"Sans toit ni loi", un fait d'hiver signé Agnès Varda
En 1985, la cinéaste Agnès Varda tournait "Sans toit ni loi" dans le Gard et l'Hérault. Retour sur l'histoire d'un chef-d'oeuvre.
Sandrine Bonnaire dans "Sans toit ni loi". © Ciné Tamaris.
L'année 1985 est restée dans les annales météorologiques. Durant l'hiver, la France est frappée par une vague de froid comme elle n'en a pas connu depuis 30 ans. C'est durant ces mois polaires qu'Agnès Varda s'installe dans le Sud pour y tourner son chef-d'oeuvre Sans toit ni loi. Même si le film reste attaché à l'image des fameux cyprès entre Vendargues et Saint-Aunès dans l'Hérault, où s'arrête la longue errance de Mona, interprétée par Sandrine Bonnaire, le film a été essentiellement tourné dans le Gard.
Dans une interview à Bernard Bastide pour le magazine Calades, reproduite dans l'indispensable Dictionnaire du cinéma dans le Gard (malheureusement épuisé, à quand une réédition augmentée ?), Agnès Varda explique qu'elle a « été séduite par la lumière très belle de l'hiver ici, mais c'était presque un handicap, car je voulais faire un film sur le froid et on ne croit pas au froid en voyant les images ensoleillées. Et pourtant, on a souffert du froid : nous avons tourné par des températures proches de zéro durant neuf heures d'affilée, nous avons connu la pluie glacée, etc. Toutes ces choses qui sont le sujet même du film et qu'il a bien fallu partager avec l'héroïne. »
Dans Sans toit ni loi, la réalisatrice de Cléo de 5 à 7 raconte l'histoire d'une vagabonde Mona, trouvée morte au milieu des vignes. Elle part sur sa piste avec une série de flashbacks, essaie de reconstituer ses dernières semaines au fil d'une « enquête antipolicière », recueille les mots des personnes qu'elle a croisées durant cette fin de parcours chaotique. Mona a plaqué une vie de sténodactylo et de petits chefs pour tailler la route. Elle est indomptable, sauvage, elle ne fait pas la manche, ne dit pas merci. « Une jeune fille dont on ne connaît pas les raisons, erre sur la route et dans le froid et à la suite d'un certain nombre de circonstances et de manque de chance, meurt de froid », résume la cinéaste dans un entretien avec Jean Decock pour la revue littéraire The French Review. Cela pourrait faire une brève dans les pages faits divers d'un journal, mais ce fait d'hiver donne naissance à un film à l'intensité bouleversante. « Je peux le raconter en trois lignes, donc c'est un sujet solide », poursuit la cinéaste. Effectivement...
Avant le tournage, la cinéaste a parcouru la région avec son appareil photo, à la recherche des endroits où filmer, à la rencontre des gens qui travaillent dehors, dans le froid. Dans son carnet de tournage, publié par les Cahiers du cinéma, elle éclaire un peu sa relation aux lieux, son regard qui refuse les frontières franches entre fiction et documentaire, se nourrit en permanence du réel : « On revient vers le mas. Je me souviens de ma première visite. Les chiens. L'arbre de la cour. Le logement des Marocains en haut du petit escalier, comme un bastion. Leurs sourires. Leur méfiance. Mes approches, une fois par semaine. Mon envie de tourner chez eux et pas en studio. Les réflexions des gens à leur sujet. Le racisme ordinaire. Et la saleté souvent. Et les questions que je me pose. L'équipe aussi. » Sur son parcours, Mona croise une spécialiste des platanes jouée par Macha Méril et son jeune assistant interprété par Stéphane Freiss, des ouvriers agricoles, des zonards, un soixante-huitard finalement pas si révolutionnaire, une vieille dame, Yolande Moreau en femme de ménage qui rêve du grand amour... Des gens ordinaires dont elle refuse justement la vie ordinaire, préférant une forme de liberté, absolue et déraisonnable. A l'époque, on ne parle pas encore de SDF. A travers le film, Agnès Varda s'empare de façon prémonitoire d'un sujet qui n'est pas d'actualité, comme plus tard dans Les glaneurs et la glaneuse. « Ceux qui sont dehors en hiver m'intriguaient. Les sans-abri, les errants, les fugueurs, ceux dont on dit qu'ils font la route », écrit la réalisatrice dans son autobiographie Varda par Agnès.
Dans le rôle de Mona, Sandrine Bonnaire, 17 ans, révélée peu de temps avant par A nos amours de Maurice Pialat, est parfaite, forte gueule révoltée. Les rapports avec la réalisatrice ont parfois été tendus durant le tournage. Mais l'actrice se donne toute entière. Agnès Varda note dans son carnet la façon dont elle entre dans son personnage : « Sandrine s'entraîne à rouler des cigarettes. Je lui montre le coup des index qui tassent le tabac, pendant que les pouces roulent le papier. Elle y arrive mal mais elle s'applique. Ça viendra. De même, depuis trois jours, pour la scène où, à table, elle montre ses ampoules à Assoun, elle frotte ses paumes contre les manches de râteau et creuse des trous à la pelle. Elle se fabrique avec application de vraies ampoules. C'est ce que j'aime chez Sandrine : l’énergie avec laquelle elle fait les choses physiques de ce rôle. Porter le sac à dos, réparer les bottes, et accepter les cheveux sales, les ampoules. Quand on parle, elle a peur que j'adoucisse le personnage. Ça lui plaît d'être dure, rebelle, un peu sauvage. C'est touchant de la voir faire des efforts pour être antipathique. »
Les conditions de tournage sont âpres, à l'image du film. « Toute l'équipe habitait une grande bâtisse à Nîmes qui nous avait été prêtée par la Mairie. De là, on sillonnait toute la région, de Uchaud à Marsillargues, de la banlieue d'Arles à une bâtisse fantôme près d'une usine de produits canins », se souvenait Agnès Varda, dans une interview pour Midi Libre en 2004. Pour les Nîmois, la bâtisse en question était située près de la place Séverine et la maison fantomatique entre Aimargues et Gallargues-le-Montueux a disparu avec l'aménagement de la ligne TGV. Dans le générique, sont cités à côté des acteurs professionnels et non-professionnels, « les habitants des villages de Bellegarde, Boulbon, Saint-Etienne-du-Grès, Générac, Jonquières-Saint-Vincent, Uchaud, Montcalm et Tresques. » Le film est également tourné à Tarascon, à la gare de Nîmes ou à La Grande-Motte. Et bien sûr, au bord de l'A9, entre Vendargues et Saint-Aunès, où s'élèvent les fameux cyprès. A l'époque, ils étaient au milieu des vignes. Agnès Varda voulait une tumulus, un tombeau pour Mona. Ils pointent leurs aiguilles aujourd'hui au milieu d'une zone commerciale qui dégoûterait sans doute la rebelle Mona.
Mais l'une des scènes les plus impressionnantes du film est inspirée par une coutume païenne, la fête des Paillasses de Cournonterral, village à l'ouest de Montpellier. Dans le dossier de presse, Agnès Varda raconte : le jeu est de salir les habitants « avec des chiffons nommés peilles, trempés dans des bassines et des baignoires pleine de moût de raisin agrémenté de pisse et autres saletés. Je ne peux raconter en détail les péripéties du tournage, en tout cas Sandrine a été plongée dans une bassine, Patricia Mazuy (NDLR : son assistante) aussi, et moi j'ai eu le nez et les oreilles bouchés par un chiffon bien puant... On a dû s'enfuir et reconstituer la séquence dans un autre village avec des Paillasses clandestins. Même rejouée, la scène a terrifié Sandrine, pourtant prévenue et préparée. »
Interview Macha Méril, actrice
Quels souvenirs gardez-vous du tournage de "Sans toit ni loi" ? A l'époque, Jean Bousquet était maire de Nîmes. Naturellement, il a donné toutes les autorisations et il aidé. Agnès Varda le connaissait de longue date, elle n'a pas choisi Nîmes par hasard. Nous étions hébergés dans des locaux de la Ville, qui servaient habituellement aux sportifs, à l'équipe de football. Ce n'était pas confortable, un dortoir un peu sinistre. Je me rappelle de la pauvre Sandrine Bonnaire. Agnès voulait un peu qu'elle vive à la dure, qu'elle vive le sort du personnage qu'elle interprétait, la vie de ces routards qui dorment n'importe où, qui se contentent de n'importe quel hébergement. Moi au bout d'un moment, j'ai craqué et je suis allé dans un hôtel... Je trouvais que c'était un raide. Ce n'était pas très cosy ! Mais je comprends très bien ce que voulait Agnès. Je suis très obéissante quand je tourne avec de grands metteurs en scène avec lesquels j'ai eu la chance de travailler. Il faut entrer dans leur univers, leur mentalité.
Elle faisait un film sur ces gens qui sont rejetés, sur ces parias qui mouraient comme son héroïne. C'est une population extraordinairement vulnérable. Donc, elle voulait que nous, l'équipe, les acteurs, les techniciens, soyons dans la situation que nous allions raconter. C'est un geste artistique, une démarche créatrice. Elle ne subissait pas le même traitement. Mais je suis indulgente avec les cruautés qu'ont certains metteurs en scène parce qu'ils veulent nous plonger dans un climat qui va se refléter dans le film. Au cours du tournage, on sentait qu'on faisait un chef-d'oeuvre, que c'était un grand film. Je pense que même Agnès s'en est rendue compte. Au point, qu'à un moment, elle voulait tourner davantage de choses, elle manquait d'argent. On a fait une interruption pour qu'elle aille chercher de l'argent, pour demander une rallonge à des amis en Belgique. Elle avait confiance dans son film. C'est une ambiance très particulière, cela ne m'est arrivée que deux ou trois fois dans ma vie, j'avais le sentiment que le metteur en scène savait qu'il faisait son grand film, le film qui allait marquer son oeuvre, un chef-d'oeuvre. On a eu cette sensation tout le long du tournage. Tout ce qui lui arrivait, les événements heureux, les accidents, les couchers de soleil formidables au moment où on ne s'y attendait pas, le climat, c'était des coups de bol qu'elle saisissait. Et puis, elle avait étudié la région de Nîmes. Elle savait qu'il fallait qu'elle trouve des événements très spectaculaires pour montrer la solitude de cette héroïne. Il y a cette extraordinaire séquence où on voit la pauvre Sandrine Bonnaire dans une cabine téléphonique, avec tous ces types déguisés en Bacchus, qui balancent des linges trempés dans la lie de vin et fouettent la population. C'est terrible, c'est d'une violence incroyable. Le cinéma, c'est visuel. Agnès a tout de suite compris qu'il n'y avait pas d'image plus forte et plus belle pour montrer la violence à laquelle cette fille est en permanence confrontée. D'ailleurs, c'est un peu à la fin du film peu avant qu'elle meure. Agnès Varda vient du documentaire, de l'observation de la vie réelle. Toute sa vie, avec sa manière, avec son art, elle a fait des films sur le réel. Elle a fait peu de fictions, ce sont surtout ces documentaires qui sont mémorables, y compris les films réalisés à la fin de sa vie, où elle se mettait en scène, où on voyait vraiment le processus de sa création. Un documentariste, c'est quelqu'un qui observe, qui en fait la somme, qui ne juge pas. Ce n'est pas un essayiste, ni un historien. Il doit refléter le réel avec une vision artistique. C'est dans l'ordre de la création, pas dans l'exactitude des reportages. Le documentariste doit traduire ce qu'il voit en images artistiques, comme dans les grands films de Jean Rouch ou de Joris Ivens. Elle était de cette école-là, une héritière de ces créateurs, comme d'ailleurs tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Je pense qu'Agnès était beaucoup plus impressionnée par ces films que par ceux de François Truffaut ou de Jacques Doniol-Valcroze. Quand elle introduit dans le film cette fête cruelle, archaïque, tribale, elle fait un geste important. Dans ce film, il y a la somme de tout ce qu'elle savait faire et de tout ce qui l'intéressait, notamment la question de la condition féminine. Ensuite, la place de ces gens qui n'acceptent aucune règle et se marginalisent volontairement. C'est lié quand même à l'héritage des hippies, à tout ce qu'elle avait vécu en Amérique. Elle a toujours fait des films autour des rebelles. D'ailleurs aux Etats-Unis, le film est sorti avec le titre Vagabond.
Le troisième sujet, c'est la région, le Sud, le Midi, le soleil, cette beauté de la nature qui est extraordinairement dure. Ce qui est terrible dans ces paysages, c'est que ce n'est pas accueillant, c'est sec, dur. Le sol des garrigues est bouillant. Les vignes, c'est terrible, ces bras qui se dressent vers le ciel comme dans un cimetière. On voit toujours le Midi comme un lieu de vacances, mais je suis d'accord avec elle, c'est une terre aride, c'est une terre dure. Elle n'a pas choisi par hasard de placer son histoire dans ce paysage. Evidemment, il y avait beaucoup de routards qui choisissaient le Midi à cause du climat, mais en réalité, c'est une terre cruelle, une terre sauvage.
Sandrine Bonnaire et Macha Méril dans "Sans toit ni loi". ©Ciné Tamaris.
Quand vous avez rejoint le tournage, vous saviez assez peu de choses sur le film... Oui, mais je suis une fille de la Nouvelle Vague. On était habitué ! Il n'y avait pas vraiment de scénario. Elle-même ne savait pas. Elle a tourné son film comme une documentariste, en voyant les événements au fur et à mesure. Elle n'avait pas prévu l'histoire du saisonnier marocain qui lui fait une omelette. Ce sont des choses qui sont venues parce qu'elle les a observées. Avec ce type de cinéma, il ne faut pas s'attendre à avoir des dialogues écrits à l'avance. Peut-être que tous les comédiens ne sont pas à l'aise avec ce type de cinéma, mais moi, j'en venais. Avec Godard, Fassbinder, c'était comme ça, on faisait le film chemin faisant et c'est très admirable d'observer la machine intérieure, le cerveau d'un cinéaste.
Je voyais Agnès Varda galoper en silence. Dans ce cas, il ne faut pas déranger, pas parler. On communique par de la générosité échangée. Agnès n'était pas très généreuse, elle était très vache avec la pauvre Sandrine, qu'elle laissait croupir dans le froid. Mais il y avait toujours l'urgence de ne pas rater les images qui lui convenaient.
Je me rappelle d'une fois où elle m'a engueulée. J'avais raté une prise et il y avait justement un camion qui passait derrière, un camion jaune et cela ne se reproduirait jamais. Elle était furieuse, non pas contre moi, mais contre l'image perdue. C'est merveilleux parce que ce genre de film laisse une trace extraordinaire du moment où il a été tourné. C'est pas seulement une belle histoire, mais ce sont aussi les circonstances, les moments et pour toute la région, c'est un témoignage de ces années-là.
A l'époque, Agnès Varda n'était pas célébrée comme à la fin de sa vie. Vous, vous saviez l'importance de son oeuvre? Oui, j'étais cinéphile. Il y avait des gens qui avaient méprisé la Nouvelle Vague et ceux, comme moi, qui l'avaient suivie, qui avaient compris cette révolution. Agnès en faisait partie et puis c'était une femme. Il n'y en avait pas beaucoup à l'époque, Věra Chytilová en Tchécoslovaquie, Liliana Cavani en Italie. Elles étaient des exceptions, c'étaient des femmes qu'il fallait aider, soutenir. Ce n'était pas qu'une question de reconnaître le talent, mais aussi de la solidarité féminine. Je ne suis pas militante, mais sur le plan des idées, j'étais d'accord avec elle. On a vraiment fait la révolution en 68. Je n'aime pas quand on dénigre le mouvement de Mai-68. Ce qui en est sorti de plus important, c'est l'émancipation des femmes. Agnès était l'une de ces femmes de pointe et donc à double titre, j'avais envie de travailler avec elle. Il y a aussi autre chose dont les acteurs ne parlent jamais, c'est être désirée. J'ai compris qu'elle avait vraiment besoin de moi pour être une antithèse face à cette routarde, une bourgeoise éclairée, généreuse, gentille, qui fait la charité, qui est une scientifique, qui a la conscience en paix. Et bien justement, elle est encore plus dangereuse. Elle représente la bonne France, les gens formidables qui aident, mais quand même, elle ne peut pas la laisser entrer chez elle. A un moment, la question se pose de l'héberger, mais non, pas question, elle sent mauvais, elle est voleuse, elle va foutre la merde. J'ai compris qu'elle pensait que j'étais à peu près seule à pouvoir interpréter ce personnage. Elle ne voulait pas d'une autre actrice.
Ça m'énerve les castings, on prend l'une ou l'autre, celle qui est libre, celle qui est moins chère. Là, ce n'était pas le cas. Et j'ai eu la chance, plusieurs fois dans ma vie d'être choisie de cette manière, de ne pas être en compétition avec une autre. C'était moi ou personne d'autre, on ne peut pas ne pas répondre à un appel comme celui-là. C'est génial. C'est comme si un morceau du film m'appartenait aussi, ma présence est comme une note indispensable. Je lui serai éternellement reconnaissante, c'est très rare. Je ne considère pas ma vie d'actrice comme un métier. Je ne pense pas à la carrière, au plaisir de jouer. J'ai voulu, avec mon visage, mon corps, ma façon d'être, participer à des oeuvres qui peut-être resteront, marqueront l'évolution de cet art. Je n'ai jamais considéré que c'était un gagne-pain. Alors évidemment, il faut bien vivre et j'ai, comme tout le monde accepter des films qui n'étaient pas de première nécessité. Mais c'est accessoire, la vraie vocation, c'était de se joindre à des créateurs et qui se serviraient bien de moi, qui prendraient la richesse que je pouvais donner. C'est un peu aristocratique. Sinon j'aurais souhaité des rôles plus importants, j'aurais courtisé certains metteurs en scène. J'attends qu'on m'appelle et d'être vraiment utile, de pouvoir donner quelque chose qui sera irremplaçable.
Dans une interview, vous disiez qu'il y a les metteurs en scène avec lesquels on collabore et ceux auxquels on se donne. C'est tout à fait ça. Je n'ai pas posé une seule question à Agnès pour savoir si mon rôle serait long ou court. Elle m'a appelée, elle ne savait même pas combien de temps allait durer le tournage. Je me suis installée auprès d'elle et je suis pratiquement restée pendant toute la durée du film. C'est un autre acte, un autre geste, quelque chose qui n'a rien à voir avec le profit, la carrière, ni même la compétition. J'ai toujours détesté les festivals et les prix. Comme disait Jean-Pierre Marielle à propos des Césars, je ne veux pas participer à une tombola. Chacun de nous incarne quelque chose, de plus ou moins recherché, de plus ou moins utile, de plus ou moins profond. Mais c'est ça être un acteur, comme une couleur dans la palette d'un peintre. Comment vous interprétez le personnage de Mona, qui est assez insaisissable ? C'est une femme intelligente, mais qui n'a pas le langage. Et qui sait très bien qu'elle sera brimée toute sa vie parce qu'elle sait très bien que son intelligence est plus grande que ses possibilités sociales. Je crois que c'est le cas de beaucoup de gens, pas seulement les routards. Il y a des personnes qui débordent de la place qu'on leur donne. Et quelquefois, c'est tellement intenable qu'ils pètent les plombs, deviennent délinquants, fous. C'est terrible de ne pas avoir les moyens de ses ambitions. Evidemment, on peut se donner les moyens, avec du courage, de la continuité, de la patience. On peut faire des études... Mais quelquefois, on n'a pas l'impression qu'on ne va pas y arriver. C'est son sentiment. Elle n'arrivera nulle part et ce qu'on lui propose sera toujours en dessous de ces capacités. C'est le cas d'à-peu-près tous les délinquants. En prison, il y a beaucoup de gens vifs, mais qui n'ont pas les instruments. C'est souvent social, ils ont eu une enfance terrible, ils ont été maltraités... Mais il n'y a pas que ça, il y a quelque chose qui a un peu à voir avec l'autisme, une impossibilité à s'exprimer, à dire ce à quoi on aspire, ce dont on a besoin. C'est pour cela qu'elle est mystérieuse, insaisissable. Elle n'arrive pas à dire ce qu'elle veut, c'est terrible. Je crois que c'est la pire des souffrances. C'est une souffrance intolérable.
Quand elle meurt, comme pour toutes ces personnes, c'est comme une suicide déguisé. Ce sont des gens qui renoncent à jouer le jeu de la société, à accepter le monde tel qu'il est. Ce sont des gens qui vont chercher la mort. A travers la drogue, la violence, la délinquance, finalement, ils frôlent toujours la mort. Ce qui est beau dans le film, c'est que dès le début, on sait qu'elle est morte. On sait que c'était un parcours perdu. On n'espère pas qu'elle va se sauver. Agnès Varda annonce le postulat, c'était une vie brûlée, sans autre possibilité. Pour moi, c'est vraiment son plus grand film avec Cléo de 5 à 7. Je suis partagée, elle a beaucoup évolué entre les deux. Je trouve que Sans toit ni loi est un film beaucoup plus abouti.
Ce qui est fort dans le film, c'est que ce personnage est antipathique mais on s'y attache quand même...
C'est le mérite de Sandrine. Agnès Varda a eu beaucoup d'instinct en la choisissant, d'ailleurs elle n'avait choisi que Sandrine. Elle a des origines populaires, elle est un peu décalée, elle a eu du succès très tôt avec Pialat. Elle dégage quelque chose, elle est généreuse. Et en même temps, Agnès met dans sa bouche la rébellion, le refus.
Elle nous pose problème. Elle nous interroge sur ce qu'on fait de nos vies. Est-ce que nos vies sont vraiment intéressantes ? Est-ce qu'au quotidien, on n'est pas un peu grégaire ? Est-ce qu'on ne fait pas tout le temps la même chose ? Est-ce qu'on n'est pas préoccupé par des choses très secondaires ? Tous ces gens-là posent problème. Leur supposée liberté met en cause toutes les concessions que nous sommes obligés de faire pour pouvoir vivre en société, tout ce qu'on accepte, les boulots qui nous plaisent qu'à moitié, etc. Ces personnages sont dérangeants. Ils nous remettent dans la position de l'enfance quand on se dit qu'est-ce que je veux faire plus tard. On veut toujours de l'extraordinaire, être astronaute ou princesse. Ils nous ramènent à cet état d'espérance.
Pour le personnage que vous jouez, elle reste aussi une énigme ? Je ne trouve pas. C'est du grand art. Agnès ne nous dit pas tout. Je déteste les films où on explique tout - comme si être une personne, c'était si simple. Dans les grands films, rien n'est tout à fait attendu. Ce n'est pas simple de définir un être humain. On comprend que cette femme, cette platanologue a fait des choix importants dans sa vie auxquels elle s'accroche mordicus. Mais elle est quand même troublée par la présence de cette Mona parce qu'elle remet en cause la validité de sa propre vie. Je me demandais à quoi servait la scène de l'accident où je m'électrocute. On n'en a jamais parlé avec Agnès. J'ai compris, c'était pour exprimer ce désordre, ce dérangement qu'occasionnait la vision de cette jeune femme. Elle ne se maîtrise plus, elle n'est plus tout à fait elle-même. Et bien sûr, cela rentrera dans l'ordre, mais à mon avis, elle n'oubliera jamais Mona. C'est aussi ça la vie, on n'est jamais complètement sûr de ce qu'on fait. Il y a que les imbéciles, les gens très conservateurs qui ont des certitudes. Dans la vie, on tente, on essaie, on veut être heureux, on veut propager le bonheur, on se donne des alibis, on se dit qu'on fait du bien autour de soi. Mais en vérité, on n'est jamais tout à fait sûr. C'est la beauté de tous les personnages dans le film, ils sont tous comme ça, un peu sur la pointe des pieds.
Quelle impression vous avez fait Sandrine Bonnaire qui à l'époque était toute jeune ? Elle est géniale, je pense que c'est l'un de ses très grands films parce qu'elle ne savait pas ce qu'elle faisait. Elle s'est tout simplement livrée, avec confiance. Elle était très jeune. Bien sûr, de temps en temps, elle se plaignait. Elle a eu une attitude extraordinaire, qui n'était pas une attitude d'actrice, mais de personne en devenir. Elle était en train de se fabriquer, elle se comportait comme si Agnès était une mère de substitution en laquelle elle avait confiance et qui ne pouvait pas la trahir.
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