait restaurer tout ce qui était en papier journal qui ne résiste pas après un siècle… A partir des documents qui existent, j’ai pu reconstruire tout un itinéraire artistique et personnel.


Dans le premier volume où vous racontez son parcours, vous refusez d’évoquer des souvenirs personnels. Mais quel homme était-il pour vous ?

En quelques mots, c’est extrêmement difficile à dire. C’est un père qui m’a protégé, m’a donné tout ce qu’il a pu de lui-même, mais c’est ce que fait normalement un père. Au-delà, il y a un personnage tout à fait unique. Il avait une personnalité à la fois très contenue et capable d’extrêmes. Il disait volontiers qu’il n’aimait pas le côté moyen du printemps et de l’automne, il préférait les rigueurs de l’hiver ou les excès de l’été.

Avant de creuser cette histoire pour les livres, vous vous rendiez compte de l’importance de ce parcours ?

Oui, parce que j’avais été en contact avec le peintre Max Weber, l’un de ses collaborateurs du début que j’ai très bien connu. Il y avait aussi son frère cadet qui avait été très proche de Picasso. J’ai connu Marcel Duchamp avec qui il jouait aux échecs. J’ai connu Paul Rosenberg, qui était un proche ami, comme lui galeriste et marchand d’art. Tous ces personnages me parlaient de lui avec respect, en voyant tant de facettes.

C’était un dessinateur qui était aussi un remarquable peintre, mais aussi un galeriste qui a donné à connaître aux Etats-Unis les deux apports les plus importants de l’art moderne, Picasso et Braque d'une part, l’art africain d'autre part.


Marius de Zayas est le premier à organiser une exposition personnelle de Picasso à New York. Comment cela se passe-t-il ?

Le 13 octobre 1910, il arrive à Paris et se rend plusieurs fois au salon d’automne. Il découvre un tableau qui s’appelle Nu de Jean Metzinger. Il est extrêmement frappé par ce tableau cubiste. Quelqu’un, peut-être Picabia qu’il connaît à ce moment-là, lui dit : le vrai, ce n’est pas Metzinger, mais un espagnol qui est peintre et habite à Paris et que tu devrais connaître. Mon père s’arrange pour rencontrer Picasso. C’est Frank Burty Havilland qui le lui présente, il est le frère de son ami et collaborateur et mécène Paul Burty Havilland. Et là, il se rend compte que c’est l’artiste vrai.

C’est un peu agaçant pour moi qui essaie de faire renaître la mémoire de mon père 60 ans après sa mort, qu’on le ramène chaque fois à Picasso qui aujourd’hui est certainement le peintre le plus connu. Et mon père est un illustre inconnu…


L’important dans cette histoire, c’est que c’est Marius de Zayas qui fait connaître Picasso aux Américains et que cela change l’histoire de l’art !

Pour les Américains. Mais à Paris, tout était déjà fait. Mon père a transporté l’art moderne de Paris à New York, avec les réactions parfois bouleversées de la critique, puis de l’opinion publique. Le second pas, cela a été l’importation des sculptures africaines qui était en possession de Paul Guillaume. Mon père ne savait pas d’où venaient ces statues, comme il le dit dans une lettre à Alfred Stieglitz, mais dans la plaquette qu’il écrit pour les présenter, il dit que c’est une influence déterminante pour l’avant-garde de l’art moderne.


Ce qui change complètement, c’est que c’est le premier à les présenter comme des objets d’art...

Tout à fait. C’est le premier à présenter les sculptures africaines non pas comme des témoins ethnographiques mais comme de l’art.

Il y a une autre personnalité importante dans son parcours, c’est Francis Picabia...

C’est non seulement une amitié fondamentale, mais aussi une collaboration fondamentale. Paul Burty Havilland, d’après mon père, a l’idée de fonder une revue qui serait l’avant-garde de l’avant-garde. Nous sommes en 1915. Stieglitz, Picabia, Katharine Rhoades, Agnes E. Meyer, John Barrett Kerfoot, Picasso et d’autres créent cette revue 291, dont il sortira 12 numéros.

C’est une expérience qui s’arrête rapidement, mais là, se trouve déjà contenu du point de vue graphique ce qui allait devenir Dada à partir du moment où le mot apparaît à Zurich.

Pour la plupart des historiens de l’art, Dada naît en même temps que le nom. Or ce n’est pas tout à fait vrai, la revue 291 contient déjà l’essentiel, en particulier les calligrammes de Guillaume Apollinaire ou les caricatures géométriques de mon père.


C’est l’esprit Dada qui est déjà là ?

Dada, c’est difficile à présenter. Avec Dada, tout est vrai et son contraire. Et aussi rien n’est vrai parce que le concept même de rien fait partie du dadaïsme. Peut-être même plus à Paris qu’à New York. Les New-Yorkais considèrent que s’il faut tuer l’art, démolir tout ce qu’il y avait avant et créer autre chose, on ne détermine pas ce qu’est cette autre chose. S’il y a véritablement un nihilisme qui est en train de naître, c’est à Paris, mais pas trop chez les peintres, plutôt chez les écrivains.


A New-York, c’est différent parce qu’on n’est pas sur les cendres du vieux monde ?

Pas tout à fait. A l’époque, New York est une grande ville, mais une ville totalement provinciale, un terrain vierge pour l’avant-garde artistique telle qu’elle existait à Paris depuis longtemps. La révolution était déjà engagée avec Lautréamont, les représentations du Père Ubu. Quant aux peintres, je crois qu’il est tout à fait justifié de qualifier Picasso de peintre de l’école parisienne, alors qu’à l’époque, on le considérait comme barcelonais.

Mon père transporte et transmet tout cela aux Etats-Unis, d’abord via son ami Stieglitz. C’est pour cela que je commence le livre par l’espace 291. 291, c’est le numéro sur la 5e avenue de la galerie. Mais il y a là aussi la revue Camera Work, fondée en 1905 et la Little Galleries of the Photo-Secession pour montrer l’avant-garde de la photographie. Secession n’est pas une référence à la guerre civile américaine, mais aux sécessionnistes viennois dont faisait partie par exemple Egon Schiele.


Et c’est dans cet espace dévolu à la photo que vont faire irruption les artistes modernes grâce à Marius de Zayas…

Pas tout à fait. Au début, la galerie avait été fondée conjointement avec Eduard Steichen, qui était souvent à Paris et avait fait venir d’abord Rodin et Matisse.

Rodin avait attiré de la violence pour son traitement du corps de la femme. Et Matisse a eu contre lui une cabale de haine tout à fait extraordinaire. Il a fallu en passer par là pour faire sortir New York de la gangue conservatrice qui dominait les esprits à l’époque. Mon père est celui qui a supplanté Steichen, à partir de l’exposition Picasso, puis Braque et peu de temps après avec l’art africain, qu’à l’époque on appelait l’art nègre.


D’après vous, pourquoi son nom est relativement oublié ?

Il n’avait aucun désir d’être connu. Il signait ses caricatures dans des journaux qui étaient lus par des dizaines de milliers de lecteurs. Mais cela ne dure pas comme un tableau comme Derain, Vlaminck, Braque ou Picasso. Ce n’est pas cela qu’il voulait, c’est un peintre remarquable qui a peu peint et presque jamais exposé. Ce n’est pas avec cela qu’il allait passer à la postérité…


Ses caricatures ne sont pas uniquement des dessins de presse qui réagissent à l’actualité, mais aussi une manière de dialoguer avec l’art de son temps...

Cela dépend. Dans les journaux, il publie des caricatures très simples, où on reconnaît facilement les personnages. En revanche, il expose chez Stieglitz ces caricatures naturalistes, mais aussi des caricatures abstraites ou absolues. A ce moment-là, il collabore déjà avec Picabia. Certains historiens de l’art disent que c’est Marius de Zayas qui a influé sur les dessins mécanomorphes de Picabia. D’autres disent que c’est l’inverse. Mais ce n’est pas du tout ça.

Francis Picabia représente ses sujets avec des symboles, avec aucune partie rappelant physiquement le sujet. Par exemple, dans 291, il dessine une bougie de moteur à combustion interne, c’est vraiment un dessin d’ingénieur qu’il appelle Portrait d’une jeune américaine dans l’état de nudité. Les caricatures absolues de mon père ne sont pas totalement abstraites, on reconnaît le sujet si on regarde attentivement. Chez Stieglitz, on voit la forme de sa moustache, ses lunettes… Cela dépasse le symbolisme, il y a une représentation. Chez sa bête noire qui était le président Theodore Roosevelt, on voit les dents, sa moustache hachée et la formule mathématique : l’infini divisé par un égale zéro. Il le détestait car après la guerre de 1898 avec l’Espagne, il avait dit que c’était « a great little war », c’est-à-dire « une chouette petite guerre ». C’est le seul personnage que mon père ait vraiment maltraité dans ses caricatures.


Ensuite, après la guerre, il y a le retour en Europe et la peinture…

Après sa deuxième faillite, il abandonne le métier de galeriste et devient commissaire d’exposition. Après avoir présenté l’art africain avec des expositions monographiques, il a présenté ces sculptures avec des peintres comme Braque, Picasso ou Derain pour que le public puisse se rendre compte du degré d’influence. Et cela a marché, le public et surtout la critique ont fini par reconnaître les sculptures de ces sauvages étaient un art déterminant sur l’avant-garde.

Il poursuit en présentant des expositions réunissant des peintres au début français, anglais et américains, puis ensuite il présente des multinationales avec des Allemands, des Mexicains, des Espagnols… C’est un très grand succès, il fait une tournée d’expositions; notamment à Paris. Léon Werth est présent, c’est un ami de Saint-Exupéry auquel il a dédicacé Le Petit Prince. Il écrit une critique extrêmement négative, par moments assez injuste, mais très argumentée et intelligente. Je l’ai publiée dans le livre.


Et vous publiez aussi sa réponse qu’il n’a jamais répondu publique...

Il ne l’a jamais publiée, il l’a simplement épinglée. Il dit que l’art se produit toujours par imitation de l’autre.

Il a été très blessé car il était extrêmement attaché à Paris qui était sa ville de cœur. Il avait travaillé toutes ces années pour faire connaître et mettre en valeur l’art qui naissait à Paris. Et c’est une fin de non-recevoir qui vient de l’esprit parisien. Or au même moment, il fait la rencontre de ma mère et une nouvelle étape artistique va démarrer pour lui dans les montagnes du Tyrol autrichien, où il va se réfugier jusqu’en 1929.


Et là, il se lance dans une peinture géométrique, assez cézanienne…

Il ne qualifie pas sa peinture de cubiste mais de géométrique. Il y a une seule qui est cubiste, un portrait d’une statuette fang. Les autres sont toutes géométriques. L’idée de mon père, dans le sens platonicien du terme, est tirée du Philèbe où Socrate explique à un disciple que la forme fondamentale n’est pas l’imitation de la nature, le portrait, la représentation du corps humain mais bien ce qui est à la base, c’est-à-dire la géométrie, le cercle, le triangle, le carré et la courbe.

Je sais que mon père avait tellement assimilé cette idée qu’un jour, je l’ai interpellé : quand même dans la peinture de la Renaissance, cette géométrie n’existe pas ? Il me dit : tu ne connais pas Luca Cambiaso, un dessinateur florentin du XVIe siècle. Il y a un dessin de lui aux Offices à Florence qui représente des mannequins de façon totalement cubiste. Pour me faire comprendre, il m’a emmené devant les Raphaël du Louvre en me demandant quelle était la forme fondamentale que je voyais dans un tableau. Le triangle ! Puis en en cherchant d’autres, en décomposant la structure voulue par Raphaël, on voit un tableau géométrique sous-jacent. Pour Platon, l'eidos, la forme fondamentale, l’idée de la forme est présente dans pratiquement tous les chefs-d’œuvre de la peinture.

Ensuite, il y a la chair de ces structures. On le voit avec les deux œuvres de mon père représentant des guitaristes, l’une est un camaïeu avec une dominante verte, l’autre avec des couleurs complémentaires juxtaposées. C’est extrêmement étudié, il a mis très longtemps. C’est l’anti-Picasso, qui est rapide, génial, mon père travaillait longtemps. L’œuvre finie est le résultat des trois phases de l’artiste, l’apprenti, le compagnon et le maître qui doit produire un chef-d’œuvre. Mon père est passé par les montagnes du Tyrol, puis il a travaillé à travers Cézanne que parfois il imite, parfois il interprète et un beau jour, il se sent techniquement prêt et décide de consacrer sa facture géométrique à l’esprit de l’Espagne. Et quels sont les deux facettes de l’Espagne qu’il retient ? Le flamenco et la religion andalouse, l’idolâtrie.

L’autre grande affaire de Marius de Zayas avec la peinture, c’est le flamenco et notamment la découverte de Montoya...

Au début de 1935, je commence à me manifester dans le ventre de ma mère. Le grand-père de mon père a été condamné à mort par contumace pour avoir en tant que journaliste violemment critiqué le roi qui était un fou criminel. Il est parti juste à temps. Alors qu’il habitait à Cuba, il s’installe à Veracruz au Mexique avec sa femme Blaza Henriquez, qui était enceinte de mon grand-père qui naît donc en 1848 à Veracruz où mon père naîtra en 1881.

Tous ces exils, le départ de la mère patrie Andalousie vers 1795, puis l’abandon forcé de Cuba et finalement, l’obligation de quitter le Mexique à cause du dictateur Profirio Diaz, font désirer mon père que la famille retourne en Espagne et redevienne espagnole. Il convainc facilement ma mère que je naisse à Madrid. Au lieu de naître au bout de 9 mois, je prends mon temps. Mon père s’ennuie, il veut apprendre le flamenco. On lui cherche un professeur de guitare et un gitan se présente, il lui fait une très bonne impression, il s’appelle Ramon Montoya. Il prend des leçons, il apprend assez facilement et se rend compte qu’il a en face de lui peut-être le plus grand virtuose qu’il n’y ait jamais eu à la guitare. C’est prodigieux, il décide de l’emmener à Paris et de le faire enregistrer par la technique électrique la plus moderne qu’il y avait à l’époque, par la Boîte à musique. Cela se fait en 1936. Il était parti pour aller le chercher en juillet 1936, c’est le début de la guerre civile. Les aventures pour le sortir de l’Espagne, lui organiser une tournée… Il est devenu mondialement célèbre et tout son répertoire de soliste est enregistré à Paris.


A quand une exposition des œuvres de Marius de Zayas ?

Quand un musée voudra bien l’accueillir, j’en serai enchanté, mais cela ne dépend pas de moi.


Vous avez encore toutes les œuvres en votre possession ?

Certaines, les plus récentes, ses peintures des années 1950 notamment, se trouvent chez ma sœur.


Mais il n’a rien vendu ?

Non, jamais.


"Marius de Zayas, le coffret", de Rodrigo de Zayas. Atelier Baie, 480 et 272 pages. 97 €.


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