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Sylvie Le Bihan : "J’aime les gens qui vivent leurs vies à 100 % et qui meurent par passion"

Avec "Les Sacrifiés", Sylvie Le Bihan propose une ample fresque, un roman plein de souffle, à travers l'histoire d'un jeune cuisinier qui travaille aux côtés du torero Ignacio Sanchez Mejias, du poète Federico Garcia Lorca et de la danseuse de flamenco La Argentina. Elle plonge dans l'histoire mouvementée de l'Espagne, depuis la libération de la Deuxième République, jusqu'à la guerre d'Espagne et la Seconde Guerre mondiale.


Comment avez-vous imaginé ce personnage de Juan, le héros du livre "Les Sacrifiés" ?

Je voulais une personne proche du trio formé par la danseuse de flamenco La Argentina, le torero Ignacio Sanchez Mejias et le poète Federico Garcia Lorca, quelqu’un qui soit dans leur intimité et j’ai trouvé ce personnage de cuisinier. J’ai voulu un cuisinier particulier, un gitan parce que Federico Garcia Lorca était très proche de ce peuple.


Il vient d’un milieu très modeste et va pénétrer un monde à mille lieues de l’endroit où il est né…

Il vient d’une famille d’analphabètes. Sa mère insiste pour qu’il apprenne à lire. Pendant tout le livre, il a le complexe de l’imposteur. Il se dit qu’il n’a pas sa place au milieu de ces gens-là et va tout faire pour devenir un héros, alors qu’il est déjà un héros mais qu’il ne s’en rend pas compte. Il est propulsé dans un monde qui le satisfait. Il n’est pas apolitique. Ce qu’il a devant lui avant l’arrivée de la Seconde République, il trouve que c’est extraordinaire par rapport à ce qu’il a vécu à Séville.


Comme lui, votre mari Pierre Gagnaire est cuisinier...

En voyant mon mari sortir de la cuisine pour aller en salle, cela m’a fait penser à un torero. J’ai voulu faire quelque chose avec ce geste. Les toreros vivent au milieu des toros, des vaches, des chevaux, avec des odeurs, de la saleté. Un cuisinier sort de sa cuisine, où il y a du gras, des odeurs, un sol glissant et quand il entre en salle, il se redresse, il a un tablier propre. C’est un peu un torero qui entre dans une arène.


Avec "Amour propre", on était en Italie. Avec ce livre, on sent votre passion pour l’Espagne et sa culture…

J’aime bien me baser sur un auteur que j’aime, Curzio Malaparte pour l’avant-dernier livre. Là, c'est Federico Garcia Lorca. Ce sont des personnes dont on connaît les noms, mais pas leurs vies. C’est important, j’ai envie de faire connaître ces auteurs qui me passionnent.





Dans la "Boîte rouge", 5 000 photographies inédites de la guerre d'Espagne

Qu’est-ce qui vous séduit chez Federico Garcia Lorca ?

C’est un gamin. Toute sa vie, il a été un gamin. Il avait cette vision merveilleuse de l’enfance. J’aime aussi ses combats pour les opprimés, non seulement les gitans, mais aussi les Juifs, les femmes, les homosexuels, les noirs quand il est allé à New York.

Dans ses textes, il y a une beauté et une souffrance, cette alliance qui amène au duende. Il est toujours au bord de l’abîme, il prend des risques incroyables. J’aime les gens qui vivent leurs vies à 100 % et qui meurent par conviction, par passion ou par amour.


Les autres personnages, Ignacio Sanchez Mejias et Encarnacion La Argentina, sont également au bord de l’abîme…

Oui, Les Sacrifiés, c’est le peuple espagnol, ce sont tous ces personnages, c’est même Juan qui se sacrifie. Est-ce qu’il fait le bon sacrifice, c’est la question qu’on se pose à la fin… J’aime les gens qui bouffent la vie. Trouver sa source de joie chaque jour et se mettre en quête de cette joie, c’est ce que j’aime dans mes personnages. Ils vivent pleinement leurs passions, leurs convictions, leurs engagements.

C’est pour cela qu’Ignacio Sanchez Mejias revient à la tauromachie. Cet abîme lui manque. Lui aussi a un peu le complexe de l’imposteur quand il est avec les intellectuels et les artistes de la Génération 27. Il a écrit un livre qui n’est pas fantastique et il le savait. Ce livre est une invitation à prendre sa vie en main, à changer de cap, à danser, boire, rire, s’amuser, une invitation à la joie.


Dans ce livre, vous accordez une grande place aux femmes. Dans l’Espagne de cette époque-là, elles se sont affirmées de façon importante…

A un moment, il y a une scène avec deux comédiennes de théâtre. Pour cela, j’ai lu une thèse sur la place des femmes dans le théâtre espagnol avant le franquisme et c’est passionnant. Il y avait une liberté totale. La Seconde République espagnole a apporté le droit de vote, l’avortement, le divorce… Les femmes travaillaient, il y avait des avancées hallucinantes, en avance sur le reste de l’Europe. Le combat était mené par les femmes, qui étaient au milieu des Républicains, elles ont joué un rôle énorme.

Ceux qui lisent le livre apprennent énormément de choses. La littérature doit vous faire voyager, mais pas seulement, c’est important d’avoir un contexte historique très documenté. Je me suis attelé à une tâche pas évidente. Il y a de grands spécialistes de la tauromachie, de l’histoire de la guerre civile, du flamenco ou de la poésie de Garcia Lorca. Et je n’ai que des retours positifs…


Le livre est écrit sans aucune nostalgie, mais vous rendez le lecteur nostalgique d’une époque qu’il n’a pas vécu…

C’est exactement ce que je voulais. J’ai été plongée pendant huit ans dans cette époque et je vivais avec ces gens-là. Quel dommage qu’on soit arrivé dans une société qui est plus portée par le matérialisme que par les idées, le débat, la réflexion et la joie.

Avec l’arrivée de la guerre en Ukraine, les Brigades internationales prennent tout leur sens. C’est la dernière fois que des gens qui venaient de pays totalement différents, qui n’étaient pas menacés, se sont engagés pour la liberté. C’est fantastique, incroyable. C’était porté par une passion que notre société a perdue.

On s’est recentré sur nous-même. On le voit avec le Covid, il fallait se sauver soi-même et sa famille. On se cloisonne de plus en plus, même dans les grands mouvements. Dans le féminisme, se sont créées petit à petit de petites chambres d’écho. Cet élan magnifique s’est perdu dans des causes spécifiques, qui morcellent le mouvement. C’est ce qui s’est passé avec les Républicains, ils ont emporté une victoire phénoménale, ont fait de grandes réformes. Puis petit à petit, les groupes se sont scindés. Le pouvoir rend fou !


Ce qui nous parle dans cette période, c’est la volonté de faire le lien entre une culture exigeante, d’avant-garde et un côté populaire et une vraie envie de partage…

Garcia Lorca veut aller vers le peuple, apporter du théâtre classique, éduquer. A l’époque, une grande partie de la population était analphabète. Il a choisi le théâtre plus que ses poèmes pour aller vers le peuple, alors qu’il parlait du peuple dans sa poésie. C’est comme Ariane Mnouchkine qui allait dans les usines…

Aujourd’hui, on donne au peuple des choses qui lui ressemble, qui ressemble à leur quotidien, on ne montre pas une autre voie. C’est important de faire rêver les gens. Tout commence par un rêve…


Justement, ce que vit Juan, c’est un rêve !

Oui, puis quand il arrive à Paris, il veut se détacher de tout cela parce qu’il a perdu beaucoup de gens qu’il aimait. Il est étranger et veut s’intégrer à ce pays, finalement il est rattrapé par l’Espagne quand il se rend compte que des gens du pays dans lequel il est se battent pour son pays. Il se dit qu’il ne peut pas rester les bras ballants, ne pas retourner en Espagne et c’est Jean Moulin qui va le convaincre. Il se rend compte qu’il a raté toute cette période. Son but, c’est Encarnacion, de la sauver de se brasier.


"Les Sacrifiés", de Sylvie Le Bihan. Editions Denoël, 384 pages. 20 €.


Pour aller plus loin :

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